Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...B.D. : 59 semaines de bonheur… (première partie)
En 1977, le monde de la bande dessinée connaît de profonds changements. Longtemps considérée comme un « produit » pour enfants, la bande dessinée se transforme peu à peu grâce à l’action conjuguée des revues spécialisées réalisées par les fans et les salons organisés aux quatre coins de la planète, mais aussi avec l’arrivée d’une nouvelle race de journaux. B.D., sous-titré L’Hebdo de la B.D., sera l’un d’eux…
Les ventes des hebdomadaires classiques (Spirou, Tintin, et même Pif gadget) s’émoussent, Pilote est devenu un mensuel au ton plus adulte, sous la poussée de Charlie mensuel, L’Écho des savanes, Fluide glacial ou encore Métal hurlant. À quelques mois de l’arrivée d’(À suivre), déjà annoncée par les médias spécialisés, Georges Bernier, alias le Professeur Choron, lance l’idée de créer un nouveau magazine de bandes dessinées.
En ces années 1970, les éditions du Square affichent une grande forme, avec les journaux Hara-Kiri, Charlie hebdo et Charlie mensuel, mais aussi grâce à une nouvelle politique d’albums qui bénéficie de la popularité de ses auteurs (Jean-Marc Reiser, Georges Wolinski, Cabu…) et de l’excellent travail de B. Diffusion : diffuseur officiel des éditeurs de ce que certains appelaient déjà la « nouvelle BD ».Contrairement aux éditions Casterman où la gestation du projet (À suivre) est plutôt longue, du côté de la rue des Trois Portes (siège des éditions du Square), B.D. voit le jour après seulement quelques semaines de réflexion. Puisque la mode est aux mensuels, le nouveau magazine des éditions du Square sera hebdomadaire décrète le « Professeur », toujours prêt à bousculer les habitudes des lecteurs.
C’est la courte histoire, oh combien mouvementée, de cet hebdomadaire, que nous vous invitons à suivre numéro après numéro. L’histoire d’un rendez-vous manqué qui ne laissera que des regrets aux trop rares lecteurs de B.D. : l’Hebdo de la B.D. !
N° 1 (10 octobre 1977) : c’est par une fête inoubliable que débute l’histoire du nouvel hebdo des éditions du Square, vendu en kiosque tous les lundis. Tout le gratin de la BD, mais aussi du spectacle, prend d’assaut les vastes locaux de la rue des Trois Portes en ce joyeux soir de début octobre. J’en étais ! Bien vite, les bouteilles vides, parfois brisées, jonchent le sol, alors que Choron et sa bande assurent le spectacle.
Peu de journaux de bandes dessinées peuvent se vanter d’avoir été baptisés avec une telle ferveur, un tel déferlement d’alcool et de musique. Beaucoup de ces joyeux fêtards ignoraient quel était l’objet de la bamboula.
Le bébé, c’est un journal tout en noir et blanc de 16 grandes pages de format 43 x 29, proche de celui de Charlie hebdo. Vendu 2 francs et cinquante centimes (environ 40 centimes d’euro) son prix est comparable à celui des mensuels qui est autour de 9 francs. Pas le moindre texte, à part l’édito du rédacteur en chef François Cavanna : « Pas de baratin, pas d’exégèse, pas de ces « critiques » lèche-cul et prétentiardes destinées à fournir des adjectifs aux snobs depuis vingt ans avec le même émerveillement que — l’eusses-tu cru ! — la BD est un art, voui, voui, et même une culture… Pardi !… » écrit-il, ajoutant « B.D. est un journal de BD populaire et de qualité. Une BD est populaire quand elle est de qualité. »
Dès son premier numéro, le sommaire éclectique de B.D. mêle avec bonheur histoires inédites, participation des auteurs maison et traductions d’œuvres étrangères.
À la Une : « Griffu », polar écrit par l’écrivain Jean-Patrick Manchette pour Jacques Tardi, alors jeune auteur déjà apprécié par les lecteurs. Sur Tardi, voir : Jacques Tardi avant « Adèle Blanc-Sec ».
Après un bref séjour dans Tintin et Hop !, « Le Goulag », avec Eugène Krampon, de Guy Mouminoux qui signe ici Dimitri (Lahache), fait son apparition.Il en est de même pour « Jack Palmer » de René Pétillon qui, après des parutions dans Pilote et L’Écho des savanes, occupe la dernière page du journal avec « Palmer se rebiffe ».Côté auteurs maison, Reiser propose « Gros dégueulasse » sur une demi-page, tout comme Willem qui présente trois strips de « Rats Hamburger ». Cabu (voir Les contradictions du « Grand Duduche » de Cabu), Gébé et Wolinski, eux, se contentent d’un strip avec, respectivement, « Juju le motard », « Les Lectures du gardien de l’entrepôt 16 » et « Le Rédac… chef ».« Le Petit foutoir » de Paul Carali occupe un quart de page et Jean-Pierre Hugot commence « Les Cornes du professeur Greffard » : une aventure africaine délirante remplie de filles sexy dont il a le secret. Unique débutant, Jean-Pierre Vergier propose l’étrange « Slot machine » qui disparaît après quelques semaines.
Deux séries issues des strips américains complètent ce riche sommaire. « Li’l Abner », fameuse saga délirante créée par Al Capp en 1934 (traduite par Cavanna, fan absolu), également publiée dans Charlie mensuel. « Dick Tracy », polar incontournable de Chester Gould publié depuis 1931 dans les quotidiens américains. Deux séries adulées outre Atlantique qui, hélas, n’ont jamais réussi à faire vraiment vibrer les lecteurs français.
Enfin, Benito Jacovitti (Jac) : l’italien le plus dingue de l’histoire des fumetti, présente une aventure de Cocco Bill, le cow-boy amateur de camomille. Encore une série géniale, hélas peu appréciée par le lecteur francophone (voir aussi Les « Pinocchio » de Jacovitti). On retrouvera Jaccoviti avec « Little Tom », du n° 5 au n° 8. Il n’en demeure pas moins que le journal tient la route et qu’il n’a pas à rougir de ses concurrents.
N° 3 (24/10/77) : arrivée de « La Cage de l’écureuil », traduction de la page dominicale de « Squirrel Cage », une série de Gene Ahern créée en 1937. Sa présence sera irrégulière dans B.D..N° 4 (31/10/77) : plutôt classique jusque là , B.D. effectue un grand écart en ouvrant ses pages à l’équipe de Bazooka, groupe graphique d’auteurs cherchant à révolutionner l’univers graphique contemporain, dès 1974. Kiki Picasso, Loulou Picasso, Jean Rouzaud… dans B.D., voilà , à l’époque, de quoi dérouter plus d’un lecteur.
N° 6 (14/11/77) : brève apparition de Joost Swarte, le chantre néerlandais de la ligne claire, qui propose une traduction de « Katoen & Pinbal », baptisée « Les Étranges Dépannages du garage Pikaza » (voir aussi : Les bandes dessinées de Joost Swarte). Début de « Star Hawks », le double strip quotidien de Gil Kane et Ron Goulart : une série SF classique, dans l’esprit de « Flash Gordon ».N° 8 (28/11/77) : Gébé cède la place à Gilles Nicoulaud, collaborateur de Hara-Kiri, qui propose le strip des « Bons Amis ».N° 9 (05/12/77) : l’humour dévastateur de Jacovitti est mis en sommeil, remplacé par la pulpeuse « Valentina » de Guido Crépax (voir Guido Crepax). Des pages superbes issues des nombreuses aventures dénudées de la fameuse photographe qui n’hésite pas à flirter avec la politique. Ce qui est le cas de cet épisode intitulé « Valentina Assassina ».N° 10 (12/12/77) : présence fugitive de « The Captain and the Kids » (« Pim, Pam, Poum ») la célèbre série américaine, version Rudolph Dirks.N° 12 (26/12/77) : l’underground américain arrive dans B.D. avec « Zippy’s Day », série créée en 1971 par Bill Griffiht dans Red Punk, sous le titre « Zippy the Pinhead ». De quoi déconcerter une nouvelle fois le lectorat classique du journal.
N° 13 (02/01/78) : « Juju le motard » de Cabu cède de temps à autre la place à Michel Pichon qui anime le strip « Monsieur Cloué ».N° 18 (06/02/78) : nouveau visage pour B.D. qui abandonne le récit à la Une pour la présentation du contenu. Une où débute le premier édito de Jean-Patrick Manchette parachuté rédacteur en chef pour remplacer Cavanna. Ce dernier dit n’être « qu’un amateur de BD, alors que l’hebdomadaire quitte l’enfance pour entrer dans l’adolescence radieuse ». C’est en fait le professeur Choron qui a fait cette proposition à l’écrivain français vedette de la Série noire qui, lui non plus, ne connaît pas grand-chose à la bande dessinée. Quatre pages sont ajoutées à l’hebdomadaire qui compte désormais vingt pages et coûte trois francs tout ronds.
Ces pages sont occupées par des textes, la commission paritaire n’étant attribuée qu’aux journaux qui proposent un minimum de rédactionnel. L’occasion pour Dominique Grange, secrétaire de rédaction depuis le premier numéro, de signer un premier entretien avec Trina Robbins. Une nouveauté de poids débute dans ce numéro : « Sophie », l’héroïne de José Muñoz et Carlos Sampayo qui animent « Alack Sinner » dans Charlie mensuel. Toutes les grandes signatures poursuivent leur collaboration, Tardi, Reiser, Willem, Dimitri, Pétillon, Hugot…
N° 19 (13/02/78) : « Dick Tracy », provisoirement sacrifié par Manchette, cède sa place à Carlos Trillo (voir Carlos Trillo [1ère partie] et Carlos Trillo [2ème partie]) et Alberto Breccia (voir Alberto Breccia) qui proposent « Un certain Daneri », superbe récit complet très noir de six pages.
N° 20 (20/02/78 daté par erreur du 13/02) : « Vie de chiens », récit complet en deux parties signé par deux jeunes auteurs italiens dénichés par Wolinski : Rosco et Lazzarini, lesquels ne semblent pas avoir fait carrière dans le fumetti. En prime, passionnante interview de Reiser par Dominique Grange.
À suivre…
Henri FILIPPINIÂ Â Â Â Â Â
Note : merci au site http://bdoubliees.com qui propose une bibliographie précise des bandes dessinées proposées dans B.D., avec diverses reproductions dont certaines ont été reprises pour illustrer cet article.
L’occasion de glisser une info sur un obscur : Vergier, l’auteur de « Slot machine », dans les premiers numéros, était le décorateur et costumier attitré des pièces de Georges Lavaudant.
Merci Bernard pour cette info : que soit louée ton érudition !
La bise et l’amitié
Gilles
J’ai oublié de préciser son prénom, qui n’était pas indiqué dans « B.D. » : Jean-Pierre Vergier. Il dessinait aussi toutes les affiches de Lavaudant. J’en parle au passé, 1977, mais sa collaboration avec Lavaudant continue aujourd’hui.
Je précise dans l’article ! Merci encore !
La bise et l’amitié
Gilles