Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Spirou, mort et renouveau d’une icône franco-belge…
Si Spirou est apparu pour la première fois le 21 avril 1938, les éditions Dupuis, créées en avril 1922, ont pour leur part vécu un moment d’éternité en célébrant leur centenaire cette année. Pour l’occasion, « Les Aventures de Spirou et Fantasio » sont relancées au détour d’un 56e tome, nouvellement piloté par Sophie Guerrive, Benjamin Abitan et Olivier Schwartz. Voici nos héros de retour dans la cité sous-marine de Korallion, surprenant décor imaginé par Jean Roba et Franquin pour « Spirou et les hommes-bulles » en 1964. Entre modernité et tradition graphique, utopies et dérives scientifiques, ce récit en 57 planches laisse la part belle aux mythes fondateurs de la saga, tout en posant une ultime question à ses lecteurs de tous âges : sacrifié ou ressuscité, le messianique groom rougeoyant invitera-t-il à une (religieuse) lecture revivifiée de la bande dessinée franco-belge ?
Repris, transformé, calqué, autoréférencé, jouant des codes et des effets de relances, le personnage de Spirou est unique dans l’univers de la bande dessinée franco-belge, ne trouvant de parallèles qu’avec les incessantes transmissions et réinventions des icones super-héroïques. Se souviendra-t-on du reste que Superman fut jadis publié dans le Journal de Spirou, de mars 1939 jusqu’en 1941, sous le titre décalé « Marc Costa ou le Hercule moderne » ? À défaut de posséder une identité secrète, mais exploits et habit identifiable entre mille obligent, Spirou n’est pour autant pas aussi malléable qu’ont parfois pu l’espérer ses différents auteurs. Décliné en trois phases, tant chez Franquin ou Fournier que chez Tome et Janry, Morvan et Munuera ou Vehlmann et Yoann, Spirou évolue d’aventures traditionnelles en réappropriations, puis en mutations explosives : ces dernières cherchant souvent à briser les codes installés depuis des années ou des décennies ! On renverra ainsi des générations de lecteurs interloqués aux étonnants albums que sont « Panade à Champignac » (1969), « La Maison dans la mousse » (titre inachevé de Fournier, 1980), « Machine qui rêve » (1998), « Aux sources du Z » (2008) ou, encore, à la série parallèle « SuperGroom » (2020). Au-delà des effets de seuil provoqués par ces différents titres, la série mère s’est vue dépassée depuis 2006 par « Le Spirou de… » : série dérivée riche d’une trentaine d’albums, si l’on y rajoute à ce corpus divers hors-séries inclassables (tels « Le Petit Théâtre de Spirou » par Al Séverin, 2018) ou les quatre remarquables « Spirou ou l’espoir malgré tout » d’Émile Bravo. De quoi s’y perdre, surtout si l’on prend en considération une galaxie de parutions étendues passant par « Marsupilami » (32 titres dessinés par Batem depuis 1987), « Le Petit Spirou » (18 albums par Tome et Janry depuis 1990), « Zorglub » (trois titres par Munuera depuis 2017), « Mademoiselle J. » (deux albums par Yves Sente et Laurent Verron depuis 2017), « Champignac » (deux albums par les BeKa et David Étien depuis 2019) ou « La Bête » (par Zidrou et Frank Pé, depuis 2020) !
Avec un tel héritage, comment relancer dignement la série ? Pour l’éditeur Dupuis, la réponse à cette sempiternelle et récurrente quadrature du cercle est à chercher dans le monde des comics, voire des blockbusters : à la manière de « Batman », « Superman », de « Sherlock Holmes », « James Bond » ou « Mission impossible », l’on peut parfaitement programmer le reboot complet d’une série, le public contemporain ne s’étonnant plus guère de voir le héros réincarné par un nouvel acteur… à moins que sa disparition effective ne laisse la porte ouverte à une redéfinition complète du personnage et de son univers. Pour cet opus, éditeur et auteurs ont choisi de taper fort avec le titre « La Mort de Spirou », en s’inspirant ouvertement d’exemples analogues. Citons pour mémoire les disparitions mémorables de Sherlock Holmes (« Le Dernier Problème », décembre 1893), Rahan (Pif gadget n° 443 de septembre 1977), Superman (novembre 1993), Captain America (novembre 2008), Spiderman (juin 2011) ou de James Bond (« Mourir peut attendre », octobre 2021). Sacrifice, dépassement de soi ou punition mythique, la fin du héros sera le plus souvent comprise comme une sublimation de la vie, permettant de dépasser l’absurdité d’une existence s’achevant inexorablement par la vieillesse et l’instant de la mort subie. Risquant donc sa vie plus que de raison, le héros transcende son existence humaine en imposant d’autres chemins. Il opte en quelque sorte pour une anti-mort, le don de soi étant mis au service de causes ou valeurs supérieures : sauver ses proches ou le monde, inculquer ou défendre des valeurs nobles, affronter et détruire un monstre ou une menace gigantesque, etc. Cette transfiguration digne des martyrs fait que le héros accepte de mourir au nom de l’avenir, de l’espoir associé à son geste, l’étymologie même du terme « sacrifice » étant significatrice de la volonté de « rendre sacré ».
Modèle du héros jeunesse et héritier des années de guerre, Spirou, à l’instar de Tintin, ne peut guère se permettre d’évoquer trop directement les sujets morbides : la mort et la violence extrême, la vieillesse ou la sénilité n’y seront donc traités qu’indirectement, sur un mode humoristique ou suivant les règles conjuguées de la comédie slapstick et du cartoon : les corps s’étirent, subissent des dommages ou des chutes dantesques, mais possèdent cette étonnante faculté de retrouver leur état initial en quelques instants, cases ou images. Traitée à la marge chez Franquin (par exemple dans « La Foire aux gangsters » en 1958), la mort des personnages ressurgira beaucoup plus explicitement chez Fournier (notamment avec « L’Ankou ») et durant la période Tome & Janry. Beaucoup plus intéressant nous semble cependant être, au sein de la saga, le traitement accordé au motif de la chute. Dans « La Mauvaise Tête » (1956), Spirou escalade à mains nues une paroi verticale, et chute, sous les yeux horrifiés de Spip qui le voit rebondir sur les rochers et ne peut que conclure, à l’ultime case de la planche (p. 51) : « Spirou […], il s’est arrêté, là au fond… Et il ne bouge plus !!?! ». Spirou, s’en sortira, évidemment, mais après un rétablissement et une amnésie de courte durée qui l’auront certainement rendu plus sensible et plus humain auprès d’un jeune public émotif. Dans l’album introspectif « Aux sources du Z » (2008), 50e tome titre de la série, Morvan et Munuera explorent à leur tour cette même séquence – achevant ainsi de lui conférer son statut de « clé » dans la mythologie interne – en faisant de Spirou son propre spectateur : son ascension-chute (voir Sherlock Holmes aux chutes du Reichenbach) et sa résurrection annoncée le font s’interroger sur sa propre destinée de personnage mortel. N’est-il donc, aux mains du destin, qu’une créature malmenée par les exigences et contingences spatio-temporelles du récit aventureux ? Un sujet de réflexion qui envahira notablement les albums réalisés par Vehlmann et Yoann depuis « Alerte aux Zorkons » en 2013… lorsque Spirou célébrait ses 75 ans.
Prépublié en 2022 dans Spirou en deux parties distinctes (du n° 4380-4381 du 23 mars au n° 4386 du 4 mai, puis du n° 4395 du 6 juillet au n° 4403 du 31 août), tant afin de ménager le suspense que de permettre la prépublication conjointe du dernier volet de « Spirou ou l’espoir malgré tout », « La Mort de Spirou » opte donc pour l’ivresse des profondeurs. En couverture, sous un titre-choc, un costume de groom déchiré ondule entre deux eaux, comme si Spirou avait coulé corps et âme, sur fond de coraux, algues, poissons méditerranéens et ville sous-marine. Nulle trace du corps du héros, qui semble avoir été avalé ou déchiqueté par quelque squale ou murène… La présence de cette dernière, du reste, rappellera au lecteur que « Spirou et les hommes-bulles » constituait déjà une suite au « Repaire de la murène » : formidable album publié en 1957. Inspiré par « Le Monde du silence » de Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle, Franquin avait transformé son intrigue policière en ode au retour à la nature, l’existence de Korallion-la-ville-bulle (créée par l’industriel fictif Herbert d’Oups) étant volontairement tenue ignorée des hommes. Un paradis potentiellement transformable en enfer, si l’on s’en réfère à la transposition de l’intrigue dans le présent album (où le fille d’Oups prend la relève), sur une trame narrative digne d’un James Bond : voir ainsi « L’Espion qui m’aimait » et la cité sous-marine imaginée par le vil Karl Stromberg (incarné par Curd Jürgens), antagoniste de Roger Moore-007 en 1977 ! Dans ce 56e titre, Spirou et Fantasio suivent les pas de Seccotine, qui a étrangement réalisé un papier publicitaire sur Korallion en lieu et place de l’article attendu, évoquant plutôt un scandale écologique. Plus inquiétant encore : Zorglub – quitté sur la Lune en 2011 dans « La Face cachée du Z » – aurait a priori fait sa réapparition dans ce havre de paix sous-marin, situé à 200 mètres sous la surface… Que de mystères à résoudre.
Aux manettes graphiques de ce « Spirou » next-gen, on retrouve le brillant Olivier Schwartz, dont le dessin vintage (pratiqué notamment sur plusieurs HS en compagnie du scénariste Yann : « Le Groom vert-de-gris » en 2009, « La Femme léopard » en 2014 et « Le Maître des hosties noires » en 2017) se mue en merveilleux traducteur de la modernité contemporaine. Multipliant les clins d’œil à l’esprit Dupuis dès les premières planches (Gaston Lagaffe, Les Tuniques bleues, etc.), le scénario composé par Benjamin Abitan (auteur et homme de radio) et Sophie Guerrive (« Tulipe » et « Le Club des amis ») joue avec les références liées à quelques grandes thématiques contemporaines : pollution des océans et dérives consuméristes, écologie et énergies vertes, réseaux sociaux et bulles de filtre, parcs d’attractions (n’oublions pas l’ouverture du Parc Spirou en Provence en 2018) et sanctuaires naturels, réalité et virtualité des rêves suivant une veine dystopique (de « The Truman Show » à « Westworld » en passant par « Bioshock »). Prenant indéniablement de l’épaisseur dans sa seconde partie, « La Mort de Spirou » a pour principal mérite de ressusciter le mode aventureux éternellement lié aux grands héros franco-belges.
Achevons cette première chronique de la rentrée avec l’interview inédite de Benjamin Abitan, scénariste relativement inattendu pour cette relance de « Spirou » ; et pour cause, car ce metteur en scène et réalisateur radiophonique (on lui doit notamment une adaptation des « Cigares du pharaon » sur France Culture en 2016)… n’avait jamais scénarisé aucun album BD jusqu’à ce jour !
Qu’incarne le personnage de Spirou pour vous ?
« Spirou, comme Tintin d’ailleurs, c’est l’aventure dans le sens de l’optimisme face à l’imprévu. Les problèmes sont toujours des bonnes nouvelles, parce qu’ils sont prétexte à voyager, faire des découvertes, épaissir la substance de la vie, voir le monde en n’étant jamais dans la position d’un touriste mais toujours au travail et dans son élément quelles que soient les circonstances. Et puis Spirou incarne aussi une forme de bon sens, de simplicité pratique face aux projets tordus de ceux qui, persuadés d’avoir raison, veulent imposer leurs solutions au reste de la société. »
Quels sont vos premiers souvenirs liés à ce personnage, vos premiers albums lus dans la série ?
« Les albums de Franquin avant tout. Quelques uns de Fournier aussi, et d’autres de Tome et Janry, mais surtout Franquin (Spirou et Gaston Lagaffe, que je percevais comme appartenant à la même réalité). Les « Spirou » de Franquin fourmillent d’idées, sont si généreux sur tous les plans : l’histoire, les dialogues, les inventions, les créatures diverses, et bien sûr le dessin… Chaque nouvel auteur ou dessinateur a apporté quelque chose, bien sûr. J’aime bien la façon dont Tome et Janry ont joué avec les limites. Mais Franquin est indépassable. »
La « Mort de Spirou » : un thème fort, sinon choc. Les références sont-elles à chercher dans les grandes mythologies (la mort d’Achille par exemple) ou dans celles de héros contemporains (Sherlock Holmes, Superman ou James Bond) ?
« Superman est une bonne piste… Mais Sophie Guerrive, qui est à l’origine de ce titre je crois, ou l’éditeur Stéphane Beaujean auraient plus de choses à dire à ce sujet… »
En interne, comment s’est effectuée la transition entre la période Vehlmann-Yoann et vous : quelles règles vous êtes-vous fixés ? Est-il du reste si simple de s’émanciper d’auteurs précédents, à commencer par Franquin ?
« Si vous regardez la dernière case de « La Colère du Marsupilami », vous verrez qu’on a choisi de ne pas tenir compte de la piste qu’ils suggéraient pour la suite, celle d’un « cauchemar nazi »… Mais on a pris soin de tisser des liens entre leurs albums et le nôtre. On reconnaît l’apport de chacun et on essaie de rendre hommage à plusieurs de nos prédécesseurs. Je pense cependant que l’on aura besoin de plusieurs albums pour faire ça bien. Quant à Franquin, j’ai déjà un peu répondu ; il n’y a pas tellement besoin de d’en émanciper : pour ma part, j’essaie plutôt de faire confiance au monde merveilleusement cohérent qu’il a construit et d’en respecter les contours. »
Nombre de questions écologiques sont évoquées dans cette aventure : un choix évident, pour cette suite à « Spirou et les hommes-bulles » ?
« On en a beaucoup parlé pendant la conception. C’était inévitable. D’abord parce qu’une série comme « Spirou » parle toujours de son époque, et d’autre part du fait de la question des générations, liée au personnage de Coralie d’Oups qui récupère et repense le projet de son père (le baron d’Oups de « Spirou et les hommes-bulles ») pour l’adapter au monde d’aujourd’hui avec des objectifs et une stratégie très différents. En 1959, un refuge sous-marin secret financé par des fonds privés pouvait faire rêver ; en 2022, que ferait-on d’un tel endroit s’il existait encore ? On essaie de déplier quelques-unes des questions que ça pose : l’impact sur l’environnement, le traitement des déchets, mais aussi l’association du luxe à la solitude et à la possibilité d’occulter ces effets indésirables. »
Entre modernité et tradition, le style graphique d’Olivier Schwartz s’imposait-il d’emblée pour ce 56e opus ?
« Olivier a une très bonne connaissance de la série, un grand sens de la mise en scène et un dessin très généreux. Il contrebalance d’une certaine façon le risque pris par Dupuis en recrutant un duo de scénaristes un peu inattendu, dont un parfait inconnu dans le domaine de la bande dessinée (je parle de moi). Quant à savoir s’il s’imposait, on dirait plutôt une question pour l’éditeur, là encore. »
Des idées pour continuer l’aventure ?
« Nous planchons dessus et avons terminé une première version du scénario du tome suivant, qui sera l’occasion de répondre à plusieurs questions posées dans « La Mort de Spirou ». Je crois qu’il y aura la matière dans cet album pour des images vraiment belles et intéressantes ! J’ai hâte de les voir apparaître. »
Philippe TOMBLAINE
« Les Aventures de Spirou et Fantasio T56 : La Mort de Spirou » par Olivier Schwartz, Sophie Guerrive et Benjamin AbitanÂ
Éditions Dupuis (11,90 €) – EAN : 978-2-800173832
Parution 26 août 2022
A quand de nouvelles aventures de S&F qui font hurler de rire avec des dessins juste comme il faut pour compléter tout ça ? QUAND ??
J’adorais une série dérivée où Gaston à cause d’Internet (et des mails donc moins de courrier) chercher un boulot à temps partiel et devient l’assistant de Zorglub (qui l’embauche après avoir appris les soucis qu’il a causé à Fantasio avec ses inventions en le prenant pour un autre adversaire) sans comprendre les objectifs de Zorglub ou qu’il est l’adversaire de Fantasio et Spirou.