Le tome 2 de « Facteur pour femmes » : rétives à la bretonne !

En 2015, les lecteurs firent connaissance avec Maël Gréhat, pied bot et facteur bienheureux : non mobilisé à l’aube de la Première Guerre mondiale, il était devenu l’amant de ces dames, esseulées sur leur île bretonne… Bien des années plus tard, en 1958, la jeune Linette remonte à son tour le temps. S’interrogeant sur les secrets de ses fières Bretonnes et ceux de ses propres origines, elle va découvrir une tragédie : la mort de ce « Facteur pour femmes » en 1918 était-elle vraiment accidentelle, ou plutôt inavouable ? Prenant la relève graphique de Sébastien Morice, Manu Cassier nous emporte entre marées et brisants au sein de cette deuxième saison concoctée par notre complice (et fin lettré…) Didier Quella-Guyot.

Oublier le petit facteur ? (planches 1 et 2 - Bamboo/Grand Angle 2021).

À la fin du premier tome, plusieurs coups de théâtre successifs révélaient différentes vérités à Linette, revenue d’Australie dans les années 1950 suite au décès de sa mère, ilienne bretonne. Dans un courrier écrit à son attention, la jeune femme apprenait ainsi que, comme beaucoup, sa mère s’était laissée séduire par le facteur Maël. Disparu dans un dramatique accident de bicyclette à l’été 1918, ce dernier n’avait donc pas eu à subir le courroux des maris revenus du front ; parmi eux, Guénolé, marqué à jamais par les combats de Verdun et de la Somme, et qui se suicidera peu après… Double surprise au sein de ce courrier maternel : le père de Linette n’était pas Guénolé mais bien Maël, et le séducteur n’était pas mort dans un accident stupide. Car, craignant le retour de leurs maris autant que le déshonneur, neuf femmes avaient bel et bien conclu un pacte pour éliminer le facteur gênant ! La photo qui les rassemble en pleurs autour de la tombe de Maël, le 26 août 1918, cache en conséquence autant de souvenirs intimes que d’âmes torturées par des images désormais impies…

L'air du bon vieux temps... (planches 46-47 - Bamboo/Grand Angle 2021).

Fort logiquement, le canevas de ce deuxième opus de 112 pages (dont un beau cahier graphique de 8 pages) pose de nouvelles questions : devant restées souder pour ne pas se trahir, tout en continuant leurs vies respectives auprès de leurs maris légitimes, les « femmes du facteur » ont aussi découvert d’autres manière d’aborder l’existence dans les années 1950 et 1960. « L’émancipation, la liberté de choisir, la force de vivre, rien que pour soi » : « sauront-elles vivre définitivement en paix ? », interroge ainsi l’avant-propos de l’ouvrage. Nolwenn, Soizig, Clémence, Lucienne, Germaine, Rose, Gaud, Solange et Simone, sans compter Berthe, Rosène ou Servanne ; autant de prénoms, autant de portraits, autant de parallèles et de différences abordées cases après cases, planches après planches, au risque de s’y perdre. Un défi que résume Manu Cassier à sa manière : « Ce fut pour moi un exercice de funambule. Heureusement, le fait que la plupart de ces femmes aient déjà été créées pour le « T1 » m’a quelque peu simplifié la tâche. Encore fallait-il que je parvienne à toutes les identifier et à ne pas m’y perdre moi-même. Une fois la chose faite, il ne restait plus qu’à dessiner les nouvelles venues, qui n’étaient parfois qu’évoquées dans le « T1 ». Le principal était que chacune d’elle puisse être reconnaissable et suffisamment charismatique. Car, et c’est la différence avec le tome introductif, dans cet album, ce n’est pas le facteur qui tient le premier rôle mais bien “ses femmes”. »

Comment Didier Quella-Guyot, notre spécialiste maison de la rubrique BD Voyages, a-t-il eu l’idée de cette suite ? « Ce tome 2 n’était pas prévu. C’est mon épouse qui s’est dit : mais que peuvent devenir ces femmes après ce qu’elles ont vécu ? La difficulté était de rester dans la ligne du premier tome avec certes des personnages communs mais un enjeu qui soit au moins aussi fort. Il ne suffisait pas de raconter leur vie quotidienne et le retour « à la normale ». Il fallait justement quelque chose d’anormal ! Plus qu’une suite, c’est une deuxième saison comme on dit aujourd’hui. » Déjà coauteurs de « Esclaves de l’île de Pâques » (La boîte à bulles, 2018), les complices se décidèrent pour présenter un nouveau projet chez Grand Angle : l’éditeur préféra finalement opter pour une suite à « Facteur pour femmes »… moyennant quelques tests graphiques. Succéder à Sébastien Morice n’était pas si simple ! « En effet, ce ne fut pas toujours évident » explique Manu Cassier. « Il faut le reconnaître. Sébastien, en plus d’un très bon dessin parfaitement reconnaissable, a une approche très picturale de la mise en couleur et, devant ses cases, on a souvent l’impression d’être devant de véritables tableaux. Pour essayer de s’en approcher, la première chose à faire fut d’essayer de me séparer de quelques tics graphiques et d’affiner mon trait tout en assouplissant mes personnages. La seconde, tenter d’approcher un minimum de la palette de couleur du « T1 ». Heureusement, Sébastien, bien que pas mal pris par sa trilogie pagnolesque (voir notre article consacré à « Marius »), m’a distillé de précieux conseils et fournit une solide documentation. Après, et malgré tout ça, je dois avouer que j’ai bien tâtonné sur les 25 premières planches. Je les ai d’ailleurs pas mal remaniées avant de me rendre compte d’un truc tout bête ; je ne devais pas tenter de faire du Sébastien Morice. Pour deux raisons simples : je n’en avais pas la technique (ou le talent diront certains :) ) et, sans doute pire, cela ne me correspondait pas au fond. Alors j’ai fait comme ces musiciens devant une musique qu’ils n’ont pas écrite, j’ai interprété à ma façon… »

Recherches pour la couverture (Bamboo/Grand Angle 2021).

Ce travail se retrouve mis en scène dès la couverture, véritable parallèle au visuel du premier tome. Là, une Bretonne tenant un courrier près de son cœur, sur fond de paysage maritime breton et de femmes vaquant à leurs tâches quotidiennes, dans une atmosphère début XXe siècle. Ici, plusieurs femmes jetant des regards inquiets en direction du large, sous une haute falaise de rochers surplombée par un phare. L’atmosphère, plus sombre, tout comme la houle et la masse rocailleuse, jette le trouble : que font au juste ces femmes, que regarde-t-elle ou que craigne-t-elle ? La lumière du phare permettra-t-elle de dévoiler quelque obscur secret ? Didier Quella-Guyot explique : « Le premier volume tournait autour de Maël. Ce coup-ci, les femmes sont seules, ou presque, aux premières loges. Elles occupent tout l’espace, chacune avec sa sensibilité, ses problèmes et des ambitions en partie dictées par les leçons de cette guerre où elles ont fait « front » pour reprendre un terme guerrier, justement. […] L’enjeu pour Manu et moi était d’abord de proposer aux lecteurs et aux lectrices une histoire, des personnages et un univers qui les touchent, qui les marquent. Si, en plus, certaines de ces femmes suggèrent par leurs attitudes ou leurs actions, l’idée qu’il faut un combat quotidien pour exister, choisir, être libre, bref, ne rien lâcher, alors tant mieux. »

Retraçant pour nous la genèse de la couverture, Manu Cassier explique : « Tout d’abord, comme vous pourrez vous en rendre compte, ces visuels sont maquettés provisoirement, et un peu vite fait, en reprenant la typo du tome 1. La raison en était toute simple : j’avais besoin, afin de rester dans la continuité du premier volume, de visualiser ce que pourrait donner l’ensemble. »

« Pour la 1ère série (voir visuels plus haut), l’idée était de placer le personnage de la fille du facteur devant la tombe de ce dernier. La scène se déroulant donc dans le cimetière du village, cette option ne fut pas retenue car jugée trop « plombante ». »

« Pour la seconde série, l’idée était de garder le même personnage (adulte ou enfant) et de la mettre dans une ambiance de couleur proche de la couverture du « T1 ». Les V6 et 7 en reprenant même sa composition. Le tout étant au final beaucoup trop proche pour le coup. Les V9 et 10 reprennent deux compositions déjà testées mais avec des tons différents. »

« Je suis alors parti sur quelque chose de différent, mais en gardant le phare en arrière-plan. Un phare autour duquel pas moins de trois drames se jouent… Sa présence se justifiant donc, il fut retenu. Les femmes, elles, sont résolument tournées vers l’océan. Un océan qui avale plusieurs protagonistes de cette histoire. Cette fois, on a décidé de se concentrer sur la composition et le dessin, les essais ne furent pas mis en couleurs. »

« Au final, ce fut la V15 qui fut retenue et j’ai donc pu réaliser le dessin et faire quelques tests couleurs. Après un essai sur des tons jugés un peu froids (visuel absent ici), dans une scène se déroulant le matin, j’ai tenté une sorte d’opposé, à savoir en fin de journée, et avec une ambiance beaucoup plus chaude. En parallèle, je m’étais gardé l’idée d’une ambiance colorée à la touche d’avantage « gothique »… et ce fut cette dernière qui rafla la mise ! »

Un album engagé ou résolument féministe ? À cette question, Didier Quella-Guyot répond : « Féministe, sûrement, humaniste, plus simplement. Tout le monde devrait considérer que les femmes et les hommes ont les mêmes droits et que toute différence de traitement est insupportable, mais tout prouve au vu de l’actualité (les violences conjugales, le poids des religions, les inégalités salariales, etc.) qu’il faudra encore beaucoup se battre pour y parvenir, d’autant qu’il y a de nombreuses régressions morales, sociales, un peu partout sur la planète, et c’est inquiétant. » De la matière pour un troisième album, dont le scénario est déjà écrit : une manière de poursuivre tout en nuances ce combat idéologique à travers d’autres époques, de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1960.

Philippe TOMBLAINE

« Facteur pour femmes » T2 par Manu Cassier et Didier Quella-Guyot
Éditions Bamboo/Grand Angle (18,90 €) – EAN : 978-2818975510

Galerie

Une réponse à Le tome 2 de « Facteur pour femmes » : rétives à la bretonne !

  1. Fab dit :

    « Rétives à la bretonne ».Fallait oser!

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