Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...« La Mort à lunettes » : un thriller inédit de Philippe Tome !
Disparu à 62 ans, le 5 octobre 2019, le regretté Philippe Tome ne pouvait laisser ses nombreux lecteurs tout à fait seuls… Outre la poursuite du « Petit Spirou » (par Janry) et de « Soda » (par Dan Verlinden, ancien assistant de Janry sur « Le Petit Spirou »), les éditions Kennes publient ce mois-ci deux nouveaux titres : « Rages », une trilogie de science-fiction animalière dessinée par Dan, et « La Mort à lunettes », une fable antimilitariste plongeant dans les racines et les traumas de l’Amérique post-11 septembre. Un récit des fractures et de la ségrégation, relativement intime pour Tome, homme et auteur marqué au fer rouge par son expérience d’ancien officier de l’OTAN.
Dessinant ses premières pages de bande dessinée vers 13 ans, le Bruxellois Philippe Vandevelde (dit Tome) est alors très influencé par ses jeunes lectures du « Sceptre d’Ottokar » (Hergé), des « Cargos du crépuscule » (« Gil Jourdan » par Maurice Tillieux) ou d’« Horace, cheval de l’Ouest » (par Jean-Claude Poirier : voir notre articlé dédié). Quelques années plus tard, s’inquiétant de son avenir, sa famille – très investie dans la chose militaire depuis deux générations – tente de le convaincre de poursuivre les traditions : à l’heure du service obligatoire, Tome se retrouve envoyé comme officier dans une garnison installée en Allemagne, sous l’égide de l’OTAN. Sous les drapeaux pendant deux ans, il fait heureusement la connaissance d’André Geerts (créateur de « Jojo » en 1983) et achève d’être convaincu de son désir de devenir un professionnel de la bande dessinée. S’ensuivront un retour à la vie civile marqué par ses retrouvailles avec son ami Janry (assistant de Dupa, Turk et Bob de Groot), puis son arrivée aux éditions Dupuis (1981) et la reprise des « Aventures de Spirou et Fantasio » (« Virus », en 1984). En 1987, fasciné par New York, Tome imaginera « Soda » (voir les dossiers concernant les débuts de l’auteur et le T9 de « Soda »).
L’intrigant visuel de couverture de « La Mort à lunettes » ne laisse percevoir que quelques bribes d’informations : en gros plan, les mains d’un homme âgé nettoient – à l’aide d’un simple revers de chemise – les carreaux ensanglantés d’une paire de lunettes. L’ambiance semble être nocturne, tandis qu’un halo lumineux se reflète sur l’un des verres. Dans cette atmosphère de polar ou de thriller, le lecteur ne sait donc encore rien de l’identité du protagoniste (héros ou assassin ?), de ses motivations (crime, vengeance, simple accident ?) ni de la géographie ou de la temporalité du récit, au-delà d’un très probable ancrage aux XXe ou XXIe siècle, de par les objets représentés. Le titre lui-même pourra sembler obscur, à moins de songer à la perpétuelle image iconique du tueur avançant vers sa proie, lunettes noires et visage glacial à l’appui. Précisons ici que les titres initialement prévus (« Le Grand Échiquier » puis « La Diagonale des fous », en référence à une histoire délivrée telle une partie d’échecs) seront donc abandonnés au profit d’un intitulé plus « populaire » (dixit Tome), proche de celui d’un court roman de Raymond Chandler (« La Mort à roulette » ; « Nevada Gas », 1935).
Bénéficiant d’une édition limitée (à 2 000 exemplaires) arborant une couverture alternative, « La Mort à lunettes » s’illustre également sous un visuel quasi-similaire : le protagoniste (également inconnu) est cette fois-ci un Afro-Américain, dont la nationalité est reconnaissable grâce au port de l’uniforme de parade des Marines. Tout pourra donc nous conduire à imaginer une relation forte entre ces deux personnages, l’un comme l’autre étant poussé à voir la mort en face, sinon à devoir tuer pour survivre : une évidence pour un militaire qui l’est à priori moins pour un vieillard, sauf à dire qu’il puisse s’agir d’un ancien soldat… ou d’une victime de guerre.
Dans les premières pages de « La Mort à lunettes », ces premières hypothèse se vérifieront. En novembre 2005, Malcom « Malek » Brown, ex-vétéran de l’Afghanistan récemment sorti de prison, tente de survivre en tant que technicien de surface dans une chapelle d’East Harlem (New York), ce dans un pays hostile aux Musulmans comme aux Noirs. L’armée tente cependant de le reprendre sous son aile, avec des intentions déguisées. De son côté, le vieil Alexander Birke, survivant de la Shoah et passionné d’échecs, semble s’intéresser au potentiel et à la destinée de Malek, héros devenu un looser… D’apparence très classique, ce one shot de 64 pages procède subtilement par allusions, détails discrets et pistes suggérées : on le relira certainement pour en comprendre tous les tenants et aboutissants, la « vraie histoire » étant aussi « entre les cases », comme l’explique le dessinateur Gérard Goffaux (« Max Faccioni »). Graphiquement, l’album est très proche à la fois du style de Ralph Meyer sur « Berceuse assassine » (voir notre dossier sur cette trilogie) et des ambiances développées en 1991 par Philippe Berthet dans « Sur la route de Selma ». Sans surprise, nul ne s’étonnera donc que… tout soit lié ! Initialement, plusieurs projets de polars avaient été concoctés par Tome à la fin des années 1980 pour Frank Pé, Goffaux ou Marvano mais n’aboutirent pas. Et, bien des années plus tard, lorsque Tome imagina « La Mort à lunettes », l’album fut bel et bien pensé… comme une suite de « Sur la route de Selma ». Comme l’explicite Gérard Goffaux : « À la toute fin de cet album, on assiste à l’enterrement de Clement Brown, le héros de l’histoire. On y voit sa mère avec un petit garçon. Et bien, ce petit garçon, c’est Malcolm, notre Malcolm Brown, Malek. En page 34, on le voit se recueillir devant la tombe de son frère Clement, mort donc à la fin de « Selma », et de sa mère, décédée plus tard. Le cimetière se trouve non loin de Selma, sur le trajet de nos deux personnages. Moi je ne voulais pas que ce soit la suite de quelque chose. Je voulais faire un truc à nous, unique. Très vite, il a été assez d’accord. Et finalement, il ne reste que cette petite trace de l’idée originelle. »
Cherchant à retrouver sa dignité après s’être converti à l’Islam en prison, uni à un vieux juif dont la femme va mourir et qui n’a lui-même plus grand-chose à perdre, Malcolm va tenter de faire son baroud d’honneur. Par amour… Relativement riche en situations comme en interrogations sur le sens de l’existence et de la reconnaissance, « La Mort à lunettes » est complété par un cahier graphique de 8 pages qui revient en détails sur la genèse de ce titre et sur la longue amitié tissée entre ses auteurs pendant dix années d’élaboration.. Une belle manière de saluer l’un des plus grands scénaristes de la bande dessinée franco-belge.
Philippe TOMBLAINE
« La Mort à lunettes » par Gérard Goffaux et Philippe Tome
Éditions Kennes (17,95 €) – EAN : 978-2380751475 et EAN : EAN : 978-2380752083