Les animaux, puissants ou misérables, selon Dorison et Delep…

Imaginez une ferme isolée dans le monde de l’entre-deux-guerres, un univers abandonné des humains et où un taureau aurait établi sa dictature sur une communauté d’animaux… Revisitant tant Orwell (« La Ferme des animaux », 1945) que l’esprit caustique de la fable animalière, ce premier chapitre d’une tétralogie fait mouche avec un graphisme de toute beauté et son invitation à réfléchir sur l’évolution politique de nos sociétés actuelles. Sensible, impressionnant, mystérieux et inquiétant, « Le Château des animaux » est à vrai dire un classique instantané, au même titre que le tout aussi sombre « Blacksad » !

Un univers alternatif ? (planches 1 et 2 - Casterman 2019)

Dès les premières pages, l’on comprend que le président Silvio fait vivre un enfer aux autres animaux, tous contraints aux travaux forcés ou soumis aux sanctions exemplaires, sous l’œil d’une milice de chiens féroces et assoiffés de sang. Très vite, le lecteur prend donc fait et cause pour Miss Bangalore, la chatte craintive désireuse de protéger ses petits, pour César, le lapin rigolo, ou pour Marguerite, la vieille oie philosophe et contestataire. Tenaillés par l’injustice et la faim, tous vont s’allier au rat Alézar, qui prône la résistance et la désobéissance civile. Initialement publié sous la forme de trois « Gazette(s) du Château » (parues en janvier 2018, janvier et août 2019) tirées à 10 000 exemplaires numérotés (et 200 hors-commerce, numérotées et signées par les auteurs), ce récit était alors intelligemment complété par des articles (rédigés par Catherine Sauvat et Xavier Dorison) narrant les coulisses de la vie sociale et politique des lieux (voir l’article rédigé par Henri Filippini en mai 2018). Au lecteur de deviner ou de distinguer, entre les lignes, les articles aux tonalités propagandistes (honorant comme il se soit le « merveilleux président » Silvio), les dissensions, les accusations et autres appels aux dénonciations dignes d’un certain régime vichyste…

Une de la première gazette (Casterman, janvier 2018)

En couverture, la confrontation entre la blanche chatte Bengalore et le massif bovidé Silvio suggère non seulement le rapport de force défavorable mais aussi la différence de statut. La première, au niveau du sol carrelé, incarne le bas-peuple, quémandant auprès du monarque absolu une aumône nommée droit à la vie. Le second, auréolé d’un statut digne du divin, protégé – s’il en était besoin… – par sa garde prétorienne canine, semble à priori peu enclin à accéder à cette demande de privilège. Si l’on y regarde mieux, pourtant, la symbolique est toute autre : blanche, dans la lumière, le félin animal ose affronter le maître des lieux. À l’inverse, assis dans une position anthropomorphique ridicule sur un lit qui a perdu son éclat d’antan, Silvio n’est plus qu’une ombre néfaste, une dictature dont la noirceur ne s’impose plus que par une force écrasante et démesurée (ici, la masse corporelle, le sabot et les cornes). Au sol, le damier blanc et noir reprend cette lecture visuelle connotée : il s’agit bien d’un jeu d’échecs, où le roi – rappelons le – à une valeur stratégique bien moindre que la dame. Les mâles dominants, figés dans leur impétrant rôle de statue du commandeur, n’y pourront rien… ou du moins pas grand-chose.

Une autorité écrasante ! (encrage pour la planche 3, présentée dans la Gazette du Château n° 2 - Casterman, janvier 2019 )

Depuis quelques mois, probable résultant de la réflexion des auteurs sur le devenir de la planète et l’extinction massive des espèces, les animaux ont retrouvé une seconde jeunesse dans la bande dessinée : évoquons ici ces diverses réussites récentes que sont « L’Arche de Néo » (évocation de la cause animale ; voir notre article), « Le Loup » de Jean-Marc Rochette (voir notre article) ou l’heroic fantasy « Les Cinq Terres », ambitieux projet Delcourt prévu en cinq cycles de six tomes. Apportant une pierre de belle qualité à ce corpus, Xavier Dorison (« Long John Silver, « Le Maître d’arme », « Undertaker ») et Félix Delep plongent à merveille dans les arcanes d’un genre, la fable animalière matinée de picaresque, genre qui était devenu l’apanage contemporain du film d’animation. De « L’Âge de glace » (2002 à 2016) à « Comme des bêtes » (2016 – 2019) en passant par « Zootopie » (2016) ou « Minuscule » (2013 – 2019), inventivité, sentiments et ironie n’ont pas manqué d’émerveiller les spectateurs. Dans un style faussement disneyen, finalement très proche des animations et réalisations de Don Bluth (« Rox et Rouky » en 1981, « Brisby et le secret de NIMH en 1982 »), « Le Château des animaux » délaisse la mièvrerie au profit d’un réalisme de situation saisissant, cependant accessible à de nombreux degrés d’âges et autant d’interprétation de lectures. Repéré par Lewis Trondheim au travers de « Red et Blanco », une courte histoire animalière publiée dans Spirou, puis distingué par Dorison (lequel, comble du comble, était déjà – et sans le savoir – son professeur de scénario lors du cours magistral donné à l’école d’art lyonnaise Émile Cohl !), Delep aura passé deux années et demie à parfaire cet album et à saisir son récit par les cornes. Pour contrer la terreur et le mépris ambiant, ce n’est pas si bête ! À suivre par conséquent avec grand intérêt dans les tomes 2 (« Les Marguerites de l’hiver »), 3 (« La Nuit des justes ») et 4 (« Le Sang du roi ») au fil des mois à venir.

Une référence de tons assumée. Affiche pour "Brisby et le Secret de NIMH" (Don Bluth, 1982)

Couverture pour la version luxe (Casterman 2019)

Philippe TOMBLAINE

« Le Château des animaux T1 : Miss Bengalore » par Félix Delep et Xavier Dorison
Éditions Casterman (15,95 €) – ISBN : 978-2203148888
Version luxe (39,00 €) – ISBN : 978-2203198890

Galerie

Une réponse à Les animaux, puissants ou misérables, selon Dorison et Delep…

  1. Dom dit :

    Merci pour toutes ces références dont il me reste une partie à découvrir, de la lecture en perspective !

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