Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...Fillette avant-guerre : 1909-1942 (troisième et dernière partie)
Suite et fin de la reprise du dossier de Michel Denni consacré à Fillette, le premier petit illustré féminin, et publié à l’origine dans Le Collectionneur de bandes dessinées (au n° 94 daté de l’été 2001). Pour consulter les deux premières parties, cliquez ici : Fillette avant-guerre : 1909-1942 (première partie) et ici : http://bdzoom.com/98799/patrimoine/fillette-avant-guerre-1909-1942-deuxieme-partie-2/
Calvo et Jobbé Duval ou la fascination du baroque.
Autre innovation dans Fillette : à partir de février 1939, les textes qui encombraient la Une s’espacent peu à peu pour laisser la place à un dessin pleine page en couleurs annonçant le roman.
Deux illustrateurs de talent, Edmond-François Calvo (voir aussi Le réalisme chez Calvo) et Jobbé-Duval, vont alors réaliser de véritables petites œuvres d’art, très appréciées de nombreux collectionneurs ou amateurs éclairés qui les recherchent encore de nos jours chez les antiquaires afin de les exposer sous cadres.
Après la faillite de l’auberge qu’il tenait en Normandie à Fleury-sur-Andelle, Calvo vient de décider d’embrasser la carrière de dessinateur à temps plein. Il commence dans Fillette, en ce mois de juillet 1938, en illustrant le roman « Abandonné » de Régine Véran.
Par la suite, dans un style étonnamment moderne pour l’époque, il en réalisera sept autres jusqu’en novembre 1941, toujours à la une et en pages centrales, multipliant la variété des plans, utilisant l’effet zoom ou le cadre rond pour mettre en valeur un événement essentiel du récit, présentant ses personnages dans des poses baroques avec des gestes et des attitudes souvent poussés à l’extrême, juxtaposant jaune, vert, bleu et vermillon avec une remarquable maîtrise dans le choix des couleurs, élaborant en fait ces premières pages comme autant de petites œuvres d’art.
La fascination visuelle qui en résulte a dû marquer la plupart des jeunes lectrices de l’époque, charmées, mais aussi anxieuses, de se retrouver interpellées par ces personnages aux trognes comiques ou effrayantes qui semblent marcher vers elles,
ces arbres terrifiants aux branches noueuses et aux racines serpentantes, tout un décor expressionniste amplifié par des ombres inquiétantes et démesurées.
Un seul illustrateur rivalise alors avec Calvo, l’excellent Félix Pol Jobbé-Duval (1).
Il a mis en images de nombreux contes pour enfants et des romans populaires chez Fayard, Ollendorf, Boivin et cie, Tallandier, Albin Michel, etc.
Dessinateur humoriste apprécié dans Le Frou-Frou (1902), Fantasio (1908-1913), Le Rire (1909-1917), etc., c’est aussi un aquarelliste de talent.
Dans un style pittoresque, géométrique et très épuré où, comme chez Calvo, le décor participe souvent à l’action, il élabore lui aussi de superbes premières pages couleurs dans Fillette, en 1939 et 1940.
Paul d’Espagnat et le comique à grosse tête.
Paul d’Espagnat qui signe aussi I. Béric, IB ou S. Pania (2) fait ses premières armes comme dessinateur humoriste dans L’Imagier dès 1894.
Puis, il collabore au Frou-Frou (1900-1904), au Pêle-Mêle (1900-1920), au Bon Vivant (1901-1906) et surtout à La Jeunesse illustrée (1903-1935) et aux Belles Images (1904-1936) dont il est d’ailleurs un temps directeur artistique.
Outre certaines couvertures colorées de l’Almanach de Fillette et un strip éducatif hebdomadaire (« Catherine, petite fille modèle »), il signe dans la revue de la S.P.E. deux agréables bandes comiques : « Les Galéjades d’Olivette de Marseille » (1939-1940) suivies de « Mlle Risquetout » (1940–1941).
La première, sous le pseudonyme I. Béric, met en scène une petite fille à grosse tête qui passe son temps à se vanter ou à monter des farces ; la seconde, « Mlle Risquetout », conte les mésaventures d’une gamine qui déclenche des catastrophes en série en voulant bien faire.
Elles ont toutes les deux de faux airs de Betty Boop ce qui n’étonne pas quand on sait que d’Espagnat était passionné de dessin animé, notamment dans Les Belles Images en 1934-35 avec une très disneyenne rubrique : « Page des juniors ».
Les têtes, disproportionnées par rapport au reste du corps, semblent un héritage des caricaturistes fin du XIXe début XXe comme Caran d’Ache, Tybalt ou Raymond Tournon.
Thomen et la loufoquerie atypique.
Raoul Thomen (1876-1950) est déjà un dessinateur humoriste reconnu avec près de quarante années de carrière derrière lui lorsqu’il débute dans Fillette en 1938 avec « Blanche-Neige ». Il a, en effet fait ses premières armes dans La Plume et dans Le Sourire dès 1899 et collaboré ensuite au Pêle-Mêle (1901-1929), à L’Illustré national (1902-1913), à La Vie amusante (1903), au Rire (1910-1915), au Jeudi de la jeunesse (1910), à L’Épatant (1921-1839), etc. Mais sa grande œuvre est le cycle des « Aventures acrobatiques de Charlot », parues de 1921 à 1939 dans Le Cri-Cri, puis dans Boum, L’As et L’Épatant (3).
Vaguement inspiré des frères Grimm, le « Blanche-Neige » de Thomen est une œuvre atypique, selon la formule de Claude Beylie (4), n’ayant strictement rien à voir avec le film de Walt Disney qui triomphe à la même époque sur les écrans français.
Point ici de nains chantant et dansant à qui mieux mieux, mais des lutins ricaneurs et plutôt malveillants affublés de noms de guerre ; point de mignardises bucoliques avec douces biches et gentils faons, mais des singes survoltés, un corbeau qui laisse tomber volontairement le fromage de la fable sur la tête du renard, une chouette ingurgitant des vers luisants, un loup croqueur de brebis, un chien géant nommé Mâchefer, un aigle, un kangourou, un sanglier, tout un bestiaire insolite et paradoxal d’une exceptionnelle loufoquerie.
Comme toujours chez Thomen, les personnages sont cadrés en plan rapproché et se présentent de face, souvent avec des pieds trop grands, ce qui accentue leur aspect clownesque.
           « Blanche-Neige » est malheureusement alourdie par un copieux récitatif qui disparaît cependant dans la seconde bande de Thomen : « Mademoiselle J’ordonne », publiée dans Fillette à partir de décembre 1939, où tous les dialogues sont enfin inclus dans des bulles.
Il s’agit des aventures d’une insupportable petite fille, quelque peu mégalomane, qui passe son temps à exiger que son entourage fasse ses « 36 volontés » (sic).
Celui-ci réagit en lui montant des farces, prétexte à des gags plus loufoques les uns que les autres, un bouc allant même jusqu’à encorner la croix gammée peinte sur une roulante de scouts au n° 1668 du 10 mars 1940.
Censure, drôle de guerre et aryanisation.
Car il ne faut pas oublier que nous sommes en guerre depuis septembre 1939. Drôle de guerre au demeurant, dont personne ne semble se soucier dans la presse pour jeunes, hormis par quelques allusions humoristiques dans des bandes comiques. On est loin du déchaînement « anti-boches » du précédent conflit mondial.
Mais la censure veille pourtant, car dans le n° 1645 du 1er octobre 1939, on trouve en page 2 un gros titre « Censuré » et l’annonce que « Le Sac à malices », c’est-à -dire le courrier des lecteurs est supprimé.
Il ne reparaîtra pas avant janvier 1940, limité à des réponses de la marraine (la rédaction) qui précise que les correspondances entre filleules (les lecteurs) sont interdites par la censure.
À noter une rubrique « Lettre à mon papa démobilisé » à partir du n° 1655 du 10 décembre 1939.
Le 14 juin 1940, les troupes allemandes pénètrent dans Paris. Fillette va s’arrêter un temps au n° 1682 du 16 juin 1940 et ne reprendra sa parution que quatre mois plus tard, le 13 octobre, avec un nouveau n° 1682.
Entre-temps, dès le 30 août, les frères Offenstadt ont cessé toute activité dans la gestion de la S.P.E., ce dont se réjouit la Propaganda-Abteilung qui déclare : « la maison d’édition juive Offenstadt, qui a été réquisitionnée et gérée par un homme de confiance français depuis quelques semaines, a repris sa production de publications récréatives dont le contenu est dorénavant épuré. » (5)
Le journal sera par ailleurs définitivement « désaméricanisé » avec la suppression du sous-titre Le Journal de Shirley, lorsque la bande s’arrête en janvier 1941.
Et les Offenstadt ne seront plus membres du conseil d’administration de la S.P.E. qui se réunit le 31 décembre 1940, tandis que leurs biens sont dispersés entre les mains de six administrateurs différents de 1941 à 1944.
Cette aryanisation réussie se conclura par la déportation et le décès à Drancy de Nathan Offenstadt le 5 mars 1944…
Mat et la loufoquerie frénétique
Cependant, malgré ces épisodes tragiques, les enfants de la guerre doivent continuer à rire et à s’amuser en ces temps difficiles. La naissance d’« Oscar le petit canard » y contribuera : un palmipède totalement speedé, surgissant ou plutôt crevant la une du n° 1696 du 19 janvier 1941, tels « es Pieds nickelés », trente-trois ans plus tôt, dans L’Épatant.
Son créateur, Mat (1895-1982), a commencé comme dessinateur en 1917 dans Le Carnet de la semaine.
On le retrouve ensuite dans Le Pays (1919-20), au Canard enchaîné (1921), Ric et Rac où il publie « Pitchounet » (1930-1940) et « Monsieur Soupolait » (1938-1940).
À la S.P.E., il signe « César-Napoléon Rascasse » dans L’Intrépide (1934), « Laurel et Hardy » dans Cri-Cri (1934). Il collabore par ailleurs au Journal amusant, au Rire, à L’Os à moelle de Pierre Dac (1937), etc. (6)
           Le turbulent volatile vit de frénétiques aventures de la plus haute loufoquerie (qu’il commente d’ailleurs à l’occasion) à raison d’une planche en couleurs par numéro en dernière page et ce jusqu’à la fin du journal. Au début, il habite dans une ferme chez de braves agriculteurs, où il participe à des gags essentiellement animaliers.
Puis, il décide de partir seul en train à Paris en novembre 1941, débarque à la Gare Montparnasse et, après avoir dévoré des poissons rouges dans le jardin des Tuileries, fait la connaissance d’une petite fille, Josette, au n° 1742 du 7 décembre 1941. Dès lors, devenu son protégé, il affronte une institutrice et non pas la terrible tante Zulma qu’il ne rencontrera qu’après la guerre dans la nouvelle série de Fillette.
Le dessin expressif, dynamique et particulièrement efficace de Mat, aux décors truffés d’accessoires participant souvent aux gags, s’accorde à merveille avec le caractère impulsif du canard.
Celui-ci remportera un énorme succès avec pas moins de 19 albums papier édités à la S.P.E. de 1947 à 1956 et continuera à vivre après la guerre bien au-delà de la nouvelle série de Fillette, terminant ses trente années de carrière dans Le Journal de Bibi Fricotin, en 1972.
Pinchon et la douceur de vivre
Autre nouvel auteur dans Fillette en ces temps d’occupation : Joseph Porphyre Pinchon (1871-1953), le créateur de « Bécassine » dans La Semaine de Suzette en 1905.
Il a aussi conçu « Frimousset » dans L’Écho de Paris à partir de 1920, « La Famille Amulette » (1929) et « Grassouillet » (1931) dans Benjamin.
Il signe ici « Primerose et Rosalie », une bande avec texte sous l’image mettant en scène une petite citadine fille de crémière et une sauvageonne de la campagne qui ne pense qu’à faire des farces.
L’histoire est parsemée de médaillons jumeaux afin de grossir un détail pris dans une scène, toujours montrée en plan général, avec personnages « en pied », comme au théâtre.
Allergique à l’agitation, contrairement à Mat et à son canard, Pinchon dépeint des décors champêtres qui respirent le calme et la douceur de vivre. Rien de mieux en ces temps difficiles pour rassurer les enfants de la guerre.
La fin de Fillette et l’hécatombe de 1942
Lors de la reprise de Fillette, en octobre 1940, l’une de ses concurrentes, La Semaine de Suzette, a cessé de paraître en juin de la même année. De leurs côtés, Âmes vaillantes et Bernadette, destinées aux petites filles catholiques, ont préféré se replier en zone libre : la première à Lyon, la seconde à Limoges. Il ne reste donc plus en territoire occupé que Fillette de la S.P.E. et Lisette des éditions de Montsouris (elles aussi aryennisées). Toutefois, lorsqu’en juin 1941, un troisième hebdomadaire pour fille, Le Journal de Taty, est fondé par les éditions Flammarion grâce à deux Russes blancs, Tatiana et Dimitri Rebikoff, pourvus de solides appuis à la Propaganda Staffel, on peut espérer un temps que la presse féminine pour jeunes va prendre un nouvel essor en zone Nord.
Mais début 1942, en raison du durcissement du conflit sur le front de l’Est, le papier commence à se faire rare. Il va, de ce fait, se trouver sévèrement rationné et réservé désormais en priorité aux journaux allemands de propagande ou français collaborationnistes.
La presse pour jeunes est sacrifiée et voit brutalement son contingentement de papier tomber des deux tiers par rapport à celui de 1938. En quatre mois, tous les titres destinés aux garçons, comme aux filles, vont alors périr asphyxiés.
Les premiers touchés sont les éditions Théophraste Renaudot : Les Grandes Aventures s’arrêtent le 27 janvier, Gavroche le 5 février.
Puis Le Journal de Taty, dont le directeur René Risse refuse les offres de la Propaganda Staffel de publier des photos de propagande pour survivre, se saborde le 17 du même mois.
En mars, l’hécatombe atteint d’abord la S.P.E. : Junior disparaît le 5, Fillette le 8, précédant Fanfan la Tulipe — pourtant très Révolution nationale — le 9.
Puis, c’est le tour des éditions de Montsouris avec Lisette le 15, Pierrot le 18.
Les éditions Mondiales de Cino Del Duca (heureusement en partie délocalisées en zone sud) stoppent leur Hurrah ! parisien le 16 avril et L’Aventureux le 3 mai.
À partir de cette dernière date, ce sera le vide absolu dans les kiosques en 1942 en zone occupée, jusqu’en décembre où Del Duca tentera un come-back avorté sur trois numéros avec E.T.C..
Fillette disparaît avec panache en adoptant, à partir de l’avant-dernier numéro, un format géant, tout en réduisant le nombre de ses pages de 16 à 4.
Puis, la rédaction jette l’éponge au n° 1755 avec un éditorial de la Marraine intitulé : « Confiance et Espoir », promettant une reparution prochaine.
Après un tiers de siècle à distraire les petites filles grâce à des artistes de talent venus pour la plupart de la presse frivole ou polissonne des années 1900 et reconvertis dans le merveilleux ou le fantastique, dans l’humour burlesque ou la loufoquerie frénétique, Fillette méritait mieux que de terminer sacrifiée par la Propaganda Staffel sur l’autel du contingentement de papier.
Heureusement, ce ne sera pas la fin définitive de la publication, puisqu’elle renaîtra de ses cendres après la Libération avec des dessinateurs tout aussi prestigieux, des bandes tout aussi attrayantes, pour la plus grande joie d’une nouvelle génération de jeunes lectrices.
Michel DENNIÂ
Mise en pages et mise à jour du texte : Gilles Ratier
(1) Voir « Félix Jobbé Duval » par François Ducos, dans Rocambole n° 2 (1997).
(2) Voir « France-Soir jeudi » par Michel Denni, dans Le Collectionneur de bandes dessinées n° 88 (1999).
(3) Voir « Essai de bibliographie de Thomen », dans Le Collectionneur de bandes dessinées n° 92 (2000) et Charlot a cent ans !.
(4) Voir « Une œuvre atypique de Thomen : Blanche-Neige » par Claude Beylie, dans Le Collectionneur de bandes dessinées n° 92 (2000).
(5) Voir « Des éditeurs dans la tourmente : Jacques May et les frères Offenstadt les réprouvés » par Thierry Crépin, dans Le Collectionneur de bandes dessinées n° 86 (1998).
(6) Voir « Bibliographie des bandes dessinées de Mat » par P. Guérin et Claude Guillot, dans Le Collectionneur de bandes dessinées n° 36 (1983).
« Abandonné » — Régine Véran (n° 1581 à 1598)
« La Petite Bûcheronne » – Pierre Adam (n° 1605 à 1625)
« Mimidou » – Mona Hana (n° 1626 à 1634)
« La Fleur enchantée » – Régine Véran (n° 1645 à 1656)
« La Cousine de « l’Éléphant blanc »Â » – Pierre Mariel (n° 1653 à 1669)
« Petite Marquise » – Jo Valle (n° 1681 et 1682 du 16/6/1940 – interruption)
« La Petite Fille aux fauves » – Simone Saint-Clair (n° 1682 du 13/10/1940 à 1703)
« Petite Marquise » – Jo Valle (reprise – n° 1706 à 1734)
« Loulou 1ère princesse régnante » – Paul Castelle (n° 1735 à 1740)
CONTES PARUS SUR UN NUMÉRO ILLUSTRÉS PAR CALVO
N° 1678 (+ couv.), n° 1685 (+ couv.), n° 1687 (+ couv.), n° 1716, n° 1717, n° 1723, n° 1732, n° 1733.
Merci à Michel Denni pour ce travail important. Pour ma part, je suis une passionnée de Félix Jobbé duval dont il fait l’éloge dans cet article. Ayant collectionné les numéros de Fillette où il a travaillé, je me suis souvent posé la question des dates d’interruption de parution de ce journal pendant la seconde guerre. Voilà des réponses intéressantes. A noter que Jobbé duval a repris son travail pendant de longues années ensuite.