Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Tramp T12 » : Calec se fait de nouveau mener en bateau…
Entre terre et mer, rien ne va plus pour Yann Calec, officier de la marine marchande, bringuebalé entre une séparation amoureuse et un contrat d’affrètement à hauts risques, à destination des îles Kerguelen ! Créée en 1993 par Jean-Charles Kraehn et Patrick Jusseaume, la magnifique série « Tramp » aurait pu définitivement sombrer, suite à la disparition de son dessinateur à l’automne 2017. Mais Kraehn, qui avait achevé seul le précédent tome 11 (« Avis de tempête »), semble avoir trouvé pour ce nouvel opus l’homme de la situation : de fait, Roberto Zaghi livre ici des planches aussi détaillées qu’efficaces, au profit d’un intense récit venant refermer sur Calec un nouveau « Piège en haute mer » !
Considéré comme une forte tête, Yann Calec aura traversé toutes les tempêtes. Ou plutôt, on aura essayé de lui faire définitivement boire la tasse… Dans le premier cycle (T1 à T4), en raison d’une vaste escroquerie à l’assurance montée par son armateur, Calec se retrouve au fond d’un bagne d’Amérique latine. Arrivé en Afrique au cycle 2 (T5 et T6), notre infortuné héros est impliqué dans une série de meurtres liée à un trafic de diamants. Au cycle 3 (T7 à T9), ce sont cette fois-ci l’Indochine et les souvenirs paternels qui assaillent Calec. Constitué du seul T10, le cycle quatre – à la tonalité très polar – nous ramenait à un point de départ nommé Brest. Enfin, le cinquième cycle (T11) nous faisait voyager au large des côtes de l’Afrique orientale, où Calec s’opposait à des contrebandiers (voir sur ce point notre chronique de « Tramp T11 : Avis de tempête »). Un titre dans lequel Calec avait malencontreusement mis sa fille Inès en danger, contraignant son couple à vendre son âme aux trafiquants d’esclaves pour sauver leur enfant. Rien d’étonnant donc à ce que sa fiancée Rosanna (rencontrée dans le tome 4) veuille rompre avec son beau capitaine, ainsi renvoyé à l’humide atmosphère du port de Rouen.
De « Corto Maltese » à « L’Épervier », de « Bruce J. Hawker » à « Théodore Poussin », la bande dessinée maritime nous a habitué aux héros solitaires, occupés à échapper à mille et une avaries sur les sept mers du globe. Couramment utilisé, l’anglicisme tramp désigne lui-même à la fois un vagabond et un navire chargé d’effectuer du transport maritime à la demande, en dehors de toute affectation à une ligne régulière. En choisissant de baptiser leur série (et non leur héros…) de ce sobriquet, Jean-Charles Kraehn et Patrick Jusseaume avaient donc signifié à mots couverts aux lecteurs férus de termes marins un embarquement vers l’aventure de type serial. Si « Tramp » est un donc bien un thriller maritime, c’est aussi, de par son ancrage dans les années 1950 (le tome 12 se déroule en 1954) et l’histoire coloniale d’après-guerre, une piste vers la découverte de situations archétypales : sur fond de troubles politiques et de trafics en tous genres, marines marchandes et militaires tentent de se frayer des débouchés dans tous les milieux.
Tel que Kraehn l’avait promis dans le volume précédent, chaque épisode de « Tramp » se veut auto-conclusif. Le pari du « une histoire complète dans chaque album » est cependant difficilement réalisable en 56 planches. Si ce douzième volume met donc en place de nombreux éléments, tout n’est pas réglé à la dernière page, les îles Kerguelen annoncées n’ayant pas même été encore montrées ! Car, après avoir secouru un navire en perdition en pleine tempête, lors d’une séquence introductive sous tension (reprise par l’illustration de couverture), le « Traquenard en mer » du titre se referme bel et bien sur notre officier de marine. Ayant découvert un massacre à bord, Calec en sait déjà trop ; il ne comprendra pourtant que trop tard les liens unissant une livraison a priori anodine de matériels techniques, la compagnie chargée de l’affrètement de la cargaison et ce navire abandonné à son sinistre sort en pleine mer…
Patrick Jusseaume avait jadis magnifié la série avec son trait ligne claire ampli d’un réalisme élégant (lire l’hommage que lui avait rendu Henri Filippini en 2017). Saluée du prix Historia en 2012, la série « Tramp » profite de nouveau pleinement des grands talents d’écriture de Jean-Charles Kraehn, auteur bourlingueur de « Bout d’homme », « Gil Saint André » et de « L’Aviateur » (série que l’on peut considérer à juste titre comme un dérivé de « Tramp »). L’Italien Roberto Zaghi (né en 1969), passé par les éditions Sergio Bonelli avant de reprendre « Thomas Silane » chez Grand Angle en 2009, est principalement connu en France pour son diptyque « Le Vent des libertaires » (scénario de Philippe Thirault). Publié aux Humanoïdes associés en 2019-2020, ce récit décrit l’histoire romancée d’un célèbre anarchiste ukrainien au début du XXe siècle. Nul doute que son traitement graphique et historique aura convaincu Kraehn de lui transmettre son scénario aventureux : dessiner la mer, les navires et l’atmosphère maritime des années 1950 n’étant pas l’exercice le plus évident du monde. Un défi pleinement réussi donc, dans cet album également riche en textes et renvois concernant l’indispensable vocabulaire de la navigation. N’oublions pas de saluer la mise en couleurs, Å“uvre de Patricia Chambers. Une aventure à suivre par conséquent lors de la prochaine escale, prévue dès 2023…
Philippe TOMBLAINE
« Tramp T12 : Traquenard en mer » par Roberto Zaghi et Jean-Charles Kraehn
Éditions Dargaud (15,00 €) – EAN : 978-2205089899
Parution 29 avril 2022