« Trouble is my Business » par Jirô Taniguchi et Natsuo Sekikawa

S’il y a un nom dans le manga qui est reconnu comme un grand Auteur par les lecteurs français, c’est bien Jirô Taniguchi. Dessinateur réaliste, il a su nous proposer des œuvres de haute qualité comme « Quartier lointain » ou « Le Sommet des dieux ». Il a collaboré avec les plus grands scénaristes, même Moebius s’est acoquiné avec lui pour un énigmatique volume unique « Icare ». Son travail ne s’arrête pourtant pas à ces quelques œuvres que nous avons découvertes en France dans des collections souvent prestigieuses et plus adaptées à un lectorat adulte que la production manga classique.

Lorsque j’ai rencontré Jirô Taniguchi pour la première fois, c’était en 1991, lors du festival d’Angoulême. Je tenais le stand des invités japonais. Même si sa série « Blanco » était sortie depuis 5 ans, c’était ce titre qui était mis en avant sur ce petit bout de Japon composé de quelques un de ses compatriotes de renom (Buichi Terazawa (« Cobra ») Masashi Tanaka (« Gon ») et Tomofusa Kure (critique BD). Je me suis empressé de dévorer ces deux volumes qu’il m’a gentiment dédicacés. Peu de monde s’était déplacé pour le voir, il n’était encore qu’un japonais inconnu, chez nous ! Nous avons échangé quelques civilités, je ne parlais pas assez bien japonais pour aller plus loin. Pourtant, son trait, sa mise en page dynamique et néanmoins académique m’ont fortement impressionné. Juste avant ce festival, l’éditeur américain VIZ comics venait de publier « Hotel Harbor View » dans sa collection Spectrum Editions. Seulement trois titres ont eu les honneurs d’une édition luxueuse comparée à ce qui sortait en comics à l’époque. Dos carré, jaquette sur papier épais, et surtout une impression et une traduction de qualité. Deux titres faisaient la part belle à la fiction, « Shion: Blade of the Minstrel » de Yu Kinutani’s et « Saber Tiger » de Yukinobu Hoshino (« 2001 nuits »). Le troisième livre était ancré dans une réalité pessimiste, c’était « Hotel Harbour View » de Natsuo Sekikawa et Jirô Taniguchi. C’est ce même duo que l’on retrouve aux commandes de « Trouble is my business ». Trente ans après la première publication au Japon, cette série de polars est enfin publiée en langue française.

Natsuo Sekikawa est un des scénaristes ayant le plus travaillé avec Taniguchi. Les Éditions du Seuil ont déjà publié une de leur collaboration en français « Au temps de Botchan » [1] en 2002. Cet ouvrage très littéraire dépeint un japon réaliste et fait la part belle à la politique et à la chronique sociale. « Trouble is my business » est très différent, c’est une succession d’histoires policières avec un détective franchement pathétique au premier abord. Oubliez tous ce que vous connaissez de Taniguchi, ce manga n’a rien de commun avec ce qui existe déjà en français, à part peut-être « Seton », mais cette œuvre est beaucoup plus récente [2005]. On oublie les scènes contemplatives de « L’homme qui marche ». Chaque chapitre étant indépendant, il faut que l’histoire aille vite, que l’action s’enchaîne et que le lecteur comprenne immédiatement ce qui se passe. C’est le propre des feuilletons hebdomadaire ou mensuel. Il faut capter l’attention du public qu’il ne soit pas complètement dépaysé même s’il n’a pas suivi assidûment les premiers chapitres. D’ailleurs, la première histoire composant ce recueil démarre comme si nous étions déjà familiers avec ce héros : Jôtarô Fukamachi, un détective privé vivant aux crochets d’une amie dentiste. Il loge dans son cabinet, elle n’a pas encore un rôle important au début de l’histoire. Son caractère bien trempé et direct fera pourtant d’elle un personnage clef des derniers recueils. Le reste de l’entourage de ce détective caricatural est composé de yakuza, policiers, indics et autres loueurs d’armes, que du classique.

Loin des chefs d’œuvre auquel nous avais habitué ce mangaka, « Trouble is my business » se laisse lire comme on lirait un roman de gare ou un pocket de chez Lug ou Sagedition. Le sujet se prête parfaitement à un traitement semi-humoristique, semi-réaliste. Le dessin de Taniguchi est plus lourd, plus pâteux que dans ses derniers ouvrages. Ce n’est pas du polar noir, rien de bien tragique dans la vie de Jôtarô Fukamachi. Il s’occupe plutôt d’affaire de mœurs, de maris trompés ou de vielles ayant besoin de protection. Du coup, les pages sont claires et bien aérées. Les neufs histoire regroupée dans ce premier volume sur les six à paraîtres, sont toute lisible indépendamment les unes des autres. Seules la famille du héros et ses tentatives de renouer avec son ex-femme et son adolescente de fille crées un fil conducteur extrêmement mince entre chaque épisode. Si le ton est léger, certaines histoires ont une fin un peu plus tragique, voire inattendue. L’avantage étant de ne pas tomber dans la routine, et ça, le scénariste Natsuo Sekikawa sait exactement comment nous guider pour finalement nous surprendre.

Cette traduction en français d’une œuvre de jeunesse de Taniguchi nous montre les facettes multiples que cette auteure peut avoir. Si je voulais rester dans le cliché, je dirais que « Trouble is my business » reste une bonne série policière fort agréable à lire au coin du feu, un verre de whisky négligemment posé sur l’accoudoir d’un fauteuil club. Vous avez dit cliché, je dis inconscient collectif. Jôtarô Fukamachi fait partie de ces héros accessibles, quand on ouvre le livre, on le connaît déjà un peu.

« Trouble is my business » par Jirô Taniguchi et Natsuo Sekikawa

Édition Kana (18 €) ISBN : 9782505016991

(1) « Au temps de Botchan » a, depuis 2011, été repris (dans le sens de lecture occidental) par les éditions Casterman.

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