« Soda T9 : Et délivre nous du mal » par Bruno Gazzotti et Philippe Tome

Enfin de retour au profit d’une treizième aventure intitulée « Résurrection », le personnage de Soda avait disparu des pages hebdomadaires du magazine Spirou depuis déjà neuf ans. Ce polar à la fois sombre et humoristique est né en 1985 du croisement des talents scénaristiques de Philippe Tome et illustratifs de Luc Warnant. Ce dernier passera la main à Bruno Gazzotti en 1989, pendant la gestation du troisième titre de la série («Tu ne buteras point », paru en 1991 dans la collection Repérages). C’est aujourd’hui au tour de Dan Verlinden, ex-assistant (tel Gazzotti) de Janry sur « Le Petit Spirou », de reprendre la destinée graphique du personnage de David Solomon, policier new-yorkais aux méthodes dignes de « L’Inspecteur Harry ». Pour le présent article, et toujours afin de mieux comprendre les procédés et techniques narratives employés par les différents auteurs évoqués, notre choix s’est porté sur la spectaculaire planche introductive du 9ème album de la série, « Et délivre nous du mal » (Dupuis, 1997). Un album particulier, dans la mesure où il nous emmène en voyage dans l’ouest américain, entre histoire des USA et racines paternelles du personnage…

Soda : intervention - Sérigraphie Khani (1997) - tirage à 200 ex. - Dessin de Gazzotti

Et délivre nous du mal, planche 1 (Dupuis, 1997). Cet album fut prépublié dans Spirou du 06 août (n° 3095) au 15 octobre 1997 (n° 3105).

Comme l’on peut instantanément s’en apercevoir en découvrant la première planche de « Délivre nous du mal », ou dès la 1ère case du tome 1 (« Un ange trépasse », Dupuis 1987), la ville contemporaine de New York est le décor phare de la série. Reflet de cet univers tendu vers les extrêmes, le héros vivra des hauts et des bas en arpentant les différents quartiers (Manhattan, le Bronx ou Chinatown), rues, bâtiments municipaux, escaliers, parcs, stades, terrains vagues, couloirs de métros et autres gratte-ciels en construction. Plus encore, afin de ménager sa mère, à la fois cardiaque et très croyante, Soda lui a fait croire qu’il n’était qu’un paisible pasteur un peu peureux. Après la mort violente de Joseph, père de David et shérif de Providence (Arizona), Mary, bouleversée, s’est en effet réfugiée chez son fils, dont le modeste appartement se situe au 416 Church Avenue, à Manhattan. Incapable de lui avouer qu’il est devenu lui-même policier, David continue de jouer la comédie : habitant au 23ème étage, il a appris à se changer en moins d’une minute tous les matins dans l’ascenseur pour quitter son faux costume de ministre du culte et redevenir le glacial lieutenant Soda. David envisage régulièrement d’avouer à sa mère sa véritable identité, mais à chaque épisode, une circonstance nouvelle l’en empêche ou le convainc de repousser cette douloureuse confession à plus tard.

La séquence culte de l'ascenseur, dans Fureur chez les saints (tome 5, 1993), page 10

Visuel de couverture pour la mini intégrale t.3 (fév. 2014), qui reprend le premier plat du tome 10, "Dieu seul le sait" (1999).

Outre les titres cyniques donnés à chacun des albums de la série (dont « Tu ne buteras point » pour le tome 3 et « Tuez en paix » pour le tome 8…), Philippe Tome démontre de manière assez constante à ses lecteurs que la frontière entre violence, respect de la loi et principes religieux est relativement ténue. Tel un mouvement de balancier exercé au fil des pages, les faits et gestes du héros doivent s’équilibrer – tant bien que mal – entre ciel et terre, vie familiale et professionnelle, intériorité et extériorité, amour et haine, application de la justice et vengeance aveugle. Cette bipolarité affirmée rend le personnage de Soda solitaire, taciturne, mais redoutablement efficace. De cette interrogation chronique du héros sur les valeurs, la vérité et la maîtrise d’un pouvoir parfois incertain, découle aussi la grande justesse de la série, dont chaque récit indépendant viendra toutefois compléter les trames et réflexions précédentes.

Revenons à notre planche…

La construction est d’apparence limpide, découpée en 4 grands plans verticaux réguliers, accordés avec l’architecture des buildings. Case 1, alors que le ciel est d’un bleu sans nuage, l’angle de vue – frontal – impose un regard tour à tour rectiligne et dédoublé : à la fois vers le centre de l’image, glissant entre les pignons serrés des immeubles en brique, les échelles incendie (fire escapes), les fumerolles et les mini-châteaux d’eau, mais aussi en direction de la silhouette emblématique et art déco de l’Empire State Building, planté dans le quartier de Midtown depuis mai 1931. Par un effet de zoom cinématographique digne de « Fenêtre sur cour », notre œil se dirige en case 2 vers l’un des étages extérieurs de l’immeuble jaunâtre, composant focalisant du plan précédent. Aucun dialogue ni aucune présence : la ville dort encore, dans la chaleur estivale qui se devine. Notons que ce sentiment de sérénité n’est pas si fréquent dans « Soda », dont nombre de titres débutent par une séquence forte (tomes 1, 4, 5, 6, 11 et 12) marquée par la mort, un temps pluvieux ( tomes 2, 7 et 8 ) ou les tourments du héros (tome 10). Dans « Délivre nous du mal », ces éléments seront renvoyés au final, tel un retour aux principes exutoires de la saga. Case 3, le mouvement de caméra induit que notre œil inquisiteur et silencieux (toujours situé à l’extérieur de l’immeuble se glisse à hauteur du fameux 23ème étage de l’appartement du héros : précisément, celui-ci est en train de quitter sa chambre, sac de voyage à la main. Soda n’est pour une fois pas habillé en pasteur, détail qui pourrait laisser présumer aux lecteurs coutumiers que sa mère n’est pas loin. À la 4ème case, cette présence maternelle sera toutefois confirmée par une voix en provenance du hors-champ droit, incitant aussi bien à tourner la page qu’à se questionner effectivement sur les agissements du héros.

"Fenêtre sur cour", par Alfred Hitchcock (1954) : jeu(x) de regard(s), dévoilement du crime ou voyeurisme ?

Deux introductions pluvieuses, dans les tomes 2 ("Lettres à Satan", 1988, dessin de Warnant - planche 2 originale encrée) et 8 ("Tuez en paix", 1996, dessin de Gazzotti - planche 1 originale encrée)

Point de connivence avec le lecteur féru des univers urbains empli de potentiels super-héroïques, la fenêtre (plus ou moins ouverte) sert ici de tremplin au suspense, à l’aventure et au voyage autant qu’à l’imaginaire et à la construction graphique de la case. D’autres auteurs (Winsor Mccay, Will Eisner, Tardi ou Schuiten et Peeters) l’ont montré ou suggéré, planches et cases ne sont souvent qu’un reflet des façades d’immeubles et de leurs multiples fenêtres. Symboliquement, l’escalier renverra à la recherche de la connaissance du monde aussi bien que du moi profond, tandis que la fenêtre consacrera la frontière entre ouverture et fermeture, espace public et privé (la chambre de Soda), principe masculin et féminin. Or, nous l’avons déjà précisé, c’est au cours de ce tome 9 que Soda se rendra avec sa mère (Mary) à Providence, en Arizona, pour y fleurir la tombe d’un père (Joseph) mort tragiquement il y a trois ans, cet acte étant le déclencheur de la venue de la cardiaque Mary à New York. Nous retrouvons là le principe de balancier évoqué (digne du Jugement de Salomon/Solomon), puisque le voyage du personnage fera bientôt intervenir graphiquement l’horizontalité des paysages du grand Ouest américain. Comme le suggère le titre, Soda va vivre un voyage cathartique en se délivrant d’un passé pesant : le mal rode encore à Providence (l’on pourra penser par analogie à cette autre ville homonyme, située dans le Rhode Island, et qui fut le lieu de naissance du romancier Lovecraft), tandis que s’exerce la volonté du démiurge (le scénariste !), susceptible d’amener le héros à la fin de sa propre quête, face au destin toujours hasardeux…

Horizontalité du voyage (planche 6)

Escalier, étage, niveau et Empire State Building : Soda serait-il devenu le héros (Jumpman/Mario) du fameux jeu d’arcade « Donkey Kong » créé par Nintendo en 1981, telle une citation du célèbre film « King Kong » de 1933 ? Un bien intéressant parallèle si l’on considère simplement et dans les deux cas que la mission première du personnage sera de protéger l’élément féminin contre toute monstruosité prédatrice. Derrière le ciel bleu et le calme apparents se cachent donc de sombres nuages : notre propre voyeurisme et la violence intrinsèque de la mégapole brisent à tout instant le cercle intime de la sphère privée… D’où, peut-être et suite aux attentats dont fut victime New York en 2001, la nécessité d’une « Résurrection », sinon d’un nouveau chemin – feuilletonesque – « à suivre ».

Le chemin de la rédemption ? Ex-libris pour la librairie Tropica BD (dessin de Gazzotti)

Résurrection de Soda : couverture de Spirou n° 3989 (24 au 30 septembre 2014) et recherches par Dan Verlinden

Couverture du nouvel album par Dan Verlinden (Dupuis, 2014)

Philippe TOMBLAINE

« Soda T9 : Et délivre nous du mal » par Bruno Gazotti et Philippe Tome

Éditions Dupuis (12,00 €), 1ère édition en 1997 - ISBN : 978-2800124711

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