Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...François Craenhals (1ère partie)
Les aventures mélodramatiques de « Pom et Teddy », publiées à l’origine dans le journal Tintin de mars 1953 à février 1968 (puis de façon anecdotique dans le pocket Tintin Sélection), viennent d’être intégralement et respectueusement repris dans dix beaux albums cartonnés tout en couleurs, tirés seulement à mille exemplaires par les éditions belges BD Must (http://www.bdmust.be).
                       Cette série, avec son graphisme inspiré par E.P. Jacobs, s’impose comme un des joyaux de l’école de Bruxelles. Par ailleurs, elle est l’une des rares bandes dessinées à se dérouler dans les coulisses du cirque : un univers magique où poésie et aventures peuvent se rencontrer et qui a permis de faire mûrir le talent graphique et narratif de François Craenhals.
L’auteur a su y peindre, avec finesse, le passage de la tendresse à la fureur qui marque tous les visages qu’il dessine d’une beauté énigmatique. En effet, avec leurs défauts et leurs qualités, ces héros ont de vrais sentiments, ce qui les rend plus humains et plus proches des lecteurs
           Cette intégrale, exactement composée de neuf albums de soixante-quatre pages et d’un autre de quarante-huit pages (lequel reprend huit récits courts), est accompagnée de dix ex-libris numérotés et d’une biographie de François Craenhals en vingt-quatre pages écrite par votre serviteur : « Pom et Teddy : un cirque de papier ».
Comme pour la réédition intégrale des aventures de « Barelli » qui proposait aussi une plaquette biographique sur Bob De Moor ponctuée par de nombreux commentaires issus d’interviews peu connues (voir Bob De Moor (1ère partie) et Bob De Moor (2ème partie)), en accord avec l’éditeur, nous allons reprendre seulement la partie biographie de ce petit ouvrage pour ce « Coin du patrimoine » en deux parties que nous avons, comme d’habitude, ornementé avec de nombreuses planches ou dessins peu connus dus à l’auteur concerné(1).
           Aussi à l’aise dans le dessin réaliste que dans l’humoristique, François Craenhals était un auteur de bandes dessinées populaires destinées principalement à la jeunesse, dont les plus connues restent « Chevalier Ardent », « Les 4 As » et « Pom et Teddy » : ce dessinateur belge, né le 15 novembre 1926 à Ixelles (sud de Bruxelles) en Belgique, s’étant toujours attaché à exalter des valeurs authentiques, empreintes d’amitié et de générosité.
           François Craenhals a d’abord suivi les cours prodigués dans un pensionnat catholique où l’ambiance était assez lourde, alors qu’il s’amusait à peindre ou à dessiner sur ses buvards, pendant ses loisirs. En pleine Seconde Guerre mondiale, même s’il n’a que quatorze ans, il doit exercer brièvement divers petits boulots pour gagner sa vie : fourreur pour aider sa mère, assistant en dentisterie, représentant, tourneur, apprenti dans un atelier d’électromécanique (ayant suivi des cours du soir en ce domaine aux Arts et Métiers, à Bruxelles)…
           Pendant cette période, le jeune François décide aussi de se former plus sérieusement au dessin, en suivant quelques cours à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles. Vu qu’il est plutôt doué, ses illustrations trouvent très vite acquéreur et il publie son premier dessin à l’âge de quinze ans.
Inspiré par ses lectures d’enfant, particulièrement par celle du magazine français Junior où il découvre le réalisme des dessins d’Alex Raymond (« Flash Gordon »), Burne Hogarth (« Tarzan »), Harold Foster (« Prince Valiant ») et René Pellos (« Futuropolis », mais aussi « Jean-Jacques Ardent » dont il se souviendra, plus tard, pour nommer son « Chevalier Ardent »), il s’attelle également à quelques essais en bande dessinée ; ceci avec la collaboration d’un copain nommé Eichenthal (comme il était juif, sa famille s’est fait prendre par les Allemands et on ne les a plus jamais revus). Ils  n’ont alors que quatorze-quinze ans quand ils envoient l’équivalent de trois albums complets de plusieurs séries qu’ils avaient entièrement réalisées (histoires d’hommes volants, de bandits masqués, etc.) au journal belge Bravo. Hélas, les responsables de cette publication ne leur ont jamais répondu…
           François Craenhals va quand même démarrer sa carrière d’illustrateur en livrant caricatures politiques, gags et autres dessins (utilisant, parfois, le pseudonyme de F. Hal) au journal Vrai, dont Jo Gérard était le rédacteur en chef ; puis, en travaillant, ensuite (de mars 1945 à juillet 1946), pour le magazine Documentation destiné au monde des affaires.
           Finalement, il voit enfin sa première bande dessinée publiée dans Le Soir illustré entre juillet et octobre 1948 : treize planches intitulées « Le Domaine de Druka » qui seront rééditées dans le n°26 du fanzine RTP (RanTanPlan), en 1972. Ce qui ne l’empêche pas de multiplier les illustrations de romans-feuilletons pour ce quotidien.
           Dans son supplément du mercredi, Le Soir Jeunesse, il enlumine aussi les contes de Paul Caso et adapte en bande dessinée, dès l’année suivante, la légende de « Thyl Ulenspiegel » d’après Charles De Coster. Finalement, ces treize pages au lavis n’y seront pas publiées, mais seront exhumées dans le n°34 de RTP (RanTanPlan) au printemps 1977, puis en album, vingt ans plus tard (en 1997), aux éditions Bonte.
           C’est aussi en 1949 qu’il rencontre, lors d’une exposition, le dessinateur de bandes dessinées Fernand Cheneval.
Ce dernier est également le responsable éditorial du périodique Héroïc-Albums qui a déjà lancé de nombreuses futures vedettes de l’âge d’or du 9e art belge : Maurice Tillieux, Fred Funcken, Marcel Moniquet, Greg, Tibet, Albert Weinberg, Jidéhem, etc.
Convié à rejoindre cette joyeuse bande, notre dessinateur en herbe propose alors de dessiner et scénariser la série « Karan » : huit récits complets (et quelques strips isolés servant de transition entre deux épisodes), publiés d’avril 1950 à octobre 1951, dont le héros, qui ressemble beaucoup à Tarzan, est un fils de la jungle accompagné d’un jaguar.
Entre-temps, il travaille aussi pour la publicité en composant quelques panneaux publicitaires pour l’entreprise gantoise KLM, des dessins pour la revue Handbook for Motorest (éditée par la Compagnie de la ligne Ostende-Douvres), des étalages animés (dont une maquette d’un bateau de vingt mètres de longueur) ou quelques illustrations pour des catalogues de grands magasins.
           Comme il habite alors à Bruxelles, il tente aussi sa chance, à l’instar de ses autres collègues des Héroïc-Albums, auprès des éditions du Lombard. Il y présente notamment, en 1950, son histoire de chevalerie « Le Domaine de Druka » déjà publiée dans Le Soir illustré, mais jugée pas encore assez au point par rapport aux critères de la rédaction du journal Tintin.
           Heureusement, à l’époque le journal prend des dessinateurs en stage pour réaliser des illustrations et divers petits travaux de rédaction. Il est d’abord employé comme maquettiste (il en profite pour se familiariser avec l’édition, la photogravure, l’imprimerie, les divers travaux rédactionnels…), remplaçant à ce poste Bob De Moor qui venait d’intégrer les studios Hergé.
François Craenhals illustre même quelques romans, nouvelles ou rédactionnels publiés dans l’hebdomadaire (de septembre 1950 au mois de mai 1962) et côtoie régulièrement d’autres jeunes dessinateurs embauchés en même temps que lui, comme Raymond Reding (voir « Jari » de Raymond Reding), Tibet (voir Tibet (1ère partie), les brimades et Tibet (2ème partie)) ou Albert Weinberg (voir Les coups de main d’Albert Weinberg).
Passage obligé des débutants dans Tintin, on lui confie quelques histoires complètes souvent didactiques : vingt courts récits (publiés de novembre 1952 à octobre 1955) où il affine son original style réaliste, pas si éloigné de ce que l’on appellera, plus tard, « la ligne claire »…
           Pour l’anecdote, il faut savoir que son premier travail, une hagiographie du futur président des U.S.A. (« La Vie de Dwight D. Eisenhower »), va coïncider avec la campagne électorale aux États-Unis. Il va alors réaliser deux versions du dernier dessin : une pour le cas où cet homme politique n’aurait pas été élu et une autre avec Eisenhower président ! De cette manière, l’issue des élections ne pouvait lui jouer de mauvais tour : le moment venu, il se réservait la possibilité de confier le dessin approprié à l’imprimeur !
      Par ailleurs, certaines de ces histoires en quatre ou cinq planches, en comptant la couverture, sont des adaptations de films diffusés à l’époque !
C’est du moins le cas pour « Ivanhoé », « Scaramouche », « Le Prisonnier de Zenda », « Capitaine sans loi », « Heidi », « Jodi et le faon », « Les Kidnappers », « À l’ouest de Zanzibar », « Fort Bravo »…
Ceci alors que d’autres sont scénarisées par l’un de ses collègues (le dessinateur Raymond Macherot pour « Le Dossier Samarang », en juin 1953 ; voir « Clifton », l’autre Macherot)
ou par le jeune nouvelliste et futur journaliste Yves Duval (« Paix sur la terre », en décembre 1953, et « Ce cher vieux Diogène », en août 1955 ; voir Yves Duval).
Parallèlement à cet apprentissage, François Craenhals propose « Le Cas étrange de Monsieur Bonneval » (en 1951) et « Le Puits 32 » (l’année suivante) : deux aventures de « Rémy et Ghislaine » (le prénom de sa fille née trois ans plus tôt) qui marqueront l’esprit des jeunes lecteurs.
Il faut dire qu’avec ses dessins expressifs et ses angles de vue d’une grande richesse, il apporte un sang neuf à Tintin, hebdomadaire où il va construire, petit à petit, sa notoriété.
Pour ces histoires reprises en albums par les éditions du Lombard (en 1955), puis rééditées par Michel Deligne (en 1977), il utilise la difficile technique du lavis, tout en s’inspirant du trait de l’une de ses idoles sur le plan graphique : Paul Cuvelier, le créateur de « Corentin ».
Dans la foulée, en mars 1953, toujours dans Tintin, il entame une nouvelle série qui va s’imposer, avec son graphisme néo-jacobsien, comme l’un des joyaux de l’école de Bruxelles.
En effet, aidé par André Fernez (le rédacteur en chef de Tintin à l’époque) et par Evany (l’homme de la mise en page du journal), notre dessinateur va créer « Pom et Teddy ».
Le premier récit (mis en couleurs par sa femme, Maggy De Prijck, qui donne son prénom à la petite écuyère) nous conte l’histoire d’un jeune orphelin, Teddy. Cet enfant de la balle adopte un petit âne, Pom, en compagnie duquel il monte un numéro sur la piste du cirque Tockburger.
Jusqu’en décembre 1963 (avant des reprises épisodiques pour des récits complets dans Tintin en 1967, Tintin Sélection en 1968 et 1970, et Super Tintin, en 1983), Teddy vit de nombreuses aventures en compagnie de son amie Maggy et du bon géant Tarass-Boulba ; péripéties qui le mèneront, parfois, dans des pays exotiques comme l’Inde (« Le Bouddha des eaux ») ou l’ex-Congo belge (« Zone interdite »).(2)
Il y eut onze albums en tout, publiés au Lombard, puis chez Samedi Jeunesse, Deligne, Bédescope, Rijperman, Rombaldi et Lefrancq, qui sont encore considérés, aujourd’hui, par de nombreux spécialistes, comme des chefs-d’œuvre de la bande dessinée belge des années 50 et 60.
Hélas, cette publication sans aucune homogénéité, sous diverses formes (albums cartonnés, brochés à dos carré, puis à dos piqué…) et qui exclut quelques histoires parues dans le journal, ne va pas aider la série à se forger une bonne réputation. Pourtant, elle se révèle être précurseur à bien des égards, ne serait-ce que par la présence de la jolie Maggy et par l’omniprésence d’un certain onirisme.
           Aussi, François Craenhals va-t-il va créer le personnage de Delta, énigmatique agent secret qui ne sera le héros que d’un unique récit, « Aventure à Sarajevo », publié dans Tintin, de mars à août 1960. Cependant, cette série avortée (suite à une décision arbitraire de l’éditeur qui n’aimait pas ce projet) préfigure pas mal de séries d’espionnage des années 70 et 80 sera rééditée par quatre fois en album (au Lombard en 1962, chez Bédescope en 1980, chez Rijperman en 1982 et chez Récréabull en 1986).
           Jamais complètement satisfait par les couleurs qu’il réalise, notre dessinateur va donc employer son épouse Maggy comme première assistante. Ensuite, Jean Labar (jusqu’en 1966) ou Jacques Dannau (jusqu’en 1974) l’aideront aussi sur les décors des « 4 As » et sur la mise à l’encre de « Primus et Musette » ; leur succéderont Henry Dedryver alias Endry, Jacques Debruyne (qui fut son plus fidèle bras droit) et, plus tard, Martine Boutin…
Gilles RATIER
(1) Pour en savoir encore plus sur François Craenhals, n’hésitez pas à consulter le n°11 de Schtroumpf : Les Cahiers de la BD (daté de novembre 1970), le n°6 de Robidule de décembre 1972 (à noter que ce fanzine présente aussi une histoire humoristique et inédite de François Craenhals sur quinze pages en noir et blanc : « Fortunat et Pas de Veine »), le n°8 de Documents BD (daté de décembre 1980), le n°2 de Coccinelle (daté de novembre 1985), le n°6 de Champagne ! (daté de Noël 1992), le n°10 d’Auracan (daté de mai-juin 1995), le livre « Le Duel Tintin-Spirou » réalisé par Hugues Dayez aux éditions Contemporaines, en 1997, et le n°104 de Hop ! (décembre 2004).
Cependant, pour pouvoir faire le tour de son œuvre si importante et si variée, nous vous conseillons surtout de vous procurer les ouvrages suivants :
 - « Dossier Craenhals » par Kris De Saeger, aux éditions Casterman, en novembre 1991 : une indispensable monographie qui reprend aussi divers récits complets de « Pom et Teddy » (« Défense de pénétrer » et « Le Rapt »), de « Primus et Musette » (« La Grève de la fin »), des « 4 As » (« Drakulstein contre le vampyre du kosmos ») et de « Chevalier Ardent » (« Le Philtre d’amour » -quatre pages sur un scénario de Danny De Laet- et « L’Envoyée »).
- « Lettres de noblesse » par le même Kris de Sager, au Centre Belge de la Bande Dessinée, en avril 2003, qui reprend deux courts récits de « Chevalier Ardent » (« Galagrenant le Magnifique » et « Famine à Rougecogne »).
- « Hommage à F. Craenhals » par Jean-Pierre Verheylewegen, à la Chambre Belge des Experts en Bande Dessinée, en 2004, qui propose une interview réalisée par Bernadette Goudin, une bibliographie pratiquement exhaustive et de nombreux documents peu connus, lesquels nous ont vraiment beaucoup aidés pour établir cette tentative de biographie. Par ailleurs, Jean-Pierre nous a procuré pas mal de documents difficiles à trouver (notamment par le biais de Ghislaine Craenhals) afin d’illustrer au mieux cet article et le suivant ; nous le remercions chaleureusement, encore une fois, pour son implication !
(2) On peut aussi retrouver « Pom et Teddy » dans une planche des « Aventures mystérieuses et rocambolesques de l’agent spatial » parue dans Tintin, au n°18 (du 29/04/1986) en Belgique ou au n°555 (du 29/04/1986) en France ; page reprise dans l’album cartonné en couleurs « L’Aventure du journal Tintin » au Lombard en 1986.
 Notons qu’il existe aussi un album à colorier « Pom et Teddy » (dix-huit pages publiées en 1959), un pastiche de « Pom et Teddy » dû à Bob dans Tintin (une page dans le n°39 de 1981 en Belgique ou au n°316 en France) et un projet avorté d’un cirque Tockburger à découper et à monter (neuf pages pour les éditions Lefrancq, en 1995).
À suivre dans la seconde partie ->