« Valérian et Laureline par… » : dans les méandres de la création et du temps…

De 1967, année de sa création dans Pilote, jusqu’à 2019, date de parution d’un ultime HS nostalgique, « Valérian » n’a jamais cessé d’entraîner ses lecteurs vers des mondes et des futurs plus ou moins lointains. La disparition de l’inventif Jean-Claude Mézières en janvier 2022 n’a heureusement pas entamé la créativité de son complice de toujours, Pierre Christin : sachant astucieusement joué avec les codes et les époques, le génial scénariste – interviewé en fin d’article et ici associé à Virginie Augustin – livre en conséquence un savoureux album « Vu par… ». Voici nos héros agents spatio-temporels, redevenus enfants, chargés d’aider les Delphes, les créatures qui écrivent les sitcoms de Point Central ! Où la vision grinçante d’une certaine crise culturelle contemporaine…

Récapitulons, afin de nous y retrouver. Le 9 novembre 1967 parait dans Pilote n° 420 une première aventure intitulée « Valérian contre les mauvais rêves », laquelle sera prépubliée à raison de deux pages par semaine jusqu’au 15 février 1968 (n° 434). Ce premier épisode sera ultérieurement repris en album (en 1986, 1986 et 2000), sous le titre finalisé « Les Mauvais Rêves ». S’étant laissé convaincre, même si ce n’était pas sa tasse de thé, Goscinny avait accepté ce récit science-fictionnel inspiré par les classiques littéraires du genre (Isaac Asimov, A. E. Van Vogt, Philip K. Dick, Jack Vance, René Barjavel ou encore Poul Anderson et sa célèbre « Patrouille du temps »). Comment ne pas être séduit, effectivement, par les aventures non-linéaires de Valérian et de sa compagne Laureline, agents du Service spatio-temporel (SST) de Galaxity : mégalopole terrienne et capitale d’un empire galactique du XXVIIIe siècle ?

Valérian, un espace et un temps futur : couverture pour le T1 de l'intégrale Omnibus (Dargaud, 1986).

Premières planches de « Valérian et Laureline par… : Là où naissent les histoires » (Dargaud, 2022).

Des mondes foisonnants de vie, des espèces extra-terrestres insolites (les Shingouz !), des planètes mystérieuses (voir notre double analyse de planches autour des T3 et T4), des manipulations du temps, des univers parallèles et des références subtiles à des situations sociales, économiques, politiques et même écologiques ou féministes avant l’heure, c’est peu dire que les aléas, surprises et rebondissements ne manquent pas dans la série, riche en 2022 de 21 titres et huit hors-séries. Un melting-pot scénaristique et graphique (n’oublions pas la mise en couleurs effectuée par Évelyne Tranlé, la propre sÅ“ur de Mézières) qui se répercutera sur le grand écran et son cinéma SF, à l’évidence influencé tant par « Valérian » et « Dune » (selon MÅ“bius et Jodorowsky) que par les vintages « Buck Rogers » ou « Flash Gordon ». Ce sans même parler des adaptations, indirecte comme « Le Cinquième Élément », ou directe comme « L’Empire des 1000 planètes », effectuées par Luc Besson en 1997 et 2017. Interrompue en janvier 2010 avec l’album « L’OuvreTemps », la série se clôturait avec une quête voyant ses héros entreprendre une épopée à la recherche… de la Terre disparue ! Un album aux (trop) nombreux personnages, qui aura pu décevoir son lectorat en dénaturant quelque peu ses protagonistes. En septembre 2013 (avec le HS « Souvenirs de futurs », retitré «« L’Avenir est avancé – Volume 1 ») et février 2019 (avec le HS « L’Avenir est avancé – Volume 2 »), le duo Mézières-Christin réanimait la flamme en commentant, avec nostalgie et humour, quelques histoires courtes et illustrations diverses racontant l’histoire de la série et ses différentes interprétations possibles (voir la chronique réalisée par Henri Filippini). À la même date, les auteurs ne cachaient rien de leurs désidératas concernant l’avenir de « Valérian » : plutôt des spin offs et albums « Vus par… » donc, qu’une inutile reprise, jugée par trop servile selon les intéressés.

D'un temps à l'autre : couverture et première planche de « Valérian T21 : L'OuvreTemps » (Dargaud, 2010).

En suivant ces précieuses recommandations, Dargaud avait précédemment mis en chantier deux « Valérian, vu par… », parus en octobre 2011 (« L’Armure du Jakolass » par Manu Larcenet) et septembre 2017 (« Shingouzlooz.Inc » par Wilfrid Lupano et Mathieu Lauffray). L’actuel « Là où naissent les histoires », dessiné par Virginie Augustin (« Alim le tanneur », « 40 éléphants » ou encore « Conan le Cimmérien T6 : Chimères de fer dans la clarté lunaire »), constitue par conséquent la troisième tentative… avec cette particularité notable d’être scénarisé par Pierre Christin en personne. En résulte un album malin, que n’aurait probablement pas renié Jean-Claude Mézières, dont Gilles Ratier avait retracé la carrière exemplaire en janvier 2022 (voir également les confidences de Mézières à Laurent Turpin).

Deux histoires alternatives...

Retour à l'enfance (couverture et extrait du HS « L’Avenir est avancé - Volume 2 », Dargaud 2019).

Les Delphes sont des créatures qui possèdent le talent de raconter des histoires ; les voici cependant cantonnées à l’écriture des sitcoms qui cartonnent sur toutes les chaînes de Point Central. Malheureusement la substance qui nourrit leur créativité se fait de plus en plus rare… L’aide de Galaxity est requise urgemment, afin qu’un autre gisement soit exploité. Or, celui-ci se situe dans un coin perdu, sur la Terre du XXe siècle ! Le service spatio-temporel terrien est bien sûr sur le coup… Mais leurs meilleurs agents sont redevenus enfants. Pas facile de travailler avec un duo d’ados et interdiction pour eux de louper les cours de danse et de judo ! En 54 planches, Christin renoue avec l’une de ses idées qui (re)mettent en perspective toute la chronologie de la série. Ainsi, dans le HS « L’Avenir est avancé – Volume 2 » (2019), que l’on peut aussi considérer comme le 23e tome de la saga, les auteurs avaient proposé une fin alternative, permettant d’expliquer la totalité de l’histoire : Valérian et Laureline, enfants au XXIe siècle, y sont adoptés par monsieur Albert (le correspondant parisien de Galaxity, apparu en 1980 dans « Métro Chatelet direction Cassiopée »). Rappelés par le Consec de Point Central, les héros retrouvaient leur taille adulte lors du saut temporel organisé par les Shingouz jusqu’au XXXIe siècle. Une boucle temporelle qui ne fait que nous renvoyer à cet enfant qui rêve encore aux étoiles… Un enfant présent dans chaque adulte qui lit de la science-fiction : une histoire, au final, est-elle autre chose que de la création, des personnages et du temps ?

Retour vers le futur (planches 13 et 14 - extraits de « Valérian et Laureline par… : Là où naissent les histoires », Dargaud 2022).

En complément de cet article, Pierre Christin a aimablement accepté de répondre à quelques questions. Un grand merci à lui !

Entre les étoiles, demeurent désormais les regrettés complices Jean-Claude Mézières et Annie Goetzinger : quelles parts possèdent-ils dans la gestation de cet album ?

Pierre Christin (P. C.) : « Il y a longtemps que j’avais envie de renouer avec les tout débuts de Valérian, l’époque où, pour Jean-Claude Mézières, Annie Goetzinger et moi-même, la bande dessinée de création se métamorphosait en champs d’action quasi illimité. J’ai été affecté par la disparition de deux de mes amis les plus chers, et il y a quelque chose d’à la fois un peu puéril, et sans doute un peu sénile aussi, de revenir à mes sentiments de jeunesse en leur compagnie. J’ai travaillé seul à ce scénario, puisque Jean-Claude avait déjà reposé ses pinceaux, mais, bien sûr, il a toujours été au courant de ce qui se faisait et j’ai commencé à chercher une dessinatrice, à la fois pour cause de nostalgie, mais aussi parce que je pensais qu’une présence féminine convenait pour cette nouvelle aventure de Valerian et Laureline. »

Valérian et Laureline redeviennent des enfants : une manière de faire un clin d’Å“il aux héros des séries jeunesse ?

P. C. :« L’idée de faire retomber en quelque sorte nos deux héros en enfance me trottait dans la tête depuis longtemps, puisque l’incertitude temporelle est le fondement même de la série « Valériane, et que des choses en apparence incompatibles peuvent s’y dérouler simultanément. J’avais aussi envie de travailler sur le caractère « en formation » de Valérian et Laureline, laissant préfigurer ce qu’ils deviendraient ailleurs et demain. Mais j’avais aussi envie, en effet, de renouer avec une BD de jeunesse que je n’ai jamais pratiquée, sauf en quelque sorte dans le premier album de « Valérian » : « Les Mauvais Rêves ». Ça m’a d’ailleurs beaucoup amusé de voir comment Virginie Augustin savait faire revivre deux gamins, tels que je les imaginais depuis longtemps. »

Vous développez le thème de l’inspiration créative : notre XXIe siècle – et a fortiori le 9e art – en manquerait-il ? Finalement, « Valérian » est-il devenu une dystopie à sa manière ?

P. C. :« Les circonstances dans lesquelles est née la série « Valérian » était totalement différente de la situation précaire dans laquelle nous vivons tous désormais. Fondamentalement, la série repose sur un cataclysme initial, même si elle en réchappe peu à peu pour recréer une nouvelle forme de civilisation. Mais en même temps c’est une série optimiste puisque les deux héros sont des jeunes gens du XXVIIIe siècle, donc que la civilisation terrienne a survécu d’une manière ou d’une autre jusque là. Dans les temps troublés actuels, c’était intéressant de reprendre tous ces thèmes pour les traiter, non pas de façon sombre et angoissante comme le font tant de séries télévisées actuelles, mais sur un mode léger et interrogatif. »

« Valérian » : la fin ou un nouvel élan, voire une reprise imaginable ? Laissez-vous en parallèle le champ ouvert à d’autres albums « Vus par… » ?

P. C. :« Jean-Claude et moi n’avons jamais voulu que « Valérian » soit traité par un ou des repreneurs en conservant les mêmes ingrédients, comme c’est de plus en plus la règle. Mais que des dessinateurs ou des scénaristes amis ou à venir aient envie de faire un « Valérian » vu par eux-mêmes, cela nous plait. Donc, aucune visée commerciale dans cet album pour les années à venir, mais bras ouverts pour ceux et celles qui auraient envie de tenter l’aventure de l’espace-temps. »

Philippe TOMBLAINE

« Valérian et Laureline par… : Là où naissent les histoires » par Virginie Augustin et Pierre Christin

Éditions Dargaud (13,50 €) – EAN : 978-2205089974

Parution 16 septembre 2022

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4 réponses à « Valérian et Laureline par… » : dans les méandres de la création et du temps…

  1. bruno gazzotti dit :

    Merci à ces Supers Grands auteurs de m’avoir fait découvrir la S-F…. S’il faut un jour filer un coup de main à Valérian et Laureline, j’en suis !!!
    Toute mon admiration à Christin et Mézières

    • Tomblaine dit :

      Merci Bruno pour ce commentaire et cette envie créative, le message ayant été transmis à Pierre Christin.

      Amicalement
      Philippe T.

  2. NURTHOR dit :

    Et bientôt son Jeu de Rôle par les Editions du Troisième Oeil !
    Par là:
    https://www.letogames.com/page-d-articles/valerian-lost-pledge

  3. Vincent dit :

    On dirait du springer !

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