Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Le Passager du Polarlys » : du Simenon dans le dur !
Début des années 1930. Parti de Hambourg, le capitaine Petersen, commandant du cargo mixte Polarlys, découvre qu’il transporte peut-être à son bord l’assassin d’une jeune Parisienne : Marie Baron, tuée dans un atelier de Montparnasse. Au sein de la récente collection Dargaud dédiée à George Simenon, José-Louis Bocquet et Christian Cailleaux adaptent avec brio le premier roman dur du créateur de Maigret… Sans le fameux commissaire, mais avec une atmosphère, un sens du suspense et des psychologies ambigües proches des récits d’Agatha Christie. Un saisissant huis-clos, confronté à la froideur des fjords norvégiens.
Né le 13 février 1903, Georges Simenon est revenu dans l’actualité littéraire cette année : d’abord avec une nouvelle édition en 12 volumes de la collection Omnibus de ses romans durs, sous l’angle de l’adaptation audiovisuelle orchestrée par le scénariste Jacques Santamaria. Chez Dargaud, ensuite, qui a également initié une collection dédiée depuis février 2023 (Simenon, les romans durs) en compagnie de John Simenon – le fils de l’auteur – et des scénaristes José-Louis Bocquet et Jean-Luc Fromental. Mais précisons un peu les choses…
Auteur prolifique, Georges Simenon s’est aventuré dans tous les les genres et tous le styles de récits en prose : contes, nouvelles, récits de voyage, reportages, autobiographie… et bien sûr romans. Installé à Paris en 1923, Georges commence par employer 27 pseudonymes différents (dont celui de Sim) pour écrire, jusqu’en 1930, près de 175 romans populaires et des dizaines de contes et nouvelles. En 1928 et 1929, inspiré par Robert Louis Stevenson et Jack London, il parcourt rivières et canaux français, puis les côtes de la mer du Nord et de la mer Baltique. Entre deux escales, en septembre 1929, il créé la série des « Maigret » (75 romans et 28 nouvelles). En 1930, le cotre – baptisé L’Ostrogoth et sur lequel s’est embarqué Simenon – ne résiste pas aux tempêtes hivernales : l’auteur et sa femme Tiggy trouvent refuge sur le SS Polarlys (un nom signifiant aurore boréale en norvégien). Ce vapeur côtier de 64 mètres, transporte du fret et des passagers, des ports de Norvège jusqu’à l’Arctique, en passant par la Laponie. Inspiré par son voyage, Simenon imagine un feuilleton romanesque découpé en 30 chapitres destinés au quotidien L’Œuvre, à la fin 1930 : « Un crime à bord », titre transformé en « Quai 17 », puis « Le Passager du Polarlys » lors de sa publication en roman.
Suivant la mode des récits policiers d’Agatha Christie et S.S. Van Dine, inspiré par son vécu, Simenon cherche aussi à innover : forgeant le thème de roman dur, forme de roman noir européen où les personnages dictent leurs histoires aux romanciers. La psychologie, plutôt que les règles scénaristiques imposées par une mécanique plus ou moins convenue. C’est chez Fayard que paraît en octobre 1931 « Le Relais d’Alsace » (rédigé à peine trois mois auparavant), suivi en juin 1932 par « Le Passager du Polarlys ». Récit jugé brillant, le roman est évoqué pour le Prix Renaudot… qui échoie finalement à un autre premier roman, écrit par un certain docteur Destouches : « Voyage au bout de la nuit », de Louis-Ferdinand Céline. Plus de 70 romans de Simenon seront par la suite adaptés au cinéma ou à la télévision, mais jamais « Le Passager du Polarlys ».
Convaincu par l’adaptation de « De l’autre côté de la frontière », réalisée chez Dargaud en 2020 par Jean-Luc Fromental et Philippe Berthet, John Simenon recontacte le scénariste et fait la rencontre de José-Louis Bocquet. Ensemble, les trois hommes établissent un calendrier d’adaptations en bande dessinée : « Le Passager du Polarlys » sera ainsi suivi par « La Neige était sale » (Jean-Luc Fromental et Bernard Hyslaire, août 2023) et « Simenon, l’ostrogoth » (Bocquet, Fromental et Loustal, octobre 2023), une biographie également disponible en librairie sous la forme de trois cahiers (édition limitée en n. et bl. ; février, mai et août 2023).
Fin connaisseur de la marine et de la navigation sur toutes les mers du globe, Christian Cailleaux a vécu et travaillé en Afrique, Inde, Océan indien, Québec ou Singapour. Des « Longues traversées » (sur scénario de Bernard Giraudeau en 1997) et « R97, les hommes à terre » (Casterman 2007) jusqu’à « Embarqué » en 2015, l’auteur n’aura eu de cesse de traduire son expérience et ses ressentis. Employant un style charbonneux semi-réaliste idéal pour représenter ces ambiances années 1930, l’auteur s’éloigne volontairement pour « Le Passager du Polarlys » du style ligne claire récemment utilisé pour « La Flèche ardente », suite du « Rayon U » d’Edgar P. Jacobs. Outre la traduction des ambiances maritimes, chaque passager est graphiquement exprimé à sa mesure : Vriens, le nouvel élève officier hollandais, l’enjouée et séductrice Katia Storm, le désagréable Arnold Schuttringer, le soutier Peter Krull, l’affable directeur des mines Bell Evjen, le mystérieux Ernst Ericksen. Autant d’identités sur lesquelles pèseront tous les soupçons, tout au long des 70 pages de cet impeccable one shot, servi par une fascinante couverture crépusculaire…
Philippe TOMBLAINE
« Le Passager du Polarlys » par Christian Cailleaux et José-Louis Bocquet
Éditions Dargaud (20,50 €) – EAN : 978-2-505112235
Parution 19 mai 2023