Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Raymond Poïvet (1ère partie)
Vénéré par tous ses pairs (dessinateurs, scénaristes et autres professionnels du 9e art), sans bénéficier pour autant, auprès du grand public, de la réputation que son génie graphique aurait mérité, Raymond Poïvet, dont le nom est rattaché principalement à la meilleure série de science-fiction de l’après-guerre (« Les Pionniers de l’espérance », sur scénarios de Roger Lécureux, publiée dans les hebdomadaires Vaillant et Pif Gadget, de 1945 à 1973), se retrouve, quand même, doublement mis à l’honneur ces derniers temps.
Tout d’abord, avec une somptueuse exposition, riche de plus de cinquante planches originales et sise à la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image, jusqu’au 16 décembre 2012 : « Raymond Poïvet, le pionnier de la bande dessinée » (1) ;
une occasion en or de vous plonger dans l’univers graphique, aussi classique que foisonnant, d’un des grands maîtres de la bande dessinée française qui n’a, par ailleurs, jamais cessé d’expérimenter et de réaliser nombre de recherches personnelles sur le dessin (voir : http://www.citebd.org/spip.php?article4142).
Ensuite, par la publication imminente du premier tome de sa série d’aventures policières « Guy Lebleu » chez Sangam (une création du scénariste Jean-Michel Charlier pour le journal Pilote, en 1961), et dont nous parlerons plus en détail la semaine prochaine…
En attendant, nous allons évoquer le début de sa prolifique carrière en nous basant sur les informations contenues dans l’indispensable n° 130 de la revue Hop ! de Louis Cance (2), laquelle reprend une entrevue entre Raymond Poïvet et Henri Filippini qui avait déjà été proposée, à l’origine, dans le n° 33 de Schtroumpf : les cahiers de la bande dessinée du deuxième trimestre 1977. À noter que nous avons principalement ponctué cette biographie, sauf précision contraire, d’extraits d’une interview peu connue du maître, réalisée en 1984 par Jacques Dhelliez, pour son fanzine Tilt Magazine (voir : http://www.bdniouz.com/?page_id=18). (3)
Né le 17 juin 1910, à Cateau-Cambrésis (Nord), Raymond Poïvet se destine d’abord à la recherche artistique. Après un passage éclair aux Beaux-arts, il pratique la peinture, la sculpture et l’architecture décorative (conception de monuments aux morts, intérieurs de cabarets, etc.), puis s’oriente, en 1938, vers la publicité et le dessin de mode : « Je n’ai pas commencé par la bande dessinée, loin de là , hein… J’ai commencé par être un élève de l’École des beaux-arts de Paris, à 15 ans… J’en suis parti très rapidement, aussi vite que j’y étais rentré d’ailleurs, par ce que je trouvais qu’on ne m’enseignait pas ce que je voulais apprendre… En fait, je suis assez rebelle aux enseignements, quels qu’ils soient : j’ai toujours été comme ça ! Et je suis parti…, d’ateliers en ateliers du coin… D’ailleurs, j’ai tout fait à Montparnasse. Et c’est comme ça que j’ai appris mon métier, d’une façon très classique… Ma vocation, c’était la fresque, la grande tartine. Alors, quelle déception d’être contraint par les circonstances, pour vivre, de faire des images de dix sur dix, après avoir rêvé de Michel Ange, de la Sixtine ! ».
Lorsque la guerre survint, il est donc obligé de se recycler, dès 1940, dans la bande dessinée : « Pendant l’occupation, j’avais repéré qu’il y avait des chefs-d’œuvre dans Le Journal de Mickey, par exemple : notamment des dessins d’Alex Raymond ou de Frank Goodwin qui étaient formidables. Tout ça me chatouillait, mais c’était inaccessible pour moi ; d’ailleurs, je ne comprenais pas qu’on puisse faire cela. C’était trop calé pour moi ! Pourtant, je me suis retrouvé à faire ça, au retour de ma démobilisation, car j’étais en contact avec les éditions Mondiales pour lesquelles j’avais fait des couvertures d’albums de bandes dessinées américaines qui étaient publiées à l’italienne, en me servant des dessins de l’intérieur. J’étais tout seul, à peu près, à Paris, à faire du dessin ; les autres étaient tous en zone non occupée, d’autres étaient prisonniers, alors je me suis retrouvé dans une position extrêmement favorable… ».
C’est donc ainsi qu’il met en images divers récits biographiques dans le magazine Les Grandes Aventures (dix planches de « Robinson Crusoë », en 1940) ou pour ceux des éditions Mondiales de Cino Del Duca.
Particulièrement dans L’Aventureux (avec « Christophe Colomb » et « Napoléon », en 1941), puis dans L’Audacieux, Hurrah ! (« Les Aventuriers du Val d’or », en 1942), Les Belles Aventures (« Sans le Sou », en 1943), les récits complets Le Sous-marin pirate, L’Or de l’Antarctique ou L’Attaque du Barrage (en 1945)…
Mais aussi dans l’hebdomadaire L’Intrépide (avec « Tumak, fils de la jungle », adaptation d’un film américain par Georges Fronval qui signait Bernard Leroy, de 1948 à 1949).Il y illustre donc, aussi, de nombreuses couvertures ou illustrations pour les récits complets de la Collection L’Audacieux, Aventuriers d’Aujourd’hui, Supplément de Hurrah !, ETC., Collection Histoires du CÅ“ur, Collection Fantôme, Collection Les Belles Aventures (avec les onze pages d’« Un voyage mouvementé », en 1946), Almanach de L’Intrépide, Almanach de Tarzan… : « Ne croyez pas que j’étais content de moi… Les premiers trucs que j’ai faits, « Christophe Colomb » par exemple, c’était une horreur…, c’était absolument abominable…, et j’en avais conscience… Je prenais mon travail au sérieux mais, moi, je ne me suis jamais pris au sérieux parce que, comparé à Frank Goodwin ou à René Giffey… Quand j’ai appris que Giffey était payé moins que moi la planche, j’ai été très amer… Parce qu’un gars comme ça, personne ne se rendait compte qu’il savait énormément de choses… Pour moi, son dessin a été un enseignement, grâce à des gens comme lui, j’ai appris beaucoup de choses et j’étais conscient de mon insuffisance ».En 1944, il succède à Auguste Liquois sur « Vers des mondes inconnus », avec seulement quatre planches (plus quelques illustrations) dans Le Téméraire, seul périodique de bandes dessinées autorisé alors ; mais qui était une publication collaborationniste, sous l’égide de l’occupant. Ce qui ne l’empêchera pas de continuer dans ce domaine en travaillant, à la Libération, pour la plus grande revue française de bande dessinée d’obédience communiste : Vaillant (hebdomadaire pour les jeunes qui deviendra, en 1969, le magazine Pif-Gadget) : « Pendant toute la période trouble qui avait été celle de la « Libération », il n’y avait pas d’imprimeries, pas de journaux… J’en ai profité pour préparer quelque chose, un projet de série, à la fois personnel et sérieusement fait, avec les moyens dont on disposait à l’époque… C’était une histoire assez physique, très terre à terre, près de la vie de tous les jours : un truc dans le style « cours après moi que j’t’attrapes, si j’arrive à te rattraper, je te fous une dérouillée »… Comme à Vaillant, ils m’avaient demandé de bien vouloir venir les voir, j’y suis allé muni de tout ça et je les ai absolument époustouflés. Roger Lécureux était là et a dit « c’est très bien, on va faire quelque chose ». Et puis il s’est mis à écrire « Les Pionniers de l’Espérance » qui n’avaient aucun rapport avec ce que j’avais fait. Donc, mes maquettes n’ont jamais servi à rien, mes personnages non plus ; enfin, pour moi, ça a été un ratage dès le départ… ».
Cependant, aujourd’hui, d’aucun ne conteste que « Les Pionniers de l’Espérance » ne puisse être son chef-d’œuvre et la première grande série de science-fiction parue en France. Grâce à cette bande dessinée, Poïvet deviendra même l’un des piliers du journal Vaillant.
À partir du 14 décembre 1945, cette histoire de Roger Lécureux (alors âgé de vingt-deux ans et dont c’est le premier scénario véritablement élaboré) met en scène un équipage d’astronautes, mixte et pluriethnique » (ce qui, à l’époque, était une double audace), explorant l’univers à bord du vaisseau spatial L’Espérance, dans quatre-vingt-une histoires, qui représentent, en tout, mille six cent soixante et onze planches. Le dessin de Raymond Poïvet s’y caractérise par un trait élégant où se mêleront, petit à petit, le feutre et le stylo à bille. À la différence des héros conquérants des bandes américaines de science-fiction, les protagonistes des « Pionniers de l’Espérance » luttent contre le capitalisme, militent pour la paix entre les peuples ou l’égalité entre les races et ne croient qu’en la raison et en la science. (4)
Notre talentueux dessinateur, dont le style évolue au fur et à mesure des années, réalise bien d’autres bandes dessinées pour les éditions Vaillant : « Rouge et or » (scénario de Jean Ollivier, en 1949),
« 20° de latitude sud » (scénario de Roger Lécureux, de 1949 à 1950),
« Salammbo » (adaptation du roman de Gustave Flaubert par Jean Ollivier, en 1950, bande qui sera reprise dans Paris-Flirt, en 1957),
« Les Diamants de l’Oural » (scénario de Jean Ollivier, en 1951),
« Il y a 50.000 ans » (scénario de Roger Lécureux, de 1954 à 1955) et autres récits complets ou illustrations parus dans Vaillant ou le pocket 34 Caméra.
Parallèlement à cette longue collaboration, Raymond Poïvet dessine dans les journaux les plus variés.
Que ça soit dans les récits complets des Collections du Conquérant édités par La France au combat (« L’Aventure du Cristobal », en 1945, « Leclerc l’Africain », « Le 134 ne répond plus » et « Les Pilotes du vide », en 1946)…
Ou dans les revues comme le bimensuel Robin l’Écureuil (reprise interrompue du « Sous-marin pirate », en 1946), l’hebdomadaire O.K. (« Marc Reynes » (de 1946 à 1949), le mensuel Kid Magazine (« Les Aventures de Kid », en 1948), King Kong (cinq planches pour le personnage-titre, réalisées à la suite d’Edmond-François Calvo, en 1948)…
De cette production abondante se détachent toutefois son illustration de « Maquis contre SS » (scénario de Lucien Bornet, en 1947) et celle du premier épisode de « Colonel X », les exploits d’un héros de la Résistance (scénario de Marijac alias Jacques François, entre 1947 et 1949), publiées dans Coq Hardi : « Je juge un scénario en fonction des images qu’il me suggère ; les mauvais sont ceux avec deux ou trois personnages qui causent, qui causent… Ils sont souvent trop bavards, trop littéraires, pas assez graphiques. Je ne nie pas la nécessité d’une histoire mais la bande dessinée, c’est avant tout du dessin. Autrement, si c’est pour causer, autant écrire un roman, c’est beaucoup plus justifié… Je crois que le scénario est une survivance du 19ème siècle, celle du roman-feuilleton. Pour moi, une bande dessinée, ce ne sera jamais ça. Elle doit être pensée graphiquement : je souhaite que les scénaristes fassent des dessins, même s’ils ne savent pas dessiner. Je peste quotidiennement contre les images inutiles. Lécureux et Charlier font des croquis pour expliquer au dessinateur ce qu’ils voient comme images ; si j’ajoute quelque chose, c’est uniquement pour apporter quelque chose en plus » déclarait, comme pour se justifier, le génial dessinateur à son ami (et futur scénariste) Jean-Pierre Dionnet qui l’interviewait, alors, pour le magazine Comics 130 n°5, publié en 1971.
Par ailleurs, avec ses collègues Francis Josse et Paul Derambure, Raymond Poïvet fonde, en 1947, un atelier au 10 rue des Pyramides à Paris (appelé Studio Trèfle puis Atelier 63 – chiffre correspondant au numéro du local), lieu de discussions et d’échanges où se presseront et se formeront nombre de jeunes auteurs qui marqueront, à leur tour, l’histoire du 9e art français : Robert Gigi, Christian Gaty, Lucien Nortier, Pierre Le Guen, Guy Mouminoux…
Mais aussi Albert Uderzo, Jean-Claude Forest, Paul Gillon, Nitika Mandryka, Philippe Druillet (voir : Entretiens avec Philippe Druillet (1ère partie)), F’Murrr…, ou encore quelques dessinateurs italiens qui lui apprendront la technique du lavis « Je faisais part de ce que je savais à mes élèves. Des choses que j’avais apprises : le nu, la perspective, la répartition du noir, l’équilibre dans une image, la composition, certains détails d’anatomie… Ce que je savais, je le communiquais… Il y a des tas de gens qui sont venus, ça a été un très bon moment, un très grand moment. Mais la création de cet atelier avait un objectif : je voulais former des dessinateurs de bandes dessinées rationnels, sachant utiliser les moyens modernes mis à leur disposition… J’ai été obligé de renoncer parce qu’il y avait une pesanteur de la part des éditeurs, des confrères, de tout le monde… ».
Gilles RATIER
(1) Cette exposition est, en outre, accompagnée du documentaire « Croquis d’un artiste » réalisé par Marc Rouchairoles, grand spécialiste de la vie et de l’œuvre de Raymond Poïvet. Ce film documentaire de vingt-six minutes (où interviennent Raymond Poïvet, son fils Dominique, Robert Gigi et Albert Uderzo) est disponible en DVD chez l’auteur : 210 rue de Solferino, 59000 Lille.
(2) Ce numéro daté du deuxième trimestre 2011 est toujours disponible chez Hop ! Rédaction, 56 boulevard Lintilhac, 15000 Aurillac, au prix de 7,60 euros plus les frais d’envoi : c’est pratiquement donné, en fait, vu la somme de renseignements qu’on peut y trouver !
(3) D’autres magazines, pratiquement tous introuvables aujourd’hui, ont publié des interviews ou des articles conséquents sur Raymond Poïvet ; c’est le cas de Phénix n° 3 (1967) et n° 9 (1969), Miroir du Fantastique n° 4 (1968), Comics 130 n° 5 (1971), RanTanPlan n° 23, n° 24 (1972) et n° 28 (1973), Zoom n° 12 (1972), Haga n° 20-21 (1976), Circus n° 8 (1977), Trésadenn n° 11 (1978), L’Hebdo n° 53, Hop ! n° 44 (1988), n° 55 (1993), n° 76 (1997) et n° 84 (1999), Angoulême 90 le Magazine (1990), Le Collectionneur de Bandes Dessinées n° 90 (1999) et n° 98 (2003), Bang ! n° 7 (2004) et [dBD] (nouvelle formule) n° 9 (2007), mais aussi du n° 12 de Période rouge (2009), magazine axé sur Vaillant et Pif Gadget, diffusé par Internet. Richard Médioni, l’auteur de l’article publié dans ce n°, a repris et étoffé ses écrits pour alimenter un chapitre de l’indispensable et référentielle somme qu’il vient de publier chez Vaillant Collector : « Mon Camarade, Vaillant, Pif gadget : L’Histoire complète, 1901-1994 » (voir : « Mon Camarade, Vaillant, Pif Gadget : l’histoire complète, 1901-1994 » : un nouvel ouvrage indispensable aux amateurs du 9e art !). Profitons-en pour le remercier pour nous avoir aussi fourni quelques beaux scans issus de Vaillant, afin que nous puissions illustrer au mieux cet article !
(4) Pourtant, dans l’interview parue dans Tilt Magazine, Raymond Poïvet n’hésitait pas, quant à lui, à déclarer : « C’étaient des épisodes plus ou moins piqués – hé, hé, excusez-moi, je dis ça crûment –, on va dire inspirés, pour être polis, de ce que faisaient les Américains.. Les noms ne sont plus les mêmes, la thématique n’est plus la même… Mais ce sont toujours des héros au regard pur, auxquels on a envie de botter les fesses. Ils sont insupportables ces héros ! Et pendant trente ans, j’ai mené ce genre de personnage infect au cœur pur, le regard sur l’horizon et qui sent l’eau de Cologne, enfin, le type bien, quoi… ».
Magnifique !! Voilà ce que j’appelle de l’article richement illustré ! Et dire que ce n’est que la 1ère partie… !
L’expo à Angoulême doit certainement valoir son pesant de fusée intergalactique ; j’espère voir ça avant qu’elle ne soit terminée.
Amitié
Bonjour,
Hormis le dvd, cette exposition fait-elle l’objet d’un catalogue ?
Pas à ma connaissance ! Mais renseignez-vous peut-être à la Cité de la BD : http://www.citebd.org/
Bien cordialement
Gilles Ratier
Merci, c’est ce que je vais faire. Il est bien dommage de ne pas avoir un livre regroupant toues ces pièces devenues invisibles.
Encore une belle rétrospective joliment illustrée à mettre au crédit de Gilles Ratier Quel beau travail! Encore!!.
Merci cher Jacques !
Je rougis sous tes compliments !
Mais attend de voir la 2ème partie : j’ai récupéré des documents époustouflants !
Rendez-vous mardi, sur bdzoom, à la première heure !
La bise et l’amitié
Gilles
Comment ?
On nous aurait caché des choses
;o)
Quel bonheur de retrouver l’art de Poïvet à l’honneur ! Lire cet interview et l’entendre à nouveau…..Merci pour ce très bel article.
Formidable article très utile dans les détails …mais une chose me taraude :
Atelier 63 ok , mais ….
Studio Trêfle pourquoi ?
Ce serait formidable pour moi de savoir .
En cas merci
Christian (Alias Pilote Zéro)