Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Jirô Taniguchi est mort !
Jirô Taniguchi s’est éteint à l’âge de 69 ans, ce samedi 11 février 2017. Même si nous le savions atteint d’un cancer, ce décès est une (mauvaise) surprise qui endeuille à la fois le monde du manga et celui de la bande dessinée en général. En effet, cet auteur est l’un des seuls qui ont su conquérir un très large public francophone malgré l’origine japonaise de ses créations.
Si la reconnaissance de son œuvre y reste tardive, Taniguchi est présent dés les débuts de la popularité du manga en Occident. « Hotel Arbour View » fut sa première œuvre traduite en anglais en octobre 1990. À cette époque, l’éditeur Viz Comics a tenté de faire découvrir le manga, dans un format différent, en lançant une série de titres en grand format et au nombre de pages élevées, comme cela se pratiquait déjà dans le marché naissant des romans graphiques. Ce fut un échec commercial monumental, malgré le soin apporté à cette édition : dos carré, couverture souple, couverte d’une jaquette plastique texturée protégeant élégamment le livre et une impression noir et blanc soignée sur un papier de qualité.
Ensuite, il faudra attendre 1995 pour voir apparaître le surprenant « L’Homme qui marche » sur les rayonnages français. Entre-temps, Jirô Taniguchi à fait parti du groupe de Japonais invités en janvier 1991 au festival international de la bande dessinée d’Angoulême avec Buichi Terasawa (l’auteur de « Cobra ») et Masashi Tanaka (l’auteur des aventures muettes de « Gon, le petit dinosaure »). À cette époque, peu de mangas avaient été publiés en France et, notamment, aucun de ces trois dessinateurs. Seul « Akira » de Katsuhiro Otomo, publié en kiosque par les éditions Glénat dés mars 1990, avait su conquérir un large public grâce à sa mise en couleurs rappelant les séries télé diffusées sur les chaînes françaises depuis les années 1970, avec un côté plus adulte qui touchait les adolescents de l’époque.
C’est lors de ce festival d’Angoulême que votre serviteur a lui-même rencontré Taniguchi pour la première fois. Je ne recevrais, en direct des États-Unis, « Hotel Arbour View » que quelques semaines plus tard. C’est aussi à ce moment-là qu’il fera la connaissance de Frédéric Boilet et qu’ils entretiendront, depuis, une amitié dépassant les frontières de la langue. Boilet lui demandera d’ailleurs de faire les trames de son album « Tôkyô est mon jardin ». Ils travailleront dorénavant ensemble et essaieront de faire découvrir la bande dessinée française au Japon et réciproquement. Sur le petit stand mis à leur disposition, les mangakas avaient avec eux quelques titres en japonais qu’ils pouvaient dédicacer. Les lecteurs de bande dessinée traditionnelle ne furent pas franchement enthousiastes à l’idée de feuilleter une histoire sans rien y comprendre. Pourtant, dans ses bagages, Taniguchi avait amené quelques chefs-d’œuvre, dont sa dernière série du moment : « Blanco », une histoire de chien blanc aussi féroce qu’un loup et produit de manipulations génétiques. Ce titre, qui ne fut publié qu’en 1996 en France, met en image des animaux somptueux dans des paysages grandioses. Du grand Taniguchi d’avant « L’Homme qui marche » sa première œuvre capitale traduite chez Casterman en 1995.
C’est justement sur ce manga que travaillait Taniguchi lorsqu’il est venu en France en 1991. Publié en 1993 au Japon, « L’Homme qui marche » marque un tournant dans sa carrière. Un tournant qui lui ouvre les portes du marché français avec cette bande dessinée mettant en scène un quotidien nonchalant où l’on voit un homme déambuler dans les rues de son quartier et vivre sans autre ressort tragique pouvant déranger l’instant présent. C’est la première fois, en France, qu’un manga aborde une thématique adulte qui n’est pas basée sur un drame ou tirée d’un animé. C’est aussi la première fois que le public francophone peut, enfin, voir un manga comme une œuvre graphique au scénario travaillé et sortir de ce constat de violence omniprésente et de dessin indignant que représentait le manga aux yeux des amateurs de bande dessinée franco-belge.
Jirô Taniguchi est né le 14 août 1947 dans une famille modeste vivant à Totori : une ville d’un peu moins de 200 000 habitants, située sur la côte nord du Japon, à l’opposé d’Osaka. Son père exerce le métier de coiffeur tandis que sa mère fait des petits boulots. Ayant peu de moyens, il passe la plupart de son temps libre à lire et à dessiner. Durant son adolescence, il découvre la revue Garo et le travail de Yoshihiro Tatsumi. C’est décidé, il sera mangaka. En 1994, il a évoqué une partie de cette enfance dans sa série en quatre volumes « Le journal de mon père », que Casterman publie en 1999 en français.
En 1969, alors qu’il n’a que 19 ans, il se rend à Tokyo pour travailler comme assistant dans le studio de Kyūta Ishikawa : un auteur connu pour ses mangas mettant en scène des animaux à forte personnalité. Il y restera cinq ans. Pendant ce temps, il publie sa première histoire personnelle dans le Young Comics du 22 décembre 1971 : « Kareta heya » (« La Chambre maudite ») (1), une histoire courte de onze pages où un homme vit dans une pièce où se prostituait une ancienne occupante. Il dessine ainsi diverses œuvres de commande pseudo-érotiques pendant ses débuts.
En 1974, il devient l’assistant de Kazuo Kamimura qui lui laissera une très grande liberté artistique dans la représentation des décors de ses planches. Liberté qu’il accordait à tous ses assistants. De leur côté, ces derniers tentaient de s’adapter, avec plus ou moins de réussite, au trait de ce maître extrêmement productif.
C’est en 1976, à un tournant de sa carrière, qu’il fait la connaissance des scénaristes Caribu Marley et surtout Natsuo Sekikawa, avec lequel il réalisera énormément de titres Hard-Boiled, dont le fameux « Hotel Harbor View » précédemment mentionné. C’est surtout avec lui qu’il va publier l’une de ses œuvres majeures : « Au temps de Botchan ». Cinq volumes seront édités au Japon, entre 1987 et 1996, et en France une première fois aux éditions du Seuil de 2002 à 2006 et chez Casterman, son principal éditeur francophone, de 2011 à 2013 (voir Plus de lecture 2004). Ce titre raconte l’histoire sociale et politique du Japon après la victoire contre la Russie en 1905, à travers celles de différents écrivains japonais célèbres. Il y a notamment Natsume Soseki dont le roman « Botchan » donne son titre à ce manga. Même s’il a été publié tardivement chez nous, ce recueil a contribué à asseoir la renommée de Taniguchi en touchant un public dépassant les frontières du manga et de la bande dessinée en général. Considéré au Japon comme l’un des premiers vrais mangas littéraires, cette série a gagné de nombreux prix : Prix d’excellence de l’association des mangakas japonais en 1993, Grand Prix culturel Osamu Tezuka en 1998 et Prix Micheluzzi de la meilleure série étrangère en Italie en 2004.
Pendant de longues années, Taniguchi dessinera d’arrache-pied, toujours avec son style réaliste, ce qui est une gageure quand on doit produire une trentaine de pages chaque mois en respectant des délais imposés par les rédactions. Ainsi, il enchaînera des œuvres sur des sujets très divers, dont la plupart ne seront publiées que tardivement chez nous. On peut citer « Le Gourmet solitaire » entre 1994 et 1996 (Casterman en 2005 pour l’édition française) — une ode au plaisir de la table scénarisé par Masayuki Kusumi —, « Le Sommet des dieux » en 2000 adaptation du roman de Baku Yumemakura (Kana en 2004 pour l’édition française) : le parcours d’un alpiniste japonais et des recherches qu’il a entrepris à la suite de la découverte de l’appareil photo de George Mallory qui pourrait prouver qu’il est bien le premier homme à avoir gravi le sommet de cette montagne (voir Plus de lecture 2004).
Cette série a d’ailleurs reçu le Prix d’excellence, dans la catégorie manga, du Festival des arts médias de l’Agence pour les affaires culturelles au Japon en 2001 et le Prix du dessin (pour le second tome) au Festival d’Angoulême de 2005.
Toujours passionné par la bande dessinée européenne, Taniguchi réussit le tour de force de se faire écrire un scénario par Jean Giraud alias Moebius. Il en résultera une œuvre de science-fiction : « Icare » en 1997. Curieusement, il faudra attendre 2005 pour la voir publiée en français, chez Kana.
En 1998, il dessine « Quartier lointain » où un homme proche de la cinquantaine se trompe de train pour rentrer chez lui. Instinctivement, il se dirige vers sa ville natale où il se remémorera sa jeunesse et finira par revivre l’année de ses quatorze ans, quelques mois avant la disparition de son père. Ce manga a fait l’objet d’une adaptation cinématographique dont l’action se déroule dorénavant en France. Le film, réalisé par Sam Garbarski, est sorti le 24 novembre 2010. Jirô Taniguchi y fait même un cameo. Ce long métrage a été rendu possible, grâce aux nombreuses récompenses de l’œuvre originale : Prix d’Excellence du Festival des arts médias de l’Agence pour les affaires culturelles au Japon en 1998, Alph-Art du meilleur scénario — ainsi que le Prix Canal BD — au Festival d’Angoulême en 2003. C’est la première fois qu’un manga est primé dans ce festival de renommée mondiale.
Le 15 juillet 2011, à Tokyo, alors que ses œuvres sont de plus en plus publiées en France, il est fait Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres par Frédéric Mitterrand, alors ministre de la Culture et de la Communication.
Sa réputation n’est plus à faire. Son travail est dorénavant reconnu en France et des expositions commencent à être organisées sur son auguste personne. Le festival de la bande dessinée Angoulême lui rendra deux fois hommage avec « Éloge du détour » en 1992 et « Taniguchi, l’homme qui rêve » en 2015. Cette dernière exposition, sûrement la plus grande réalisée en Europe sur un auteur japonais, se déplaça même à Versailles du 12 mars au 15 mai 2016 (voir Jirô Taniguchi rêve à Versailles !).
Consécration de son amour pour la bande dessinée française, un recueil atypique — « Les Gardiens du Louvre » (voir « Les Gardiens du Louvre » par Jirō Taniguchi) — est publié en 2014. Entièrement en couleurs directes, cette collaboration avec Louvre éditions et Futuropolis a demandée un énorme travail à l’auteur. Il a notamment passé un mois à arpenter les galeries du Musée du Louvre pour réaliser des croquis et s’imprégner de l’atmosphère particulière du lieu. Cet album, très grand format, est le seul de la collection à avoir été publié dans le sens de lecture japonais.
Sa maîtrise de la couleur et de la mise en scène s’est également illustrée dans le Travel Books sur Venise que lui a commandé la célèbre marque Louis Vuitton, la même année.
En 2016, les éditions Casterman étaient revenues sur sa prolifique carrière en publiant un recueil de ses plus belles illustrations : « L’Art de Jirô Taniguchi » (voir Un superbe artbook de Taniguchi !). Une belle consécration pour cet artiste qui disparaît en laissant derrière lui une œuvre pléthorique aux sujets variés. Chaque lecteur doit pouvoir trouver dans les livres de Taniguchi un sujet qui va l’émouvoir, même s’il n’a jamais lu de mangas. Cet artiste vivra éternellement au travers de son œuvre comme tout grand artiste qu’il était et le restera pour la postérité.
Gwenaël JACQUET
Pour en savoir plus sur Jirô Taniguchi, lire « Jirô Taniguchi, l’homme qui dessine : entretiens » par Benoît Peeters aux éditions Casterman (voir « Jirô Taniguchi, l’homme qui dessine » est un livre d’entretiens passionnant !)
et, évidemment, nos nombreuses chroniques sur les traductions de ses ouvrages non cités dans cet article :
« Les Rêveries d’un gourmet solitaire »,
ou Plus de lectures 2009 (pour « Un zoo en hiver »),
Plus de lecture 2007 (pour « La Montagne magique »),
Plus de lecture 2006 (pour « Un ciel radieux »),
Plus de lecture 2005 (pour « Terre de rêves »),
Plus de lecture 2004 (pour « Kaze No Shô : le livre du vent »).
(1) : « Kareta heya » (嗄れた部屋) n’ayant pas de traduction officielle en français, ce titre est régulièrement traduit littéralement par « Une chambre rauque » ou « La Chambre fanée » ou encore « Un été desséché », mais ces interprétations ne reflète pas selon moi l’idée de départ du titre. À noter, surtout, que la plupart des biographies en français de Taniguchi datent cette histoire courte de l’année 1970, alors que la plupart de celles en langue anglaise donnent la date de 1972. Malheureusement, ces deux dates sont fausses puisque l’histoire est parue dans le Young Comics du 22 décembre 1971, ce qui expliquerait que, même au Japon, la plupart des historiens la datent de 1972 du fait de sa publication tardive en 1971 (Voir cette page d’un érudit sur le sujet, malheureusement en japonais).
J’appréciais beaucoup son travail, à commencer par Au temps de Botchan, dont je me suis délecté des 4 tomes parus dans la collection Ecritures (le 5ème et dernier album n’a jamais été publié, malheureusement…) et qui nous faisait revivre les grands courants littéraires de l’ère Meiji.
Je me suis bien entendu régalé à la lecture de Quartier lointain (que je me suis relu ce week-end et son hommage) et du Journal de mon père, mais aussi de l’Homme qui marche, Furari, Les années douces, Un zoo en hiver, Un ciel radieux ou bien encore de son Anthologie (Terre de rêves, L’homme de la toundra).
Merci Tanuguchi Jiro pour tous ces moments de lecture et de poésie que vous nous avez offert.
Rien que pour Le sommet des dieux, Tanighuchi aurait dû avoir le Nobel. Les meilleurs partent toujours trop tôt.
Un auteur de trop haut niveau pour Angoulême, qui ne lui a jamais décerné le Grand Prix ; quelle bande d’incompétents !
Quelle triste nouvelle. J’avais adoré le « journal de mon père » tout comme « quartier lointain » sans oublier bien sur « Le sommet de Dieux ».