« Surplouf » par Jean Cézard : quand le pirate rit !

Apparu le 1er octobre 1973 dans Pif gadget (n° 240), le « Surplouf » de Jean Cézard est une évidente parodie des aventures maritimes vécues par Robert Surcouf (1773 – 1827), corsaire redouté et qui deviendra l’un des plus puissants armateurs de Saint-Malo. Dans cette dynamique série, c’est un adolescent qui se retrouve à la tête d’un savoureux équipage d’enfants, à bord du galion La Belle Émilie. Qu’il s’agisse de libérer un prisonnier des geôles de Sir Grotif, le gouverneur de la Barbade, ou de ravir un trésor sous le tricorne du vil capitaine Carnass, la petite troupe farceuse n’en finit plus de renverser les codes du genre, à grands coups de canons et autant de salves rigolotes…

Jean Cézard (1924 - 1977)

Couverture et extrait de "Brik", série rééditée par les éditions du Bleu et Noir (diffusion Le Coffre à BD) en 2009.

Né le 23 mars 1924 à Membray (Haut-de-Saône), Jean Cézard débute dans la presse en 1944 avec quelques dessins humoristiques et publicitaires. Il est présent en 1946 à la fois dans Mon journal (« Les Mirobolantes Aventures du professeur Pipe »), dans Francs-jeux (« Monsieur Toudou ») et aux éditions SAETL avec plusieurs récits complets, dont « Aux prises avec les pirates » en février 1948 ; ce récit en 12 planches constituant alors le deuxième volet des aventures du héros Pillul (créé en 1946 pour le magazine jeunesse Pic et Nic) au XVIIIe siècle. Passé aux récits réalistes et romancés en 1948, Cézard entamera notamment en mars 1949 la série « Brik », laquelle se transformera en fascicules (rebaptisés Brik-Yak à partir du n° 19 en avril 1950) publiés par l’éditeur de petits formats Aventures et Voyages. Scénarisée par Marcel Navarro (sous le pseudonyme américanisé de J.-K. Melwyn-Nash), cette série narre les aventures de Brik de Grimonpont, un noble français contraint de devenir corsaire pour le roi de France. Réédité en 1958 et poursuivi par différents dessinateurs jusqu’en 1987, « Brik » fait comme il se doit la part belle à la flibuste (genre très représenté en BD !), aux scènes d’abordage, aux combats de sabres, aux coffres bourrés de pièces d’or et aux navires voguant toutes voiles d’or sur un océan ensoleillé ou tempétueux. Le héros des mers, dont la musculature et les prouesses n’ont rien à envier à celles de Tarzan, est dans le droit fil des archétypes flamboyants mis à l’écran par Hollywood dans les années 1930 – 1960 : Errol Flynn dans « Capitaine Blood » et « L’Aigle des mers » (Michael Curtiz, 1935 et 1940), Gregory Peck dans « Capitaine sans peur » (Raoul Walsh, 1951) ou Burt Lancaster dans « Le Corsaire rouge » (Robert Siodmak, 1952). Au dessin, Cézard fait aussi des prouesses, dans un style aussi lisible que détaillé, digne des planches de Burne Hogarth ou de Will Eisner, lequel met en scène dès 1936 « Hawks of the seas » (« Les Boucaniers », voir l’article de Cecil Mc Kinley consacré à la réédition intégrale proposée en 2017).

De la représentation de la flibuste dans "Arthur, le fantôme justicier"... ; couvertures pour "Sur la mer calmée" (Vaillant, 1964) et "Arthur et les rois de la Flibuste" (éd. du Kangourou, 1974)

Ayant rejoint la rédaction de Vaillant au début des années 1950, Cézard y lance plusieurs séries d’aventures historiques réalistes, dont « Les Compagnons de la section noire » fin novembre 1951. La plupart de ces histoires paraissent alors dans Caméra 34, un supplément poche de Vaillant publié entre avril 1949 et janvier 1955. Moment-clé dans la carrière de l’auteur, la création en janvier 1954 d’« Arthur le fantôme justicier » (sur une idée du rédacteur en chef Roger Lécureux) inaugure une nouvelle et durable période humoristique. Le succès d’Arthur devra tout à sa bonne humeur, à sa longévité (jusqu’à la mort de l’auteur en avril 1977) et à ses ambiances. Aguerri par ses travaux réalistes, Cézard n’hésitera ni à remplir ses planches d’une foule de personnages et de détails, ni à y insérer un ensemble de thèmes qui lui sont chers : savants farfelus, inventions délirantes, moyen âge, far-west, préhistoire… et flibuste. Cette dernière est très présente par exemple dans « Sur la mer calmée » (T2 publié par les éditions Vaillant en janvier 1964), « Le Testament du corsaire centenaire » (Vaillant Pif n° 1062 du 19 septembre 1965), « Arthur et le bateau-fantôme » (Pif gadget n° 175 du 26 juin 1972) ou « Arthur et les rois de la flibuste » (T4 publié par les éditions du Kangourou en octobre 1974). La transformation de Vaillant en Pif gadget en février 1969 modifie la donne pour Cézard, désormais contraint de réaliser des récits complets plus courts, en 6 ou 7 planches. Il innove néanmoins en créant de nouvelles séries : « Les Rigolus et Tristus », dans Pif n° 13 le 19 mai 1969, puis « Surplouf et ses corsaires » en octobre 1973. Se consacrant corps et âmes à ses univers, dessinant chaque jour jusqu’à minuit, ne prenant jamais de vacances, Cézard entre dans la longue histoire du 9e art sans jouir d’une reconnaissance méritée. Usé, il disparaît prématurément à 53 ans le 8 avril 1977, en restant dans l’ombre des maîtres de son époque ; à commencer par Uderzo et Goscinny, qui avaient également mis en scène des pirates loufoques dans « Jehan Pistolet » (1952) avant de parodier « Barbe-Rouge » dans « Astérix » (1959)…

La première apparition de Surplouf, dans Pif gadget n° 240 en 1973 (planches 1 et 2).

Un équipage bon enfant ? Extraits de "La Belle daurade" (Pif gadget n° 341 en 1975)

Pour leurs premières apparitions, « Surplouf et ses corsaires » s’aventurent dans trois récits livrés par épisodes de 7 planches (Pif n° 240, 241 et 245), publiés en octobre et novembre 1973. La série se poursuivra selon un rythme très soutenu jusqu’en 1977, avec pas moins d’une quarantaine d’histoires (composées en grande majorité de 6 ou 7 planches) parues, soit un total de 240 planches réalisées en trois ans et demi pour le seul « Surplouf » ! S’il faut attendre « Friction à la Barbade » en 1974 (n° 263 du 11 mars) pour voir un bandeau titre surmonter le récit hebdomadaire, les premières histoires n’attendent pas cette date pour introduire la plupart des ingrédients récurrents : à commencer donc par le roux Surplouf, jeune et infortuné mousse embarqué sur le brick pirate La Flagorneuse, devenu un sempiternel objet de brimades pour le brutal capitaine Carnass (dit bras-de-velours) et son second, « l’insensible et bête » Vasco de Gamelle, marin qui déteste l’eau. Révolté, Surplouf arrive à triompher de l’ensemble de ses adversaires – équipage compris – en faisant exploser le navire de Carnass. C’est avec ce premier titre de gloire qu’il est unanimement adopté comme capitaine par toute une bande de gamins désÅ“uvrés qui ne rêve que de bagarres et de nouveaux horizons. Parmi eux, Riri, Roro et le canonnier Ruru, Plume (dit La Tonne), Le Bègue, Touvu, le vieux père Lécume… et la belle Émilie, dulcinée à laquelle ces petits matelots rendent hommage en baptisant leur navire.

Encre de Chine pour la planche finale de "Le Grand conseil" (Pif n° 348 - 1975) - 50 x 32,6 cm

Annonce parue dans Pif n° 285 (1974)

Annonce "Votez Surplouf" parue dans Pif n° 334 (1975).

Un page impressionnante, parue dans Pif n° 259 (1974)

Page pour le supplément Jeux : 40 anomalies sont à retrouver dans ce dessin !

Développée en trois bandeaux de 2 ou 3 cases, chaque planche composée par Cézard est un modèle de lisibilité. L’humour, omniprésent, se glisse dans les expressions, les gestuelles, le comique de situation, les calembours ou les dialogues à plusieurs degrés, sans faire de l’ombre à la narration. Si l’enfance est plus généralement décrite comme un monde idéal, ampli d’innocence, de loyauté, de courage et d’honneur, le monde adulte sera à l’inverse perçu comme le royaume des mensonges, des lâchetés et des perfidies, les exceptions à la règle étant rares. De plus en plus à l’aise avec « Surplouf », Cézard compose une impressionnante splash page pour son sixième récit complet, paru le 11 février 1974 (Pif n° 259). Cette page ayant probablement impressionné plus d’un confrère et plus d’un lecteur, Cézard est invité à récidiver quelques semaines plus tard (n° 266 du 1er avril), afin d’illustrer le « Journal des jeux » spécial corsaires (40 anomalies sont à trouver dans le dessin !). L’ensemble des six premiers récits sera ultérieurement repris en une seule histoire complète lors de la publication de l’unique tome de « Surplouf » (assez sobrement intitulé « Abordage en haute mer ») par les éditions du Kangourou en octobre 1975. En 2009, c’est l’éditeur Melmac qui entamera la publication d’une belle édition intégrale de « Surplouf » : trois volumes d’un peu plus de 100 planches, édités chacun à 300 exemplaires et accompagnés d’un ex-libris numéroté. Soucieux d’une certaine logique chronologique, le volume introductif réunit les 17 récits premiers complets ainsi que le dessin réalisé pour la couverture du n° 288 de Pif en septembre 1974. Il fait paraître en première position « La Naissance de Surplouf », une genèse en deux planches initialement réalisée en 1975 pour l’album précédemment évoqué.

L'unique couverture "Surplouf" de Pif (n° 341 en 1975)

Couverture pour le T1 de l'intégrale Melmac (2009) et ex-libris

En guise de nouveautés, Cézard introduira dans « La Salve d’honneur » (Pif n° 286 du 19 août 1974) un nouvel opposant notable en la personne de Sir Grotif, le colérique gouverneur de la Barbade. Vivant dans le luxe et l’opulence, l’aristocrate est la première victime de ses abus autoritaires : obèse, souffrant de crises de goutte, il déteste Surplouf autant que Carnass, dans la mesure où sa soldatesque n’arrive jamais à maîtriser l’insouciant corsaire, selon les lois propres au genre. Le gouverneur sera mis en scène dans de nombreux récits complets durant l’année 1975, dont « Pas de pot » (Pif n° 330 du 23 juin 1975), ou Cézard excelle à dynamiser ses cases, désormais affranchies du cadre strict des trois bandeaux d’égale hauteur. Le 18 avril 1977, dix jours après la disparition de Cézard, « Surplouf » est encore présent dans Pif gadget (n° 425) avec les cinq planches inédites de « … Ça va faire une grosse dépense ! » : Touvu vient de buter sur un trésor enterré sous le sable, le coffre étant recherché par le cupide capitaine Bouc-en-celluloïd. Semblant s’achever par un banquet réunissant tous nos amis corsaires, la série rebondit une dernière fois en 1988, avec la publication de « Roulez boulets » (n° 1014 du 30 août) et « Escale à la Barbade » (n° 1030 du 20 décembre). Entre-temps, en 1979 (n° 544 du 27 août), François Corteggiani et Pierre Tranchand avaient pris la relève de « Surplouf » avec leur très belle série, « Marine, fille de pirate ». Gageons que le regretté Jean Cézard aurait sûrement apprécié de lire les aventures – non dénuées d’humour et de bons mots – de cette orpheline, qui aura la chance de connaître neuf albums, édités par Hachette jusqu’en 1992.

Mise en couleur superposée à l'encre de Chine et au crayon sur papier (50 x 32,5 cm) ; planche finale de "La Belle daurade" (Pif n° 341 en 1975)

Un crossover entre Arthur et Surplouf ("Seul maître à bord..." dans Pif n° 275 en 1974).

L'une des dernières histoires publiées de Surplouf ("...Ça va faire une grosse dépense !"), dans Pif n° 425 en avril 1977.

Philippe TOMBLAINE

« Surplouf T1 : Abordage en haute mer » par Jean Cézard
Éditions du Kangourou (20,90 €) – ISBN : 978-2856900130

Galerie

5 réponses à « Surplouf » par Jean Cézard : quand le pirate rit !

  1. BARRE dit :

    Merci de rendre hommage à ce virtuose du dessin ! Apparemment humble, ce Cézard là a tout d’un empereur de la bande dessinée, c’est pourquoi nous pouvons le saluer d’un mérité « Avé Cézard » !!

  2. PATYDOC dit :

    J’ai la chance d’avoir la planche finale du « Grand conseil » que vous reproduisez ici; il y a le calque couleur également, mais c’est vrai que la planche reproduite en noir et blanc met bien en valeur le travail de Cézard – alter ego de Uderzo.

  3. Karl dit :

    Bonjour,
    à travers votre bel hommage à Jean Cézard, Je voulais rendre un hommage appuyé à Jacqueline Cézard née Lasserre que Jean Cézard épousa le 8 novembre 1947. Elle fut donc sa compagne durant les 30 années de création de ce voyageur immobile qu’était Jean Cézard; auteur épris de tolérance et de justice, valeurs qui transpirent à travers toute son oeuvre… Justice. C’est ce que demandera Jacqueline en 2005, lorsque après 10 années de tentatives à l’amiable elle attaqua en justice « Mon Journal Multimédia » (anciennement « Mon Journal Aventure & Voyage ») pour non restitution des originaux de Jean Cézard aux ayant-droits, bloquant par la même toute possibilité de réédition.
    Jacqueline Cézard Lasserre, femme courage, s’est éteinte le 28 février 2020. Elle avait 92 ans.

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