Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Tarzan » par Stevan Subic et Christophe Bec : pour relire la loi de la jungle…
Devenu, depuis sa création en 1912, l’un des héros les plus célèbres au monde, le Tarzan d’Edgar Rice Burroughs est certainement le mythe référentiel ultime de l’homme sauvage élevé par les grands singes. Maintes fois adapté, copié, transformé ou parodié, l’ex-Lord Greystoke s’en retourne ce mois-ci à ses sources romanesques, au sein d’un premier tome de 88 pages concocté chez Soleil par Christophe Bec et Stevan Subic. L’occasion de replonger dans l’existence tourmentée d’un personnage, partagé entre sa vie brutale dans la jungle et les codes hérités de l’aristocratie victorienne….
En 1879, dans le copieux roman (800 pages !) « Les Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul », le dessinateur Albert Robida faisait échouer son jeune héros de quatre mois sur une île peuplée de singes. Adopté, le bébé devenait aussi agile que les primates avant de se transformer en leader charismatique aussi bien chez les animaux que chez les humains… En 1894, dans son prestigieux « Livre de la jungle », c’est Rudyard Kipling qui racontait l’histoire d’un enfant indien élevé cette fois-ci par des loups et un vieil ours. En octobre 1912, donc, lorsque le romancier américain Edgar Rice Burroughs fit connaître dans All-Story Magazine un certain « Tarzan of the Apes », la matière n’était pas tout à fait inconnue de certains lecteurs férus d’aventures. Ultérieurement traduit en France sous les titres « Tarzan chez les singes » (Fayard, 1926) ou « Tarzan, l’homme-singe » (selon le titre du premier film parlant avec ce personnage, incarné par Johnny Weissmuller en 1932), le récit narre les aventures et exploits du fils d’aristocrates anglais. Ayant été débarqués au beau milieu de la jungle africaine à la suite d’une mutinerie, Lord John et Lady Alice Greystoke ont en effet donné naissance à un enfant : John Clayton III. Après la mort de ses parents, ce dernier sera élevé par une tribu de grands singes – dont la guenon Kala – possédant une forme primitive de langage…
Baptisé du surnom de Peau-blanche par les primates, notre jeune héros donnera aussi du fil à retordre à son auteur, relativement hésitant sur le bon patronyme à donner à ce personnage atypique. Tublat-Zan ? Zantar ? Tarzan ! La suite est connue : sur le papier, Tarzan montre des capacités supérieures à celles des athlètes du monde civilisé, dont il découvre et apprend seul les usages et les langues (le français avant l’anglais !), en se replongeant dans les livres d’images de ses parents. Après sa rencontre avec Jane Porter, il retournera un temps en Angleterre, sur le chemin de ses origines ; ce avant d’avoir un fils, Jack, qui effectuera le voyage inverse, de la Grande Bretagne au cÅ“ur de la jungle africaine… Critiqué pour son racisme (les Noirs et indigènes étant au mieux des idiots superstitieux, au pire des cannibales), sa vision colonialiste, son penchant idéaliste pour le mythe du bon sauvage et sa charge contre les codes de la société occidentale, « Tarzan » sera néanmoins un rapide succès. Cette aura traverse les arts majeurs du XXe siècle : le cinéma, d’abord, où triomphe à partir de 1932 l’Américain Johnny Weissmuller (« Tarzan l’homme singe » par W. S. Van Dyke), médaillé d’or de natation qui réinterprétera le rôle-titre douze fois de suite jusqu’en 1948. Lui succéderont notamment Christophe Lambert (« Greystoke, la légende de Tarzan » de Hugh Hudson en 1983) et Alexander Skarsgard (dans « Tarzan » de David Yates en 2016), outre le virevoltant « Tarzan » des studios Disney en 1999. La bande dessinée, ensuite, puisque les adaptations successivement livrées par Harold Foster (1929 à 1937), Burne Hogarth (1937 à 1950), Dan Barry (1948), John Celardo (1954-1968), Russ Manning (1967 à 1979) ou Gray Morrow (1983 à 2001) sont elles aussi entrées dans la légende. Publié chez différents éditeurs (Dell Comics de 1947 à 1962, DC Comics entre 1972 et 1977 ou Dark Horse Comics depuis 2001), « Tarzan » aura essentiellement connu ces dernières années en France de belles intégrales publiées par Delirium (version de Joe Kubert), Graph Zeppelin (Russ Manning) et… les éditions Soleil (Foster et Hogarth). N’oublions pas d’évoquer les tarzanides, émules masculins ou féminins qui ont eu pour noms « Sheena », « Akim », « Zembla » ou « Rahan », pour ne citer que les plus connus. Pour y voir plus clair, nous vous conseillerons de relire les articles patrimoniaux concoctés par Cecil McKinley en 2012 et Gilles Ratier en 2018-2019 à propos des albums Soleil et Graph Zeppelin.
Héros musculeux et couturé vu de dos, pagne en peau de bête, couteau, jungle épaisse, cascades spectaculaires et volcan inquiétant, absolument tout dans le visuel de couverture transpire l’aventure avec un grand A. Concocté par Éric Bourgier (« Servitude », depuis 2006 chez Soleil), ce premier plat est amplement inspiré par un précédent visuel : celui réalisé par Frank Frazetta pour la couverture – très pulp ! – de la réédition au format poche de « Tarzan et l’empire perdu » en 1962 (Ace Books). L’histoire des emprunts, citations et hommages ne s’arrête pas là , car il semble bien que Frazetta ait lui-même (plus ou moins consciemment) repris une précédente case d’Hal Foster. Un dessin datant des années 1930 montre effectivement le héros dans la même posture, symboliquement rattaché par une main à l’univers dans lequel il évolue de manière acrobatique. On ne saurait voir plus belle filiation, même si l’on peut aussi regretter qu’un tout autre visuel, dessiné par Stevan Subic, n’ait pas été retenu par l’éditeur.
Sombre, torturée, sanglante, sans concessions sur les rapports entre hommes et animaux : la vision de « Tarzan » redonnée par Christophe Bec s’éloigne de tout angélisme naturaliste pour coller au plus près au texte initial de Rice Burroughs. Les planches sont à l’unisson : parfois silencieuses, souvent noires ou pesantes, toujours implacables. Tarzan, après tout, doit compter en permanence avec le danger et la loi de la jungle, qui laissent très peu de chances aux plus faibles.
Philippe TOMBLAINE
« Tarzan, seigneur de la jungle » T1 par Stevan Subic et Christophe Bec
Éditions Soleil (17,95 €) – EAN : 978-2302091795