Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...Quand Loisel et Le Tendre se lèvent : « La Quête de l’oiseau du temps » T1, une analyse de planche…
Publiée pour la première fois chez Dargaud en janvier 1983, « La Quête de l’oiseau du temps » aura durablement marqué la bande dessinée franco-belge, en imposant notamment les talents conjugués de Régis Loisel et Serge Le Tendre. Au travers d’un registre alors novateur (l’heroic fantasy), les aventures de Pélisse et Bragon se poursuivent encore en 2021, sans rien perdre de leurs attraits. Retour aujourd’hui sur la planche introductrice du mythe, matrice fantastique qui aura aussi forgé sa propre imagerie instantanée : une héroïne en devenir, au seuil de sa quête intérieure, dans un temps prêt à basculer…
C’est véritablement sur les bancs de la faculté de Vincennes que tout commença en 1973 ; plus précisément lorsque Serge Le Tendre décide de suivre ces cours de bande dessinée où les intervenants professionnels se nomment Jean-Claude Mézières et Jean Giraud. Parmi ses condisciples et amis figurent André Juillard, Dominique Hé, Patrick Cothias… et Régis Loisel. Dans les diverses idées scénaristiques de Le Tendre – également dessinateur – figure l’étrange trame suivante, issue d’un travail imposé sur le thème du temps : un oiseau noir touché par une flèche et un paysage où le ciel est envahi case après case par une tâche d’encre, Lune mise à part. Une idée bientôt transformée en oiseau susceptible de pondre un œuf pour engendrer l’oiseau du jour suivant ; à moins que quelqu’un ne dérobe l’œuf, figeant ainsi le temps inexorablement… Un jour, cette version sera reprise dans « L’Œuf des ténèbres » (T4 en 1987) pour constituer le fil mythologique de toute une saga. Ayant alors comme références à la fois « Conan le Barbare » (la fantasy !), « Le Roi Lear » (la folie !) et « La Flûte enchantée » (la duplicité féminine !), Le Tendre imagine peu à peu sa « Quête » : de fil en aiguille, il reçoit tout d’abord une proposition de Jean Giraud, enthousiaste à l’idée de dessiner l’ambitieux scénario proposé. Mais, le temps passant, Le Tendre ne cessant de peaufiner son scénario, Giraud s’en détournera vers d’autres projets.
En 1975, Rodolphe, alors libraire et coordinateur de l’éphémère revue trimestrielle Imagine, propose de publier ce que les auteurs nomment « Les Aventures de Pélisse et Javin » (puis, déjà « Pélisse : la quête de l’oiseau du temps ») : soit une douzaine de planches dessinées en noir et blanc par Loisel, après quelques précédents essais inaboutis signés par Michel Rouge. Le point de départ créatif, toujours similaire, est aussi évident qu’un leitmotiv : « Et Pélisse se lève… » : aux auteurs d’imaginer la suite, mille et une péripéties étant possibles, tout un bestiaire étant encore à inventer. Traversant des fins de mois difficiles, divers travaux alimentaires et la naissance avortée de plusieurs fanzines, son canevas refusé par la rédaction de Métal hurlant, Le Tendre finit par aller présenter ses travaux fin 1980 chez Dargaud, auprès de Claude Moliterni. Ce dernier lui accorde sa confiance sur un récit long, initié à l’origine en trois volumes. Moliterni préfère cependant voir cette histoire prépubliée dans un mensuel : comme la place manque dans Pilote, l’éditeur garde le projet sous le coude. Enfin, en avril 1982, Dargaud rachète et relance Charlie Mensuel sous l’égide du regretté Mandryka (rédacteur en chef) et de Philippe Mellot (secrétaire général de la rédaction) : « La Quête de l’oiseau du temps » peut enfin démarrer, au rythme de neuf planches par mois.
En 1982, lorsque la publication de l’album est enfin décidée, les auteurs s’aperçoivent de diverses incohérences narratives : sans hésiter, Le Tendre propose à Loisel de le payer de sa poche pour refaire les planches ! Après mûre réflexion, les compères optent sagement pour une méthode un peu plus simple et rapide : les textes sont modifiés, et l’album paraît chez Dargaud en janvier 1983 (collection Histoires fantastiques), colorisé par Yves Lencot et complété du titre « La Conque de Ramor ». Le premier tirage de 16 000 exemplaires sera un succès, ouvrant la porte aux réimpressions (32 000 exemplaires vendus). En 1985, lorsque paraissent les 70 000 premiers exemplaires du « T3 : Le Rige », la série est déjà devenue un classique. Les deux premiers titres sont réédités à 25 000 exemplaires sous une nouvelle couverture et dans un format agrandi, enrichis d’une préface de Rodolphe et des pages présentant les premiers essais de Loisel en noir et blanc. En 2001, interviewé dans DBD (dossier n° 11), Serge Le Tendre estimera avoir vendu 300 000 exemplaires de chaque titre en langue française
Au premier cycle constitué de quatre tomes (1983-1987), Le Tendre et Loisel ajouteront à partir de 1998 un deuxième cycle racontant les événements survenus 40 ans plus tôt. Enrichi par six nouveaux volumes dessinés successivement par Lidwine (T5), Mohamed Aouamri (T6, 2007), Vincent Mallié (T7 et T8, 2010-2013) et David Étien (T9 et T10, 2017-2020), ce riche univers se conclura – dixit ses créateurs – par un troisième cycle (un ou deux albums) narrant la mort de Bragon, noyé dans sa folie à 70 ou 80 ans.
En parcourant les deux premiers volumes de « La Quête », les influences graphiques de Loisel se signalent de manière successive : Disney, Uderzo, Morris, Franquin, Jack Davis, Wallace Wood, Gustave Doré, sans compter les inévitables Mézières et Giraud/Moebius. Ayant précédemment réalisé des planches et illustrations aux styles humoristiques, historiques, réalistes, Loisel se coule avec une certaine aisance dans le registre du médiéval fantastique, genre alors pleinement relancé via le jeu de rôle (« Les Règles avancées de Donjons et Dragons » paraissent en 1978), les blockbusters (« Conan le Barbare » en 1982 ; « Legend » en 1985 ; « Willow » en 1988) ; les séries de Livres dont vous êtes le héros (collection lancée par Gallimard Folio Junior en 1984) et le jeu vidéo (« The Legend of Zelda » en 1986). En bande dessinée, seule « La Balade au bout du monde », lancée chez Glénat en 1982 par Makyo et Vicomte, fera alors aussi bien.
Au démarrage du T1 figure une première case en plan large, dévoilant un paysage perdu, nous dit-on, « quelque part dans les marais de la marche des voiles d’écume ». Une hutte sommaire dressée sur des pilotis, quelques sombres oiseaux eux-mêmes juchés sur des branches noueuses, une silhouette lointaine et une voix aux limites du hors-champ viennent compléter notre vision encore très éphémère. Pourtant, tout est déjà là : le cadre médiéval fantastique, le bestiaire inconnu, l’appel de l’aventure (avec la citation explicite « tout peut arriver ! »)… ainsi que les principaux topoï graphiques de Loisel. Combien de centaines de fois verrons-nous en effet par la suite ces cases et décors où se dressent au premier plan quelques poteaux, branchages, rochers ou pylônes, symboles phalliques noyés dans autant d’effets atmosphériques (pluie, nuit, brumes et brouillards), de projections liquides (vagues, cascades) ou d’inflorescences dictant de fait un barrage entre premiers et arrière-plans ? C’est là que nous trouverons nos protagonistes, connus ou inconnus, occupés à préparer leur prochaine aventure ou songeant à quelque action (passée ou future) décisive de leur destin. Ainsi de celle qui occupe les trois (nous pourrions dire quatre) plans suivants, dans un mouvement rotatif qui nous la dévoile de trois quarts, de côté, de face et de dos. Quatre noms nous sont également donnés à lire, du Fourreux (animal aux étranges pouvoirs) jusqu’au pays d’Akbar en passant par la princesse sorcière Mara (mère de l’héroïne, Pélisse) et le chevalier Bragon. Naturellement, si lecteur est déjà informée des origines de la « Quête » (un message à remettre à Bragon), il ne sait encore rien de l’identité physique des nommés : quelle surprise, ainsi, en découvrant un Bragon misanthrope et râleur en lieu et place du valeureux physique attendu ! Les lecteurs n’en savent pas plus de leurs secrets ni des inévitables dangers qui guettent celle qui va donc entreprendre « la quête de l’oiseau du temps ». Champ-contrechamp : première et dernière case se répondent en plan large, une fois l’héroïne mystérieusement circonscrite. Définie verbalement sur une tonalité omnisciente telle « la plus hasardeuse des entreprises », cette aventure laisse toutefois dès son introduction une très forte image dans l’œil des lecteurs (masculins…) : les formes aguicheuses de Pélisse n’ayant échappé à personne, les clichés sexistes de l’époque seront par la suite et fort heureusement battus en brèche par l’ironique Le Tendre tout au long de la saga, non sans humour. Mieux, si les auteurs avouent volontiers avoir donné à Pélisse un physique empli des fantasmes associés à Kitten Natividad (femme et héroïne de Russ Meyer), ils réussissent surtout à concocter un marqueur iconique : Pélisse, assise sur une plate-forme en bois et tenant son animal de compagnie fétiche, environnée d’oiseaux inquiétants. C’est cette vision (alliant féminité, temporalité, recherche de soi, amitié, psychologie et imaginaire) qui résumera idéalement et durablement la « Quête », de la couverture proposée pour la deuxième mouture en 1985 jusqu’à nos jours, l’icône étant déclinée sur ce mode en affiches, ex-libris, sérigraphies et objets dérivés. Réédité en 2000, le premier volume de la série réemploiera ce même concept-clé, Loisel redessinant pour l’occasion une version alors plus proche du style déployé dans « Peter Pan ». Nul n’a réellement fait mieux depuis ; probablement parce que le temps s’est quelque peu arrêté en ce domaine depuis 1983, la décennie aventureuse étant plus que jamais revenue à la mode dans la pop culture… « Et Pélisse se lève… »
Philippe TOMBLAINE
« La Quête de l’oiseau du temps T1 : La Conque de Ramor » par Régis Loisel et Serge Le Tendre
Éditions Dargaud (14,50 €) – EAN : 978-2205048001