Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« La Chambre des officiers » : la guerre sans visage…
Aux premiers jours des affrontements de 1914, Adrien Fournier est défiguré par un éclat d’obus… Devenu une gueule cassée, il vit une guerre entre parenthèses, se reconstruisant dans une chambre du Val-de-Grâce, réservée aux officiers du génie. Adaptant le roman de Marc Dugain (1998), pour le label Grand Angle, Philippe Charlot et Alain Grand traduisent à merveille l’atmosphère psychologique d’une vie d’infortune : 72 pages pour raconter une existence à la fois brisée et tournée vers l’avenir, amour aidant, sous le regard des autres…
En 1998, après avoir été entrepreneur dans le domaine de l’ingénierie financière, Marc Dugain se lance dans une carrière littéraire. Pour son premier ouvrage, il choisit de transcrire le destin tragique de son grand-père maternel (Eugène Fournier) qui a perdu une partie de son visage dans les tranchées de la Grande Guerre. Enfant, Dugain a passé ses vacances près de Toulon, dans un château appartenant à l’Union des blessés, de la face et de la tête. Son grand-père, rafistolé, avait fini par reprendre son métier d’ingénieur, mais Dugain conservera longtemps les souvenirs morbides de ces visages saccagés… Jusqu’à les coucher sur le papier, en moins de 15 jours, quelques semaines avant la disparition de sa grand-mère.
Paru initialement chez Jean-Claude Lattès en 1998, raconté à la première personne du singulier, le roman « La Chambre des officiers » sera notamment salué par le Prix des libraires, obtenu un an plus tard. François Dupeyron l’adapte au cinéma en 2001, avec Éric Caravaca, Denis Podalydès, Grégori Derangère, André Dussollier et Sabine Azéma dans les rôles principaux. Tourné avec un budget de 48 millions de francs (10 millions d’euros actuels), le film bénéficie alors des conseils techniques prodigués par les chirurgiens stomatologues du service de chirurgie cervico-faciale de l’hôpital d’instruction des armées du Val-de-Grâce à Paris.
Personnage au visage d’ange, amoureux de la belle Clémence, Adrien a tout du héros romantique et tragique, dont le destin est fracassé par la Première Guerre mondiale. La face déchiquetée, broyée par les éclats d’obus, laissant la place à un trou béant au fond desquels ne subsiste plus, à la place des maxillaires, des dents, du nez et d’une partie des joues qu’une bouillie de chairs tuméfiées et déchirées… Que faire, nous dit la couverture de l’album, sans le visage, reflet de notre humanité ? La médecine pourra-t-elle rendre à l’homme sa dignité en effaçant les monstrueuses séquelles ? Placé au repos dans une chambre sans miroir, loin des tranchées boueuses, de la mort et des rats, mais dans une situation guère plus avantageuse, Adrien n’a pour tout compagnon que d’autres soldats terriblement défigurés. Camaraderie et fraternité aidant, le récit de ce long chemin de souffrance reste cependant porteur d’un certain espoir, en dépit de la dépression ou des actes suicidaires récurrents chez ces névrosés… Adrien, belle gueule devenue gueule cassée, fait partie des 300 000 hommes qui furent dans son cas en Europe en 1918, dont 15 000 en France (1,4 million de militaires tués ; 40 millions de victimes – morts et blessés – pour le bilan total du conflit). Rappelons que nous devons la création du terme au colonel Picot, grièvement blessé à la figure dans la Somme, en janvier 1917, et qui sera surnommé le Père des gueules cassées.
Souhaitant adapter un certain nombre d’ouvrages issus du catalogue de J.C. Lattès, Grand Angle a méticuleusement confié le soin de cette adaptation au scénariste Philippe Charlot, spécialiste des sujets à forts ancrages historiques (« Le Cimetière des Innocents », « Le Train des orphelins », « Les SÅ“urs Fox », « Ellis Island », « Les Enquêtes de Lord Harold », etc.). En compagnie du dessinateur Alain Grand (« Les Enfants de la liberté », d’après Marc Lévy), lequel a précédemment été… chirurgien dentiste et a même côtoyé – durant son service militaire – l’une des dernières gueules cassées, l’ouvrage réalisé prend une autre dimension, pour ne pas dire une très bonne figure. L’on appréciera donc de suivre les aléas vécus par Adrien, tout au long de ce one shot de 75 pages, dessiné dans un style classique et usant parfois de la vue subjective. Tout au plus pourra-t-on regretter l’absence de dossier documentaire complémentaire, qu’un tel sujet aurait assurément mérité. L’album rend par ailleurs hommage aux travaux du docteur Hippolyte Morestin, jadis affecté au Service des baveux du Val-de-Grâce. Cette absence n’enlève rien à la force évocatrice et mémorielle du récit hérité du patrimoine familial de Marc Dugain, suffisamment historique et psychologique à elle seule…
Philippe TOMBLAINE
« La Chambre des officiers » par Alain Grand et Philippe Charlot
Éditions Grand Angle (16,90 €) – EAN : 978-2-8189-9341-5
Parution 1er mars 2023
Le grand Tardi a déjà depuis longtemps évoqué ( et dessiné) ce sujet.
On peut y ajouter un album intitulé » gueules d’amour » parue il y a quelques années chez l’éditeur Boîte à bulles ( je crois).
Tout à fait.
Je ne m’étais pour une fois pas astreint à lister tous les albums ayant déjà évoqué le sujet, mais l’on peut rajouter en guise de références « Au revoir là -haut », « A mains nues », « Gueules cassées », « Ambulance 13″ (le tome 6) et, pour rester chez Grand Angle, « Pour un peu de bonheur ».
Pour moi, le grand ancêtre de cette thématique, c’est « Johnny Got His Gun », publié en 1939 par Dalton Trumbo.
Jean Raspail a aussi évoqué ce sujet.
Mais La chambre des officiers reste une référence et tant mieux la bande dessinée lui offre une audience élargie, peut-être rajeunie aussi.