C’est devenu une tradition depuis quatre ans (1) : tous nos collaborateurs réguliers se donnent le mot, en fin d’année, pour une petite session de rattrapage ! Même s’il est assurément plus porté sur les classiques du 9e art et son patrimoine, BDzoom.com se veut quand même un site assez éclectique : pour preuve cette compilation de quelques albums de bandes dessinées que nous n’avions pas encore, pour diverses raisons, pu mettre en avant, lors de leurs sorties dans le courant de l’année 2024.
Lire la suite...« Saint-Exupéry, le dernier vol et autres récits » : les mémoires de guerre d’Hugo Pratt…
Aventurier, artiste et philosophe, Hugo Pratt (1927-1995) aura profondément transformé le 9e art. Bien avant de créer son légendaire Corto Maltese (1967), le futur auteur est confronté à la Deuxième Guerre mondiale : parti rejoindre son père dans une Éthiopie alors envahie par les troupes italiennes de Mussolini, il connaîtra les victoires britanniques et les camps de prisonniers… L’œuvre de Pratt porte les traces profondes de ses amères expériences adolescentes en Afrique du Nord : les cinq récits réunis dans cet ouvrage abordent en conséquence des destins tragiques. Le voyage, l’érudition, la guerre, l’amour et la mélancolie s’y conjuguent pour raconter les hommes…
À dix ans, le jeune Hugo Pratt, originaire de Rimini (Romagne) et élevé à Venise, part avec sa mère rejoindre son père, militaire de carrière en Abyssinie (actuelle Éthiopie). Occupé partiellement (villes, routes principales et régions économiques) par l’Italie fasciste depuis mai 1936, ce pays sera libéré le 5 mai 1941 par la résistance locale et les Britanniques. Capturé et malade, le père de Pratt meurt à la fin de l’année 1942 : Hugo et sa mère, internés à Dire Dawa (la deuxième ville d’Éthiopie), seront rapatriés par la Croix-Rouge en 1943. Entretemps, pour rompre la monotonie, Hugo achète des comics aux gardes et lit des récits d’aventure comme « L’Île au trésor », dernier ouvrage légué par son père …
Notablement inspiré par le style de Milton Caniff, sa mémoire gorgée d’espaces africains et de récits de guerre, Pratt débute sa carrière graphique en 1945 avec « L’As de pique » : série scénarisée par Alberto Ongaro. Pour le présent volume de 320 pages, édité par Casterman, l’accent est inversement mis sur différents récits tardifs de l’auteur, concoctés dans les années 1990, peu avant sa mort le 20 août 1995. Présentons les chronologiquement…
Le premier d’entre eux (mais présenté ici en troisième position) est « Baldwin 622 » : un récit court initialement publié en 1992 dans « Quel fantastico treno », publication réalisée pour les transports ferroviaires italiens. Glissant vers le registre fantastique, « Baldwin 622 » voit son protagoniste discuter avec… une locomotive à l’abandon, sur un fond historique narrant la guerre de 1914-1918 en Palestine. Tout aussi chargé d’émotion est « Un pâle soleil printanier » (titre originel : « Un cuore Garibaldino »), également réalisé en 1992, cette fois-ci pour commémorer les 100 ans du parti socialiste italien. Ce récit nous replonge dans l’Italie de 1945, quelques semaines avant la fin du conflit : le lieutenant Bill Fogg, du Special Operation Executive, et le major Anders Lassen, sont envoyés en mission commando à l’embouchure du Pô, afin de détruire des nids de mitrailleuses turcomanes. Le genre d’aventure dont on ne revient pas… Inspiré par des faits et personnages réels, « Un pâle soleil printanier » sera repris (comme « Baldwin 622 ») en 1993, dans le volume « Koinsky raconte… deux ou trois choses que je sais d’eux » (Casterman) : cet acte combinatoire intègre de fait ce récit à la trame des « Scorpions du désert », série initiée en 1969 et racontant les faits d’armes d’une section d’élite britannique dirigée par le Polonais Koinsky. Un major transformé en conteur héroïque buvant le thé sur la place Saint-Marc, et qui sera ressuscité par Pierre Wazem en 2005…
Mis à l’honneur dès le titre de cet album, « Saint-Exupéry, le dernier vol », prépublié dans (À suivre) en 1994, est le récit phare de ce recueil. Comme le précise Umberto Eco en préface de l’édition Casterman parue en 1995, « il n’était pas possible que Pratt ne rencontrât pas Saint-Exupéry ». En effet, ces deux artistes d’exception partageaient deux passions : le goût pour l’écriture et celui pour les voyages lointains. Et c’est dans ce lien entre création artistique et découverte du bout du monde qu’Hugo Pratt est allé puiser son inspiration pour décrire, en une réalité fragmentée, l’ultime envolée de l’aviateur-écrivain dans un ciel d’aquarelle. Le 31 juillet 1944, Antoine de Saint-Exupéry s’envole de Borgho, en Corse, pour ce qui sera son dernier vol de reconnaissance. Pris en chasse par deux avions allemands, il sera en effet bientôt abattu au large de Marseille. Au fil des minutes, bribes par bribes, son existence affleure à la surface de sa mémoire : le voici revivre son amitié avec Jean Mermoz, l’aventure de l’Aéropostale, sa rencontre à Buenos Aires avec la belle Consuelo qui deviendra sa femme, les missions en Afrique du Nord, l’accident d’avion dans une tempête de sable en plein désert où il faillit mourir déshydraté, la guerre d’Espagne…
Il y avait matière, dans le cadre tragique et longtemps mystérieux de la disparition de Saint-Ex’, à investir une part de fiction ou d’imaginaire : maître de son art, Hugo Pratt livre ici également – par un curieux effet du destin – la dernière Å“uvre publiée de son vivant, et l’on ne pourra donc s’empêcher d’y percevoir ou d’y pressentir un résumé de sa propre existence. De Pratt à Saint-Exupéry, les liens les plus évidents se nomment « voyage », « littérature » et « dessin » : le premier comme le second auront écrit et illustré un monde d’âmes, de passions et de souffrances, entre temps de guerre et moments de paix. De leurs expériences humanistes sont nés des personnages poétiques et sibyllins : en dessinant à son tour le Petit Prince dans « Le Dernier Vol », Hugo Pratt ne pourra s’empêcher, comme un écho, de lui faire redemander : « S’il te plait, redessine-moi un mouton. »
Souvent hermétique et ésotérique, truffé de références diverses, le texte de Pratt raconte inexorablement l’auteur, entre reflets, bulles, nuages et souvenirs autobiographiques plus ou moins romancés. Il n’en est pas autrement dans cet autre récit d’aviation guerrière qu’est « Dans un ciel lointain » (1ère édition italienne en 1993 ; chez Casterman uniquement en 1996). Prenez deux frères, Luca et Pietro Bronzi, tous deux amoureux de la même femme, Luciana Gila, puis envoyez les se battre dans l’aviation italienne, contre les Alliés. Rajoutez-y des ingrédients tels la jalousie, la désillusion amoureuse, le duel contre un ami devenu officier dans l’armée adverse, des combats africains et une certaine nonchalance, cette dernière étant à mettre en lien avec l’acceptation tragique de sa courte existence.
Achevons notre tour de piste avec « Morgan » : album paru chez Casterman en 1999 et que Pratt – qui l’avait achevé en juin 1995 avant d’ébaucher « L’Histoire des hommes à six jambes » – ne verra donc jamais publié de son vivant. L’auteur met en scène un personnage encore inédit : le lieutenant Morgan, officier désabusé de la Royal Navy pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le 13 septembre 1943, au large de la Céphalonie, Morgan recueille un pilote de la R.A.F., Colby, et sa femme, Italienne rescapée d’un massacre orchestré par les Allemands. Le lendemain, Morgan doit risquer sa vie en étant chargé de débarquer deux officiers de liaison en Yougoslavie… Une ultime aventure où l’on retrouve tout ce qui fait la force de Pratt, au sommet de son art : graphisme épuré, personnages à l’humanité forte, poésie du moment, discours faisant fi des nationalités et des idéologies, valeurs d’amitié et de loyauté, héroïsme militaire à hauteur humaine. Une redécouverte indispensable, dans notre époque si divisée.
Philippe TOMBLAINE
 « Saint-Exupéry, le dernier vol et autres récits » par Hugo Pratt
Éditions Casterman (35,00 €) – EAN : 978-2203223349
Parution 16 mars 2022
« Umberto Ecco »
>> Umberto Eco
(commentaire supprimable)
Merci Clotaire pour ces précisions orthographiques : je vais corriger…
Bien cordialement
Gilles Ratier