Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...Al.G. : Fillette sinon rien !
Les dessinateurs apparus après la Seconde Guerre mondiale ont collaboré à de nombreux journaux lancés après le conflit mondial, avant de se fixer dans l’un d’entre eux. Ce n’est pas le cas pour Gérard Alexandre, alias Al.G., lequel a effectué toute sa carrière dans les pages de l’hebdomadaire Fillette. Rencontre avec ce créateur talentueux au trait original qui a fait rêver plusieurs générations de… fillettes.
Gérard Alexandre est né le 9 mars 1914 à Verrières-le-Buisson dans l’Essonne.
Il suit les cours des Arts appliqués de Paris, puis dès le milieu des années 1930 travaille pour les agences de publicité.
Dans le cadre de ces activités, il participe à des campagnes pour la S.N.C.F., Air France, la Régie des tabacs…
La guerre terminée, il publie brièvement des illustrations dans divers supports, puis entre en 1946 à la Société parisienne d’édition (S.P.É.) fondée au début du siècle par les frères Offenstadt.
Il commence par produire des illustrations pour les nombreux magazines de l’éditeur des « Pieds nickelés » : Système D, L’Almanach Vermot, Film complet, Mode du jour… et bien sûr Fillette. (1)
Pour cet hebdomadaire créé en 1909, relancé en 1946, il propose sa première illustration dans le n° 84 (19/02/1948) destinée à « La Caravelle blanche » : une nouvelle de Juliane Ossip.
De plus en plus présent dans les 16 pages que compte le journal, il se voit confier la lourde tâche de reprendre les aventures de l’Espiègle Lili.
Héroïne emblématique de Fillette, Lili a été créée en 1909 par Jo Valle et André Vallet, poursuivie par André Galland et sublimée par René Giffey à partir de 1921, avant de céder sa place à « La Petite Shirley » en 1936.
Dans un premier temps, sans abandonner le vieux système des longs textes explicatifs placé sous les images, Al.G. redonne un sérieux coup de jeune à la blonde Lili.
Elle s’offre une sacrée bande de nouveaux compagnons : l’exubérant professeur de sanscrit Monsieur Minet, Bob son éternel fiancé américain, Rarahu le perroquet teigneux et bavard, Gédéon le photographe rondouillard, sa tante la snob madame de Saint-Herbu et ses deux affreuses filles qu’elle veut à tout prix marier…
Comme les autres héros de la S.P.É. (« Bibi Fricotin », « Les Pieds nickelés », « Oscar », « Charlot »…), Lili parcourt le monde, exerce mille métiers…
Au fil des années, la gosse délurée prend de la bouteille et mène la vie mouvementée des jeunes filles modernes de son âge.
Le premier épisode, « Lili voyage », commence dans le n° 118 (28/10/1948) de Fillette pour se terminer dans le n° 161.
Ses aventures se poursuivent pratiquement sans interruption, à raison d’une ou deux pages hebdomadaires.
Elles prennent fin dans le n° 76 (juillet 1972) de 15 Ans, lointain successeur de Fillette, avec l’épisode « Lili et Captain Cramm ».
Au cours de ces 24 années bien remplies, Lili aura eu le temps de vivre 46 aventures de 44 pages, soit un total de 1 964 planches toutes dessinées par Al.G..
Les premiers scénarios aux longs pavés de textes placés sous les images sont écrits par Bernadette Hieris qui, selon certains historiens de la BD, est un pseudonyme du prolifique René Thévenin. Très vite, à partir du sixième épisode (« Au pays des lions »), Lili va s’exprimer par bulles, le texte sous l’image ne disparaissant tout à fait qu’à l’aventure suivante : « L’Espiègle Lili au travail ».
Paulette Blonay intervient à partir de l’épisode « Lili à Deauville » qui démarre dans le n° 694 (05/11/1959) de Fillette.
Entretemps, la revue est rebaptisée Fillette jeune fille et le grand dessin de couverture est, hélas !, remplacé par une banale photo.
À l’exception de « Lili en Angleterre » et de « Lili bandit corse », toujours signés Bernadette Hieris, puis de « Lili et la tarasque » écrit par Lorena, c’est Paulette Blonay qui imagine toutes les aventures de Lili.
Après leur publication dans Fillette, ces histoires sont réunies dans une série de 46 albums brochés au sein de la célèbre collection des Beaux Albums de la jeunesse joyeuse.
Sans cesse réédités par la S.P.É., ils seront en partie repris avec des couvertures cartonnées par les éditions Vents d’Ouest de 1992 à 2006, puis intégralement à partir de 2015 par Hachette collections.
Malade, Gérard Alexandre ne propose plus de nouveaux épisodes après « Lili et Captain Cramm » dont l’album sort en 1974.
Il faudra attendre 1980 pour retrouver le personnage sous le crayon de Jacarbo (Jacques Arbeau) qui réalise neuf épisodes (scénario de Paulette Blonay).
Puis Jo Martin lui succède le temps de deux récits dont l’épisode n° 58 et dernier, « Lili et le retour de la bête » publié en 1988.
Une tentative de relance du personnage par les éditions Vents d’Ouest est proposée en 1996.
Lili est dessinée par Anne Chatel, mais l’expérience se solde par un échec après seulement deux épisodes.
Al.G. a réussi à la performance d’imposer sa vision du personnage tout en conservant dans un premier temps les codes d’origine.
Puis, en tirant un trait sur le passé en abandonnant définitivement les encombrants textes sous les images en 1952.
Son trait évolue : ses mises en page audacieuses et son dessin d’une grande modernité bousculent les codes de la sage bande dessinée pour filles.
Mieux, il ose proposer des pleines pages aux actions simultanées qui ne sont pas sans évoquer les futures planches du « Philémon » de Fred.
Notons que jusqu’à l’épisode « Lili et le diamant Luck », publié en 1966, ses dessins sont présentés sans cadre.
Dans les pages de Fillette, Gérard Alexandre ne se contente pas d’animer « Lili » qui demeure son œuvre la plus marquante.
Il poursuit les aventures de deux autres personnages forts appréciés des jeunes lectrices.
Curieusement, ce sont deux reprises de séries en provenance des États-Unis qu’il adapte avec une aisance remarquable.
Apparue dans le n° 36 de Fillette (13/03/1947), « Pauvre Aggie » est à l’origine un strip quotidien créé par Hal Rasmusson, produit par le Chicago Tribune New York Syndicate depuis le 8 septembre 1946.
Baptisée « la Cendrillon moderne », Aggie Mack est une jeune Américaine qui subit les brimades de sa demi-sœur Mona lorsque son père, le brave commandant Mack, capitaine au long cours, est en mer.
Ses amis, sa vie d’écolière, ses petits boulots, ses joies, ses peines sont évoqués avec justesse et humour.
Publié en France sous le titre « Pauvre Aggie », ce strip est proposé pratiquement sans interruption dans Fillette, puis dans Paul et Mic et 15 ans jusqu’au n° 91 (avril 1973) de ce mensuel.
Al.G., qui dans un premier temps adapte au format BD les strips pour la version française (lettrage, retouches des images), ajoute parfois quelques pages inédites lorsque le matériel américain vient à manquer pour les albums n° 12 à 19.
Il en assure la réalisation graphique complète dès l’album n° 20, « Aggie chef de classe », dont les pages sont publiées du n° 8 (juin 1966) au n° 19 de 15 ans.
Les scénarios, bien que remplis de bons sentiments, ne manquent pas d’intérêt, puisqu’écrits par l’excellente Paulette Blonay.
Moins audacieuse que pour « L’Espiègle Lili », la mise en page est classique : dans l’esprit du créateur américain et de son successeur Roy Fox.
Jusqu’en 1973, Al.G. anime seul six longs épisodes et en démarre un septième dans les n° 91 et 92 de 15 Ans (avril-mai 1973). Malade, il abandonne à la huitième page.
Ce seront, à notre connaissance, les huit dernières pages réalisées par ce dessinateur pour Filletteet ses successeurs.
Une collaboration de 25 ans dans un journal bien ingrat qui ne signalera même pas sa disparition le 8 septembre 1974. Sous le titre « Aggie et l’opération survie », ces huit pages seront redessinées par Pierre Lacroix (« Bibi Fricotin ») qui termine l’album sans prépublication, mais proposé en librairie en 1979. Les histoires de la série « Aggie » dessinées par Al.G. seront rééditées en albums cartonnés par les éditions Vents d’Ouest, de 1997 à 2000.
Les aventures d’un autre héros venu de chez l’oncle Sam, Miki (créé en 1947 par Bob Kay pour le Geo Matthews Adams Service), sont publiées à partir de1948 par Fillette.
Miki, un jeune garçon timide et curieux, est le seul à pouvoir « voir » l’Oncle Harry, petit génie malicieux et invisible pour les autres.
Le matériel américain épuisé, Al.G. succède à Bob Kay avec « Les Nouvelles Aventures de Miki » publiées par Fillette à partir du n° 427 (23/09/1954).
Une fois encore, il adopte avec aisance le trait rond et bon enfant du créateur, le temps de réunir les pages pour ajouter trois albums à la collection, qui en compte neuf, au sein des Beaux Albums de la jeunesse joyeuse : « Miki et monsieur Bond », « Miki et monsieur Shylook » et « Miki s’amuse », publiés en 1956.
Menant trois séries de front, Al.G. trouve encore le temps de réaliser plusieurs dizaines de couvertures superbes, d’illustrer des nouvelles et des rubriques, d’animer des concours… Il met en images les « Fables de La Fontaine » et des œuvres célèbres (« Le Loup et la cigogne », « Les Précieuses ridicules », « Le Cid », « Britanicus »…),
propose des strips culinaires ou nous apprend l’anglais et l’espagnol en BD avec « Promenade in England » (à partir du n° 678) et « Promenade por Espanà  » (à partir du n° 805).
Pour 15 Ans, il présente de courts récits en utilisant un trait plus réaliste : « Marie Harel » (n° 5, février 1966), « Rachel la grande tragédienne » (n° 13), « Une étrange destinée » (n° 19)…
On lui doit aussi une collaboration régulière aux numéros hors-série de Fillette : publications annuelles, dès 1952, puis trisannuelles et enfin trimestrielles jusqu’en 1961.
Pour ces fascicules de 52 pages, proposés à Noël, Pâques, pour les vacances et à la rentrée des classes, il livre de superbes couvertures, les sommaires, des jeux, des illustrations et même des publicités pour les albums de l’éditeur placées en dernière page.
De 1948 à 1953, « L’Espiègle Lili » y vit de courtes aventures inédites dans les albums.Bien que jamais confirmé, il est probable qu’Al.G. soit l’auteur des facéties de Noune, signées du pseudonyme Ninon.
De courts récits délirants, en cinq bandes et sans la moindre parole, dont la mise en page rappelle les gaufriers de nos BD modernes. Présente de 1949 à 1958, cette autre espiègle qu’est Noune vit à la campagne et affronte, avec humour, les problèmes du quotidien qui se posent à elle.
 Bien que moins présent dans ce supplément à Fillette à partir de 1958, Al.G. publie quelques adaptations de fables et quelques histoires réalistes : « Anne de Bretagne », « Emily Bronston », « Hélène Boucher »…
En juillet 2020, cet article se termine alors par une énigme, car même les dessinateurs aux carrières les plus limpides peuvent eux aussi intriguer.
En 1951, dans Fillette, apparaît une signature mystérieuse sur des illustrations de nouvelles et sur les couvertures des n° 336 (15/12/1953) et 390 (07/01/1954).
Le trait de ce Luco, c’est son patronyme, est tellement proche de celui d’Al.G. qu’il n’était pas idiot de penser que les deux auteurs ne font qu’un.
D’autant plus qu’il disparaît du journal, sans apparaître en d’autres lieux, au milieu des années 1950.
Or, en novembre 2021, l’un de nos lecteurs nous confirmait (voir le forum ci-dessous) que notre dessinateur utilisait bien le pseudonyme de Luco (qui n’était autre que le diminutif du prénom de sa fille Luce Claude) pour signer ces planches à ce moment-là . Voilà donc un mystère de résolu grâce à lui !
Terminons avec la seule infidélité faite envers Fillette par Gérard Alexandre.
Infidélité est un bien grand mot puisqu’il la commet dans les pages de Joyeuse Lecture : un mensuel lancé en 1956 par la S.P.É. dont les « Pieds nickelés » sont les vedettes.
Petit bonhomme timide et maigrichon, deux cheveux plantés au milieu du crâne, Hercule Malabar, qui vit seul avec son chien Achille, se sent du vague à l’âme.
Une annonce lui permet de trouver une compagne : Guinguette. Aussi monstrueuse qu’il est fluet, Guinguette est une maîtresse femme qui passe son temps à le martyriser, mais il en redemande.
Ce couple insolite, que n’aurait pas renié Albert Dubout, vit quatre aventures à partir de 1956 : « Le Mariage d’Hercule Malabar », « Hercule Malabar en avion », « Hercule Malabar disparaît » et « Hercule Malabar voit du pays ».
Elles sont réunies après publication dans Joyeuse Lecture dans une série de quatre albums non datés, probablement parus entre 1956 et 1960, dans la collection des Beaux Albums de la jeunesse joyeuse.
Un cinquième épisode, « Hercule Malabar fait de la politique », publié dans les numéros spéciaux de Joyeuse Lecture en 1960 et 1961, demeure inédit en album.
Les scénarios d’un humour quelque peu daté sont signés Jean Sylvère, pseudonyme de René Thévenin que pratique déjà Al.G. puisqu’il signe également sous l’alias de Bernadette Hiéris.
Le dessin est d’une grande simplicité, plus proche celui de Ninon pour « Noune » que de celui plus travaillé de « l’Espiègle Lili ».
Pour être complet, signalons sa participation à « Monsieur Poum et mademoiselle Prudence » : ouvrage broché non commercialisé de 32 pages, proposé en 1953 par la Fondation nationale du sauvetage.
Il en a signé la couverture et la plus grande partie des illustrations, aux côtés de ses confrères Jean Trubert et René Pellos.
Ce sont plus de 3 000 pages qu’Al. G. a publiées en un quart de siècle. Toujours soucieux de coller avec son temps, il a fait évoluer son dessin au grès des modes et des goûts de ses jeunes lectrices.
Sous son crayon, « L’Espiègle Lili » a connu une seconde vie dont il n’a pas à rougir, bien au contraire.
Contrairement à nombre de ses confrères tombés dans l’oubli, les récentes rééditions de ses albums par Vents d’Ouest, puis par Hachette collections (voir « Lili » toujours espiègle…), permettent à de nouvelles générations de lecteurs de savourer ses histoires au charme désuet.
Henri FILIPPINI
Relecture, corrections, rajouts et mise en pages : Gilles RATIER
(1) Voir nos « Coins du patrimoine » consacrés à ce périodique : Fillette avant-guerre : 1909-1942 (première partie), Fillette avant-guerre : 1909-1942 (deuxième partie), Fillette avant-guerre : 1909-1942 (troisième et dernière partie), Fillette après-guerre, première série : 1946-1953 (1re partie), Fillette après-guerre, première série : 1946-1953 (2e partie), Fillette, suite et fin : 1954-1964 (première partie) et Fillette, suite et fin : 1954-1964 (deuxième partie).
N’hésitez pas non plus à consulter nos autres récents « Coins du patrimoine » consacrés aux auteurs oubliées de la bande dessinée française des années cinquante-soixante : Claude Pascal, le boulimique ! (première partie), Claude Pascal, le boulimique ! (deuxième partie), Maxime Roubinet : l’exotisme au cœur de la grande Histoire…, Pierdec : classique et réaliste… (première partie), Pierdec : classique et réaliste… (seconde et dernière partie), Yvan Marié : la bande dessinée au féminin…, Solveg : le mystère Solange Voisin…, Robert Moreau : la rondeur et l’humour…, Dut : la modestie d’un grand… (première partie), Dut : la modestie d’un grand… (deuxième partie), Janine Lay : profession dessinatrice…, Jacques Devaux : le dessinateur masqué !, Marc-René Novi : une carrière contrariée… (première partie), Loÿs Pétillot : Bayard fut son royaume…, Jan-Loup : un dessinateur aussi mystérieux que talentueux…, Jacques Blondeau (première partie) : dessinateur au quotidien…, Jacques Blondeau (deuxième partie) : de la presse quotidienne aux revues pour la jeunesse…, D’Arabelle à Pat’Apouf : Jean Ache (première partie), D’Arabelle à Pat’Apouf : Jean Ache (deuxième partie), Érik le prolifique ! (première partie), Érik le prolifique ! (deuxième partie), etc.
Très intéressant ! Merci Henri.
La signature Luco est le diminutif du prénom de sa fille Luce Claude que je connais très bien.Il est enterré dans mon village dans le 01 où il possédait une maison de campagne et où sa fille vient à chaque période de vacances.
Merci pour cet apport important.
Voilà donc un mystère de résolu grâce à vous : notre dessinateur utilisait donc bien le pseudonyme de Luco (le diminutif du prénom de sa fille Luce Claude) pour signer ces planches à ce moment-là !
Nous allons adapter le texte de base…
Encore mille mercis !
La rédaction
Je souhaite également vous remercier et j’en profite pour vous demander s’il vous était possible de nous en dire plus sur Al. G dont nous savons peu de choses (vous ou la fille du dessinateur que vous semblez bien connaître) : ses études, ses rapports avec la SPE, sa brutale disparition…
Ceci afin de nourrir un peu mieux notre texte.
Merci d’avance !
Henri FILIPPINI