« Ma guerre de La Rochelle à Dachau » par Tiburce Oger

Engagé en 1943 dans la brigade « Liberté » des FTP de La Rochelle, Guy-Pierre Gauthier sera arrêté puis déporté à Dachau en juillet 1944. Jour après jour, souffrance après souffrance, l’homme se bat pour rester un homme, et survivre… Ayant réussi depuis 2015 à lever le voile mémoriel sur l’indicible, Tiburce Oger a pu raconter dans un solide one-shot de 80 pages les épreuves vécues par son grand-père. Soixante-dix ans après, l’incroyable destin du déporté n’a rien perdu de sa force. Une lumière et un témoignage essentiel, à mettre en parallèle de l’actuelle exposition consacrée à la représentation de la Shoah en bande dessinée (19 janvier – au 30 octobre 2017).

A la mémoire d'un déporté (planches 1 et 2 ( Rue de Sèvres 2017)

Tiburce Oger, né en janvier 1967 dans la région parisienne et résidant depuis plusieurs années en Charente, était jusque ici beaucoup plus connu des lecteurs pour la grande réussite de ses séries d’heroic fantasy (« Gorn » chez Vents d’Ouest de 1992 à 2008, « Orull, le souffleur de nuages » (scénario de Filippi) pour Delcourt entre 2001 et 2004, « Les Chevaliers d’émeraude » (d’après Anne Robillard) depuis 2011 chez Casterman) ou westerniennes (« La Piste des ombres » chez Vents d’Ouest de 2000 à 2002 ; « Buffalo Runner » aux éditions Rue de Sèvres en 2015). Assisté par sa femme Eliette, également scénariste (citons notamment « Canoë Bay » dessiné par Patrick Prugne en 2009) et coloriste, Oger avait déjà investi la thématique de la Seconde Guerre mondiale en 2016 avec « Black Sands – Unité 731 » (illustré par Mathieu Contis), où il se penchait sur l’immonde programme d’expérimentation bactériologique japonais mené sur des cobayes humains. « Ma Guerre », projet porté par l’auteur depuis plus de trente ans, s’était longtemps heurté au silence du grand-père, jusqu’à ce que ce dernier se voit dignement remettre en mai 2015 la distinction de Chevalier de la Légion d’Honneur. Dès lors, Guy-pierre Gauthier accepta de témoigner, notamment pour évoquer la mémoire des « copains disparus »…

Le jour de la déportation (planche 39 - Rue de Sèvres 2017)

Dans l'enfer de Dachau... (planche 43 - Rue de Sèvres 2017)

Vues du camp de Dachau

Influencé par le courage de son propre père (engagé dans les corps francs à 17 ans durant la Première Guerre), Guy Pierre entre en résistance à La Rochelle dès 1941, après la mort d’un de ses amis, sympathisant communiste fusillé. La surveillance de la rade de La Pallice, la distribution de tracts, le déboulonnage de rails, l’incendie de dépôts de charbon puis le déraillement de trains constituent des actions qui le poussent de plus en plus au risque d’être repéré et arrêté. Le 22 octobre 1943, il est finalement capturé par la Gestapo et transféré à Niort. S’ensuivront les coups , la condamnation du réseau à 12 ans de travaux forcés puis le transfert vers la grande prison centrale d’Eysses (Lot-et-Garonne). Après une tentative de mutinerie en février 1944, les meneurs sont exécutés et Gauthier déporté en Allemagne à partir du mois de mai suivant. Au camp d’Allach (annexe de Dachau), il se retrouve dans l’enfer des usines souterraines BMW qui participent à « l’effort de guerre ». La faim, les exécutions sommaires, le typhus, le froid, les sévices, les chambres à gaz et plus largement l’imaginable horreur de la concentration et de l’extermination sont « mises en scène » (si l’on peut dire…) de manière admirable et digne par Oger, probablement inspiré par des œuvres similaires. On pourra ainsi songer tant à l’incontournable « Maus » de Spielgeman (dont le père, Vladek, sera aussi un survivant de Dachau) qu’à « KZ Dora » de Walter Robin (Des Ronds dans l’O, 2010), « Le Carnet de Roger » de Florent Silloray (Sarbacane, 2011) ou « Moi, René Tardi, prisonnier au Stalag IIB » de Tardi (Casterman, depuis 2012). Si le lecteur pensait tout savoir sur cette période et la vie des déportés, l’album se chargera d’éclairer sa mémoire sur une foule de détails intimes et essentiels, telle l’humanité des docteurs français du camp ou le fait que, pour tromper la faim coûte que coûte, on puisse se servir d’une braise d’os comme allume-cigarette !

Tiburce Oger : " Le premier essai fut la vue du port de La Rochelle se reflétant dans l'eau sous les pieds de mon grand-père en tenue de déporté ; cela montrait ce à quoi il se raccrochait en pensée pour ne pas sombrer dans le désespoir. La vue éloignée ne me plaisant pas trop, j'ai choisi de me rapprocher du personnage et de plonger - littéralement - dans son regard. J'avais représenté une blessure que mon grand-père reçu un jour à l’œil par un kapo, mais sous les conseils de mon éditrice qui trouvait le visage trop dur, j'ai refait l'image entièrement et tenté de donner l'impression d'être happé par le regard du personnage, le port de La Rochelle en reflet dans la flaque a disparu, une information de trop..."

Crayonné et essai de mises en couleurs du dessin de couverture (version non finalisée)

En couverture de « Ma Guerre », l’auteur ne pouvait qu’illustrer sans détour son sujet, en dessinant l’inextinguible existence de ce corps et de cette âme que le nazisme veut détruire et briser par tous les moyens : en plongée, pieds nus dans la boue du camp (dont on devine les poteaux en béton et la clôture barbelée), le déporté est rendu anonyme de par ses cheveux rasés, son numéro (Gauthier devient le numéro 73 505) et sa tenue rayée grises et bleue. Le triangle rouge F identifie pour sa part les prisonniers politiques français (communistes, résistants, etc.). Rappelons que le système concentrationnaire poursuit ici un objectif jugé « essentiel » : transformer la personne individuelle en un sous-homme interchangeable, afin d’aider au maintien de la discipline voulue par les décideurs de la SS dans les camps. A la propagande constante du « Juif-vermine » s’ajoutait donc ce quotidien dans lequel les gardiens (dont les Kapos) sont encouragés, par l’aspect extérieur épouvantable des prisonniers (de quelques nationalités qu’ils soient), à ne plus voir en eux qu’un spectacle indigne même des animaux. Dans cet univers aliénant, les poings serrés et le regard crispé, tourné vers le ciel, de Gauthier constituent encore un espoir et une échappatoire. Dans la typographie du titre, « Ma » est inscrit à la main, telle une réappropriation digne du combat d’une vie. Toute l’humble morale de l’album est là : en son âme et conscience, « Résister » et « Tenir bon ! », jusqu’à ce 29 avril 1945 miraculeux où la 45e division d’infanterie de la septième Armée américaine libéra le camp de Dachau (le 30 avril par la 42e pour Allach)…

Dessin finalisé pour le 1er plat

Philippe TOMBLAINE

« Ma guerre de La Rochelle à Dachau » par Tiburce Oger
Éditions Rue de Sèvres (17,00 €) – ISBN : 978-2369812951

Exposition Shoah et Bande dessinée : http://expo-bd.memorialdelashoah.org/

Galerie

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