Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Le dernier des Dalton : une réputation hors des lois ?
En 1908, les quatre Frères Dalton ne sont plus qu’un… La conquête de l’Ouest est déjà révolue, mais les mythes ont la peau dure. Unique survivant de sa légendaire fratrie, Emmett se voit offrir l’opportunité cinématographique de sa vie : pouvoir rétablir la vérité et la réputation de sa famille, noyées dans une Amérique qui exalte toujours autant la manière forte et la suprématie blanche. À leurs tours, Ozanam et Bazin creusent en 72 pages le portrait psychologique d’un genre mélancolique, le western, qui ne cesse d’osciller entre lumières du classicisme et ombrages crépusculaires.
Né en 1871, Emmett Dalton fut le plus jeune membre d’une importante fratrie (dix garçons et cinq filles) qui laissa une empreinte sanglante dans l’histoire de l’Ouest. Le 5 octobre 1892, à Coffeyville (Kansas), l’hasardeuse tentative consistant – dixit Bob – à « voler deux banques à la fois, en plein jour » vire au carnage : Grat et Bob sont abattus ainsi que deux autres hors-la-loi, tandis qu’Emmett est lui-même sévèrement atteint… blessé par rien moins que 23 impacts de balles ! Ironie du sort, le gang – qui réunissait quatre frères Dalton (Bill jouant uniquement le rôle d’informateur) s’était formé peu de temps auparavant, après une série de déceptions diverses allant de salaires non perçus aux inégalités sociales en passant par des jeux truqués et des accusations mensongères. Nommé marshal adjoint en 1880, Frank Dalton est tué par des contrebandiers en novembre 1887. Grat et Bob prennent sa relève tandis que Bill fonde une famille la même année, en s’installant dans un ranch de Californie. Embauché comme adjoint par ses frères, Emmett se tourne en leur compagnie vers le banditisme, alternant dès lors les vols de chevaux et les attaques de trains. Capturés puis évadés en Californie, ils poursuivront leurs agissements délictueux en Oklahoma en 1891, implacablement traqués par le marshal Heck Thomas. D’autres membres du gang poursuivront leurs agissements après 1892, Bill Dalton (devenu à son tour délinquant) étant finalement abattu en Oklahoma en juin 1894.
Condamné à perpétuité, mais libéré en 1907 après quatorze années de pénitencier, Emmett s’installe comme agent immobilier à Hollywood. Il publiera en 1918 « Beyond the Law » : récit autobiographique et familial publié deux années après le film muet « The Man of the Desert » (Francis Powers), où il joue son propre rôle. En 1931, Emmett publie un nouvel ouvrage au titre explicite : « When the Dalton Rodes » (« Les Dalton arrivent »), livre adapté au cinéma en 1940 par George Marshall. Disparu en juillet 1937 à Los Angeles, Emmett ne profitera pas de ce regain de notoriété. Il n’aura bien sûr jamais connaissance de la réutilisation des Dalton dans « Hors-la-loi » par Morris et Goscinny en 1951 ; un prélude à l’entrée en scène de certains cousins fictifs, plus que parodiques, à partir du 18 avril 1957 dans Spirou. Une date dans l’univers de la bande dessinée franco-belge !
Forts de toutes ces références, les auteurs choisissent ici de revenir au récit premier ; l’intérêt étant bien de questionner les réalités du mythe tout en exposant (voir la planche 2) « The True Story of The Dalton Brothers ». Précédés de leur « Mauvaise Réputation », comme l’expose le titre du présent album (premier volet d’un diptyque), les Dalton s’aventurent en couverture vers un destin sombre, quittant les verts pâturages pour un avenir plutôt incertain. Ancré en plongée dans le tiers supérieur droit, le trio de cow-boys voit son champ de manÅ“uvre se réduire à l’extrême, fortune et infortune de leur verdâtre terrain de jeu n’ayant en vérité plus grand-chose à offrir… Dans l’album, Emmanuel Bazin s’empare des mêmes tonalités graphiques et chromatiques, dans un traitement d’ensemble (subtilement éthéré) qui pourra rappeler tant Edward Hopper que le « W.E.S.T. » de Rossi et Dorison ou le « Holly Ann » de Servain et Toussaint. Avec son héros qui n’en est pas un, de par son illustration de la détérioration psychologique des âmes et des codes sociétaux, décrivant l’Ouest chaotique étiré entre auto-mythologie et paranoïa destructrice, Emmanuel Bazin et Antoine Ozanam se hissent surtout sur les cimes du néo-western : soit une relecture contemporaine et intelligente des codes westerniens, digne de chefs-d’œuvre tels « Open Range » (Kevin Costner, 2003) ou « L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford » (Andrew Dominik, 2007). Un album qui complète à sa manière la relecture des classiques effectuée de son côté par Matthieu Bonhomme dans « Wanted, Lucky Luke ! ». Cerise sur le gâteau : à l’instar de l’album (très demandé !) de Bonhomme, « Mauvaise Réputation » fera l’objet d’un tirage luxe présenté sous une couverture alternative, édité par la très active librairie Bulle du Mans.
Philippe TOMBLAINE
« Mauvaise Réputation T1 : La Véritable Histoire d’Emmett Dalton » par Emmanuel Bazin et Antoine Ozanam
Éditions Glénat (15,50 €) – EAN : 978-2-344-01878-1