Récents ouvrages érudits et patrimoniaux…

Après les nouvelles intégrales (1) et les récentes monographies (2) évoquées lors de précédents « Coins du patrimoine », passons maintenant à la présentation d’autres imposants ouvrages présentant, sous une forme ou sous une autre, une partie de l’histoire de la bande dessinée ; ceci afin de réaliser un petit tour d’horizon, très sélectif, des beaux livres patrimoniaux proposés en cette fin d’année et que vous sachiez quoi mettre sous le sapin…

Vincent Bernière photographié par Youri Lenquette.

Curieusement, il se trouve que deux opus proposés récemment — et méritant vraiment le détour — s’attardent exactement sur le même sujet, pourtant quasi inédit dans la littérature consacrée au 9e art jusqu’à lors : les planches originales de la bande dessinée. En effet, « Les 100 Plus Belles Planches de la bande dessinée » de Vincent Bernière chez Beaux Arts éditions et « Petites Histoires originales » de François Deneyer au Musée Jijé nous racontent, chacun à leur manière, des anecdotes qui permettent d’y voir plus clair dans le long parcours de notre média préféré, jusqu’à la reconnaissance qui est la sienne aujourd’hui et qui lui permet, entre autres, d’accéder aux salles de ventes et d’y remporter des succès assez remarquables de plus en plus médiatisés.

Dans le premier, le journaliste français (travaillant surtout pour le magazine Technikart) Vincent Bernière, mais aussi romancier, scénariste, traducteur et éditeur de bande dessinée aux éditions Delcourt où il dirige deux collections (l’une sur les romans graphiques américains, l’autre sur les BD érotiques), analyse quelques planches de BD, comme s’il s’agissait d’œuvres d’art ; ceci pour le compte des éditions Beaux Arts où il collabore au magazine éponyme, en tant que critique de bande dessinée, depuis 1999. Il s’agit, bien entendu, d’un choix tout à fait personnel, mais Bernière l’argumente plutôt bien et sait se montrer convaincant, en appuyant sa démonstration avec, notamment, une sélection d’œuvres plastiques, graphiques ou cinématographiques qui fait écho à son discours.

Par ailleurs, il faut bien reconnaître que l’auteur balaye large et que les choix sont bons ; même si, évidemment, chacun trouvera que sa planche préférée est absente de ce bel ouvrage, lequel nous donne aussi l’occasion de nous rappeler nos anciennes lectures, avec l’envie de les reprendre avec un œil nouveau : plus de deux-cent-vingt pages au format 245 x 320 cm où l’on picorera, avec plaisir, les œuvres commentées d’incontournables franco-belges (Rodolphe Töpffer, Alain Saint-Ogan, Calvo, René Pellos, Hergé, Edgar P. Jacobs, Jacques Martin, Jean Graton, Albert Uderzo & René Goscinny, Victor Hubinon & Jean-Michel Charlier, Jijé, Greg, Raymond Macherot, André Franquin, Morris, Peyo, Raymond Poïvet, Jean-Claude Forest, Paul Gillon…), d’auteurs plus contemporains dans la même veine (Moebius, Fred, Jean-Claude Mézières & Pierre Christin, Claire Bretécher, Philippe Druillet, Gotlib, Enki Bilal, Jacques Tardi, Hermann, William Vance, Grzegorz Rosiński ou Philippe Francq & Jean Van Hamme, Régis Loisel, François Boucq, Jacques de Loustal, Yves Chaland & Yann, François Schuiten, François Bourgeon, René Pétillon, Cosey, Jean-Pierre Gibrat, Edmond Baudoin, Marc-Antoine Mathieu, David B., Pascal Rabaté, Joann Sfar, Blutch, Nicolas de Crécy…), mais aussi des représentants du 9e art américain (Winsor McCay, George Herriman, Harold Foster, Jerry Siegel & Joe Shuster, Jack Kirby, Will Eisner, Charles Monroe Schulz, Russ Manning, Art Spiegelman, Frank Miller, Robert Crumb, Charles Burns, Chris Ware, Daniel Clowes…), italien (Hugo Pratt, Dino Battaglia, Guido Buzzelli, Milo Manara, Sergio Toppi, Attilio Micheluzzi, Lorenzo Mattotti…), japonais (Osamu Tezuka, Yoshiharu Tsuge, Katsuhiro Ôtomo et Jirô Taniguchi), anglais (Dave McKean, Eddie Campbell & Alan Moore), espagnols (Jordi Bernet) ou argentin (Alberto Breccia).

Une très belle promenade iconographique, parmi les grands maîtres du domaine, qui se termine avec quatre pages très instructives dues à l’érudit Benoît Peeters sur le sujet : « La Planche de bande dessinée, un objet singulier ».

« Les 100 Plus Belles Planches de la bande dessinée » par Vincent Bernière

Beaux Arts éditions (34,5 €) – ISBN : 9 791 020 403 100

Avec « Petites Histoires originales », le Belge François Deneyer, grand spécialiste de l’œuvre de Joseph Gillain alias Jijé, nous propose, quant à lui, un véritable historique de la collection de planches de bandes dessinées franco-belges, entre passion, art et spéculations : les sommes en jeu étant, parfois, source d’intrigues et de manœuvres douteuses.

Deneyer nous explique donc la création d’une planche et son parcours après l’impression de l’album, nous renseigne sur le premier collectionneur de planches originales franco-belges dans les années 1960 ou sur les endroits où l’on trouvait facilement des originaux pendant la décennie suivante, et nous raconte l’histoire des premières galeries spécialisées et des ventes publiques dans les années 1980.

Planche crayonnée de la page 3 des « Bijoux de la Castafiore » d'Hergé prépubliée dans le journal Tintin en 1961.

Et l’auteur sait de quoi il parle, puisqu’il a été lui-même libraire, commissaire de plusieurs expositions patrimoniales ou responsable du Musée Jijé et qu’il s’est, d’autre part, entretenu avec de nombreux collectionneurs de la première heure.

D’ailleurs, les propos de ces derniers, qui racontent leurs parcours, souvent pimentés d’anecdotes étonnantes (en ne se gênant pas pour donner leur avis sur le marché actuel et sur leurs experts), apportent un éclairage inédit sur les petites histoires qui jalonnent le marché des originaux depuis plus de quarante ans.

Ainsi, ils égayent parcimonieusement cet ouvrage de plus que quatre cent vingt pages, lequel est aussi sérieux que divertissant et illustré par de très belles pièces dues, bien entendu, aux auteurs déjà cités, pour la plupart, pour le livre de Bernière.

Deneyer y rajoute quand même des dessinateurs comme Will, Walt Kelly, Willy Vandersteen, Cliff Sterrett, Frederick Opper, George McManus, Chic Young, Milton Caniff, Sirius, Andreas, Didier Comès, Bernar Yslaire, Maurice Tillieux, Jean Roba, Paul Cuvelier, Eddy Paape, René Hausman, MiTacq, Enrico Marini, Alex Raymond, Frank Le Gall, Bruno Gazzotti, André Geerts, Jean-Claude Servais, Derib, Raymond Reding, Marten Toonder, Hans Kresse, Juanjo Guarnido, Dante Quinterno, Mike Mignola, Marc Wasterlain, Berck, André Juillard, Marc Hardy, Tibet, Albert Weinberg, Arthur Piroton, François Walthéry, Éric Maltaite, Alain Dodier, Dany ou Paul Deliège, pour obtenir une impressionnante liste hétéroclite, mais de référence, des grands maîtres du 9e art !

Certainement le plus intéressant ouvrage, paru récemment, sur l’histoire de la bande dessinée franco-belge i

Planche originale de la page 1 de « La Voiture immergée » de Maurice Tillieux prépubliée dans le journal Spirou en 1958.

« Petites Histoires originales » par François Deneyer

Éditions Musée Jijé (49,95 €) – ISBN : 978-2-9601892-0-9

Mi-livre d’art, mi-magazine, ouverte aux beaux-arts, au patrimoine, à la création contemporaine et à la recherche, l’imposante revue culturelle des Pays de la Loire 303 (nom logo obtenu par l’addition des numéros des différents départements qui composent cette région) consacre entièrement son n° 144 de novembre — coédité avec La Bulle, médiathèque de Mazé — à la bande dessinée.

Il faut dire que ce genre éditorial est particulièrement actif dans ces foyers régionaux.

Ces derniers ont su, par exemple, favoriser la naissance et la confirmation de trois figures incontournables qui évoquent la richesse, l’inventivité et la modernité de la bande dessinée contemporaine : Marc-Antoine Mathieu, Pascal Rabaté et Étienne Davodeau.

Outre des rencontres inévitables avec ces trois stars angevines et quelques études thématiques instructives (comme celles consacrées aux relations entre le dessin et le cinéma ou aux nouveaux territoires de la BD), ce plaidoyer pour un 9e art libéré croise aussi portraits et interviews de nombreux autres auteurs, libraires ou éditeurs locaux.

Fabien Vehlmann, Claire Braud, Tehem, Cyril Pedrosa, Benjamin Bachelier, Karine Bernadou, Hervé Tanquerelle, Olivier Supiot, Brüno ou Gwen de Bonneval sont ainsi aussi à l’honneur, grâce aux plumes habiles et averties de journalistes ou spécialistes comme François-Jean Goudeau, Jean-Christophe Ogier, François Morel, Jean-Yves Lignel, Thierry Groensteen, Frédérique Pelletier, Christophe Quillien, Emmanuelle Ripoche ou Benjamin Roure.

Avec une mise en page soignée, une abondante iconographie et un contenu d’une stimulante curiosité, cet opus de deux cent cinquante-six pages tient haut la main son pari d’être à la fois savant et plaisant, d’autant plus que, là encore, le toujours intéressant Benoît Peeters y expose également sa vision pertinente de l’histoire de la bande dessinée en huit pages à lire absolument, pour pouvoir briller dans les salons où l’on cause BD.

300 : arts recherches créations n° 144 : bandes dessinées

Association 303 (28 €) – ISBN : 9 791 093 572 215

Beaucoup plus patrimoniale est l’étude très complète de Philippe Goddin — un expert en la matière ! – sur la création de la première aventure de Tintin, laquelle va bientôt, comme chacun le sait maintenant, être mise en couleurs dans une toute nouvelle version chez Casterman, en janvier 2017, soit cent ans après la Révolution « rouge » !

Son exposé de cette histoire fondatrice de la célèbre saga hergéenne est, comme pour la plupart de ses ouvrages, exemplaire.

Elle met en valeur le regard du jeune artiste débutant (Hergé n’a alors que vingt et un ans), le contexte historique ou éditorial de l’époque et les conséquences de cette publication qu’on lui reprocha longtemps, avant de reconnaître que son humour, plus burlesque que satirique, était une certaine manière d’appréhender la vérité.

« Hergé, Tintin et les Soviets : la naissance d’une œuvre » par Philippe Goddin

Éditions Moulinsart (31,50 €) – ISBN : 978-2-87424-357-8

            Continuons cette petite présentation des livres récents qui vont nous permettre de nous éclairer un peu plus sur le patrimoine du 9e art, en mettant aussi en exergue un ouvrage un peu moins imposant par son format et son nombre de pages : un petit essai, toujours très belge, dû au professeur d’histoire contemporaine à l’université Lyon 3 qu’est Philippe Delisle, spécialiste du discours catholique et colonialiste de la BD franco-belge des années 1920-1960, intitulé « Petite Histoire politique de la BD belge de langue française », aux éditions Karthala.

            Comme précisé sur le site de l’éditeur, ce livre de cent quatre-vingt-dix pages « n’entend ni exalter un prétendu “âge d’or” ni dénoncer des errements idéologiques, mais veut permettre aux amateurs de relire la BD belge sous un angle plus politique. » En rendant hommage à des auteurs comme Jijé, Hergé, Sirius, Fernand Dineur, Dino Attanasio, Renaat Demoen, André Franquin, Rob-Vel, François Craenhals, Raymond Macherot, Peyo, MiTacq, Victor Hubinon ou Eddy Paape & Jean-Michel Charlier, l’intention pédagogique est évidente, comme dans tous les autres travaux de Philippe Delisle (voir Dissertons sur la BD, il en restera toujours quelque chose…, Sous les pavés, la passion : deuxième !!!, Ouvrages de référence de fin d’année, Les ouvrages de référence BD du moment ! ou Nouveaux ouvrages et revues de référence), et elle devrait fournir des pistes de réflexion aux enseignants qui souhaitent intégrer le 9e art au sein de leurs pratiques didactiques.

« Petite Histoire politique de la BD belge de langue française » par Philippe Delisle

Éditions Karthala (15 €) – ISBN : 978-2-8111-1717-7

            Enfin, restons encore dans la belgitude et le colonialisme, pour vous annoncer que nos collègues et amis du site ActuaBD.com (http://www.actuabd.com), afin de fêter dignement leurs vingt ans d’existence (la première mise en ligne d’ActuaBD.com – qui s’appelait alors UniversBD – date, en effet, de la fin de l’année 1996), se lancent dans l’édition avec la collection Chronologie de la BD : compilations de leurs articles les plus intéressants en volume. Le premier recueil publié aujourd’hui est consacré à « L’Affaire Tintin au Congo » : cette dernière ayant défrayé la chronique, pendant plusieurs années, à la suite de la plainte d’un citoyen d’origine congolaise. Cette passionnante enquête fut suivie et commentée, à l’époque, par Patrick Pinchart, Nicolas Anspach, Charles-Louis Detournay et Didier Pasamonik. Attention, ces ouvrages ne seront pas distribués en librairie, mais sont disponibles en impression à la demande : une solution pour la diffusion de ce genre de livres qui risqueraient, autrement, d’être perdus dans les habituels espaces de vente physiques.

« L’Affaire Tintin au Congo » par Patrick Pinchart, Nicolas Anspach, Charles-Louis Detournay et Didier Pasamonik

Éditions ActuaBD.com (18 €) — voir http://www.actuabd.com/Chronologie-de-la-BD-L-Affaire-Tintin-au-Congo-une-collection-lancee-pour-les

Gilles RATIER

Exemple de tract contre « Tintin au Congo » distribué par les manifestants à Bruxelles.

(1) Voir Encore de belles intégrales avant la fin de l’année… et quelques prévisions pour 2017 !.

(2) Voir Récentes monographies patrimoniales….

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