Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« La Pension Moreau T1 : Les Enfants terribles » par Marc Lizano et Benoît Broyart et « Père et fils (Vater und Sohn) T1 : Les Saisons » par Ulf K. et Marc Lizano
L’enfant est un lecteur exigeant, très exigeant. Il faut le captiver tout en lui procurant des émotions et l’amener à se questionner sans qu’il perde le fil de la lecture. Pour satisfaire les appétits de ce lecteur insatiable et intransigeant, il existe quelques auteurs contemporains pour la jeunesse d’une très grande qualité. Marc Lizano est de ceux-là . Nous vous présentons ses deux dernières publications, avant les réponses qu’il a fort sympathiquement apportées à nos questions.
Sur BDzoom.com, nous apprécions l’œuvre de Marc Lizano en direction de la jeunesse. Nos articles sur « Le Cheval d’orgueil », « La Petite famille » ou « L’Enfant cachée » en font foi. C’est pour cela que nous sommes ravis, en ce début d’année 2017, d’avoir de ses nouvelles avec la publication de deux bandes dessinées de qualité pour la jeunesse : le premier volume de « La Pension Moreau » qu’il a dessiné sur un scénario de Benoît Broyart et le début d’une nouvelle série, « Père et fils », qu’il a cette fois écrite pour le dessinateur allemand Ulf K..
Jusque dans les années 1950, il a existé en France des maisons de correction pour mineurs. C’étaient de véritables bagnes où les jeunes gens qui y étaient enfermés subissaient brimades et vexations, sans retenues aucunes. En 1934 à Belle-Île-en-Mer, des enfants se sont mutinés et échappés de l’un de ces lieux de rétention. Ils ont été pourchassés par la police et par les habitants à qui l’on avait promis une prime en cas de dénonciation. Ce fait divers tragique a révolté Jacques Prévert, lequel y a puisé le thème d’un poème publié dans le recueil « Paroles » : « Chasse à l’enfant ». Poème repris en chanson par Juliette Greco ou Marianne Oswald.
Ce texte de Prévert est le point de départ de la trilogie annoncée « La Pension Moreau ». Dans les années 1930, un couple de bourgeois est désespéré par leur fils. Émile ne pense qu’à dessiner ; mutique, il ne communique pas, au contraire, il fugue régulièrement. Contre cinq lingots d’or, ils le laissent aux bons soins du professeur Turoc qui dirige la pension Moreau.
Peu de compassion et de tendresse à recevoir dans cet établissement fermé, mais des coups, des travaux forcés et un enseignement donné dans une stricte discipline. Heureusement pour le petit et timide Émile, dans sa geôle, il reçoit le soutien de Paul, Jeanne et Victor : ses jeunes compagnons d’infortune. Ils ne pourront longtemps supporter ce régime injuste et humiliant, la révolte gronde dans la pension Moreau.
L’écrivain Benoît Broyart a construit un récit prenant, à l’ambiance oppressante. Un véritable plaidoyer pour le droit à la différence et la défense de la condition de l’enfant. Les couleurs sombres, austères, de Marc Lizano renforcent l’aspect tragique de l’enfermement et des humiliations des enfants pas si terribles de la Pension Moreau. Avec son habituel dessin à grosses têtes, il donne beaucoup d’expressivité à tous ses personnages, y compris les adultes du bagne représentés sous forme d’animaux anthropomorphes : hibou, renard, sanglier… De quoi déshumaniser, aux yeux des lecteurs, des tortionnaires sadiques, mus par l’appât du gain. Le premier volume de ce conte jeunesse émouvant installe brillamment personnages et décors avant que la révolte ne se déclenche. À lire seul dès 8 ans ou accompagné par un adulte pour les plus jeunes.
Il y a deux ans, la belle intégrale de la bande dessinée culte « Vater und Sohn » recevait le prix du patrimoine au festival d’Angoulême. Ce recueil édité par Warum a permis de (re) découvrir l’ouvrage de référence de la bande dessinée allemande du temps du nazisme. Ostracisé par le régime hitlérien, le dessinateur Erich Ohser y décrit les relations tendres et facétieuses entre un père et son fils sous le pseudonyme de E.O. Plauen. Il déjoue la censure nazie pour donner un double sens contestataire à plusieurs gags. Opposant résolu au régime totalitaire, il est emprisonné pour défaitisme et se suicide dans sa cellule en 1944.
Grand connaisseur de cette œuvre et de son créateur, Marc Lizano a repris les personnages dans une série de planches gags dont il a confié la réalisation graphique au dessinateur allemand Ulf K.. L’ouvrage commence par la dernière planche de l’œuvre originale datant de 1937, dans laquelle le père et le fils disparaissent dans le ciel, derrière une lune, moustachue comme le père, accompagnée d’une étoile. Dans la page suivante, ils reviennent au XXIe siècle pour des planches qui décrivent avec amusement leur quotidien au fil des saisons.
L’œuvre originale est respectée, mais modernisée. Voici quelques exemples de ce rajeunissement. Du noir et blanc, on passe à une bichromie rouge et noire avec un trait plus vif et des éléments contemporains ; jeux vidéo ou écrans plats par exemple. Plus de fessées, mais davantage de complicité dans les relations espiègles entre le père et son fils. La mère absente des strips des années 1930 est évoquée dans une double page émouvante. Enfin, si la BD est toujours muette, les auteurs s’autorisent quelques dessins dans des phylactères pour dynamiser ces courts récits.
En cette époque de reprises commerciales, plus ou moins réussies, de séries anciennes, saluons la renaissance de « Vater und sohn ». Œuvre sincère, espiègle et émouvante, ce « reboot » est porté par un humour qui fait mouche et une poésie fantastique qui peut surprendre agréablement le lecteur le plus blasé. Le succès du premier volume de cette nouvelle série annoncée tient aux thèmes universels qui y sont développés : l’amour filial, les rêves d’enfant qui survivent en chacun de nous et la nostalgie de cet âge tendre à jamais perdu.
Nous remercions Marc Lizano de s’être arraché à sa table de travail bretonne pour répondre à nos questions sur sa riche actualité.
BDzoom.com : Bonjour Marc, avec tes deux dernières BD aux éditions La Gouttière, tu sembles te spécialiser dans la bande dessinée jeunesse. Comment expliquer ce choix ?
Marc Lizano : Ah, mais j’ai toujours publié pour la jeunesse. Depuis le début. Il se trouve que mes livres jeunesse marchent mieux, globalement que mes livres « vieillesse ». Et puis mon travail y est plus identifié, avec mes grosses têtes… Il y a aussi que les publications qui se suivent commencent doucement à faire sens les unes à côté des autres.
BDzoom.com : En quoi est-ce important pour toi de t’adresser aux plus jeunes ?
ML : C’est un travail un peu moins visible dans les médias, mais j’adore travailler pour les enfants. On a cette chance, en France, d’avoir un bel environnement éditorial et une belle vitalité dans l’édition jeunesse.
BDzoom.com : Nous avons beaucoup aimé sur BDzoom.com, « L’Enfant cachée » que tu as dessiné sur un scénario de Loïc Dauvillier. Quels retours d’adultes et d’enfants reçois-tu encore aujourd’hui pour cette BD de nombreuses fois primée ?
ML : Merci. Nous avons encore de beaux retours et l’exposition de l’AJPN sur l’enfant cachée permet de belles rencontres sur les salons. C’est vrai qu’il a déjà 5 ans. C’est très long, aujourd’hui, comme durée de vie en librairie. Le livre connaît aussi une belle vie à l’étranger, en Allemagne chez Panini Verlag et aux États-Unis chez First Second.
BDzoom.com : Que penses-tu des dernières BD sur le sujet comme « Irena » ou « Les Rescapés de la Shoah » ?
ML : Je trouve le « Irena » très beau, très dur et j’ai hâte de lire les deux autres tomes de la trilogie. Je n’ai pas eu l’occasion de lire le livre sur les rescapés. Il y a cette année une belle exposition au Mémorial de la Shoah qui peut se visiter gratuitement jusqu’en octobre.
BDzoom.com : D’où te vient l’idée de poursuivre « Vater und Sohn », une BD allemande culte des années 1930 ? Depuis quand la connais-tu ? Quand est-il de ton envie de dessiner une biographie de son auteur Erich Ohser ?
ML : C’est venu d’une discussion avec Alexander Bubenheimer, mon éditeur allemand. Après avoir traduit « L’Enfant cachée », il avait pour projet de traduire aussi « La Petite Famille » (ce qui a été fait il y a deux ans) et m’a demandé si j’avais un projet pour lui. Je lui ai parlé de l’idée d’un biopic sur Plauen, le dessinateur de « Vater & Sohn ». Il trouvait l’idée du biopic intéressante, mais compliquée. Et, à cette période, les droits de « Vater & Sohn » allaient tomber dans le domaine public, d’où sa proposition de travailler, dans un premier temps à une reprise de ce monument de la BD allemande. Ça a été l’occasion de travailler avec Ulf que je connaissais depuis pas mal d’années, presque une vingtaine, du temps où l’on faisait des fanzines photocopiés… La série originelle, je la connaissais pour l’avoir vu en Allemagne quand j’étais ado et avec un premier recueil publié par le Seuil au milieu des années 1990. Heureusement, il y a aujourd’hui l’intégrale publiée par Warum.
BDzoom.com : Pourquoi te réserver le scénario et confier le dessin à Ulf K., un auteur que tu connais bien, sur cet album ? Comment avez-vous travaillé ensemble ?
ML : Ça paraissait évident que ce soit un dessinateur allemand qui reprenne la série. Le truc, c’est de lui envoyer des croquis pour les scénarios qui ne soient pas trop « dessinés », sinon, Ulf a l’impression de les mettre au propre et il n’a pas envie de ça. Du coup, on « crobarde » beaucoup parce que les scénarios, les idées viennent en dessin.
BDzoom.com : Comment as-tu modernisé une œuvre vieille de 80 ans ? Quelles sont les différences avec la bande dessinée originelle ?
ML : Il a un style assez classique et aussi indé. ça passe très bien pour la reprise. Bon, aujourd’hui, on voit quelques tablettes ou des ordis, mais ce n’est pas ce qui est en jeu dans « Père & fils ». Ah si, un gros changement quand même, il n’y a plus de fessées.
BDzoom.com : On ressent beaucoup de tendresse, de complicité dans les relations entre le père et le fils. Quels sont les caractères de ces deux personnages ?
ML : Le fils est espiègle et curieux, joueur comme peuvent l’être beaucoup d’enfants. C’est le père qui occupe une place curieuse, comme s’il jouait plus « un rôle de père », en ce qui concerne l’éducation et l’autorité. Il fait d’ailleurs pas mal de bêtises lui aussi.
BDzoom.com : La mère est évoquée aux pages 28-29, était-ce déjà le cas dans les années 1930 ou as-tu voulu combler une absence ?
ML : Non, elle n’est évoquée qu’une seule fois, je crois me rappeler, dans la série originelle. Mais son absence prend de la place. C’est quand même étonnant de ne jamais la voir. Avec Ulf, on a pris le parti de faire deux ou trois pages pour parler d’elle. Mon éditeur allemand était perplexe à propos de ces pages et, maintenant, c’est amusant, mais les lecteurs allemands m’en parlent souvent. On lui a donné une place assez belle, je crois.
BDzoom.com : Quel accueil a reçu la série en Allemagne ? Combien de tomes sont-ils d’ores et déjà prévus ? Une histoire longue est-elle envisagée ?
ML : Eh bien !, plutôt bon, il va d’ailleurs y avoir une exposition sur « Vater & Sohn » en 2018 à Erlangen. Avec, si j’ai bien compris, des planches de Plauen et celles de Ulf aussi. Deux tomes sont sortis en Allemagne chez Panini Verlag. Deux recueils d’histoires en une ou deux pages. La dernière fait 6 pages. Nous l’avons fait exprès pour préparer les lecteurs au tome 3 qui sera une histoire de 30 planches, toujours muettes. Et là , nous abandonnerons la bichromie pour une quadri plus traditionnelle. Ce sera une histoire de fantôme.
En France, le tome 1 vient de sortir et j’espère qu’on verra les deux autres aussi chez nous.
BDzoom.com : La « Pension Moreau » paraît simultanément à « Père et fils », es-tu devenu un stakhanoviste du 9e art ? Plus sérieusement quand et comment as-tu travaillé sur ces deux séries ?
ML : C’est parfois un hasard si plusieurs titres sortent en même temps. Ces dernières années, après avoir bouclé « Le Cheval d’orgueil » (avec Galic chez Noctambule) et ses 136 planches, on a repris le tome 1 de « La Pension Moreau » qui a été retardé. Je travaille dorénavant à la suite, tout en dessinant aussi une petite série muette (« Paloma », avec Carole Trébor chez Rageot), l’idée étant de finir la trilogie en 2018.
Le travail sur ces projets est très différent. Pour « Père et fils », ce sont des petits scénarios, des jeux de ping-pong avec Ulf pour imaginer des gags et des situations, c’est très plaisant à faire. Pour « La Pension Moreau », je reviens à mon travail de dessinateur, en suivant le scénario de Benoît et en travaillant au crayon, à la plume. C’est long à réaliser, une bande dessinée, ça représente beaucoup de travail.
BDzoom.com : D’où vient l’idée d’écrire cette trilogie ? Est-ce Benoît Broyart, le scénariste, qui t’a contacté ?
ML : Nous nous sommes rencontrés au salon du livre de Ploufragan qui est un très beau salon de littérature jeunesse. Benoît écrit des textes souvent durs et il avait envie d’écrire pour la bande dessinée, ce qu’il fait aussi avec Romuald Reutiman (« Les Enfants de Midvalley »). Petit à petit, nous avons pensé à cette collaboration.
BDzoom.com : D’où vient l’idée d’inclure des animaux anthropomorphes dans le récit ? Y aura-t-il une explication dans les deux tomes suivants ?
ML : Pas d’explications à proprement parlé, mais, oui, ça fait sens. Les animaux ne sont pas là uniquement pour le décor : ils tiennent un rôle très important et l’animalité qu’ils symbolisent va prendre toute sa place. Une fois les enfants « confiés » à la pension Moreau, on ne voit plus d’adulte. Ils sont livrés à eux même.
BDzoom.com : Comme d’autres bandes dessinées récentes, l’album est très sombre. Penses-tu qu’il aurait été possible de le réaliser dans les mêmes tonalités il y a quelques années ?
ML : Ah, je ne sais pas. Il y a une grande liberté, une grande diversité dans la littérature jeunesse. Un peu moins en bande dessinée, mais cela change petit à petit. Je me rappelle que des éditeurs nous avaient expliqué que, non, on ne pouvait pas parler de la mort comme dans la petite famille, ça ne parlerait pas trop aux enfants. Que la Shoah était un sujet trop compliqué pour les enfants, surtout en 80 pages. Mais il n’y a pas de sujets compliqués ou impossibles, il y a surtout des sujets délicats. Loïc écrit bien pour ce public, je trouve, il sait donner un ton et un rythme à auteur d’enfant. Benoît sait faire cela aussi, écrire en bande dessinée pour les enfants. J’ai de la chance avec mes scénaristes…
BDzoom.com : Entre Prévert, « La Chasse à l’enfant » et « L’Île du docteur Moreau » de H. G. Wells, les influences semblent multiples pour ce récit. Comment avez-vous travaillé pour créer l’univers graphique et les ambiances de « La Pension Moreau » ?
ML : Je voyais un univers sombre. Wells, c’est presque plus un clin d’œil qu’une influence, encore que j’espère que les lecteurs auront le même appétit à lire nos pages que j’ai pu en avoir avec les romans de Wells. Mes influences à moi, je dirais qu’elles viennent des feuilletonistes : de Leblanc, de Dumas ou de Souvestre. Pour le dessin, il faudrait y passer des heures, entre les fanzines, les peintres et les dessinateurs comme Charles Schulz ou Charles Addams. Pour « La Pension Moreau », en tout cas, on voulait un vrai univers clos et oppressant.
BDzoom.com : T’es-tu transposé dans Émile, le jeune garçon timide, qui s’exprime presque exclusivement par le dessin ?
ML : J’étais un petit garçon très timide, enfant et ça a changé depuis.
BDzoom.com : Le dessin est-il pour toi une forme de résistance par rapport à une société oppressive comme pour Émile ou Erich Ohser vis-à -vis des nazis ?
ML : Ce serait très exagéré de dire cela. Je reste très libre de publier ce que je veux et j’espère que ça va durer encore longtemps. Les auteurs subissent aujourd’hui, en BD et en jeunesse, une pression qui est plus souvent économique. Les EGBD, les tribunes de la Charte des auteurs jeunesse ou le travail du SNAC BD témoignent de la précarisation grandissante des auteurs, des dessinateurs et des illustrateurs : ils font un travail important. Et il faut prendre soin de nos auteurs si l’on veut continuer à lire et à voir ce qui est publié.
BDzoom.com : Quels sont tes projets éditoriaux, plutôt BD jeunesse ou un retour vers des sujets plus intimistes ?
ML : Plutôt jeunesse pour les deux années qui viennent. « Paloma » 1 et 2 (avec Carole Trébor chez Rageot), la réédition de « Dépêche-toi, maman, c’est la rentrée » (avec Hubert Ben Kemoun, chez Des ronds dans l’O), « Vater & Sohn T3 » (avec Ulf K chez Panini verlag), « La Pension Moreau » T2 et T3 (avec Benoît Broyart à la Gouttière) et la trilogie sera bouclée.
J’y retourne, ça fait beaucoup de travail sur mon bureau tout ça !
Laurent LESSOUS (l@bd)
« La Pension Moreau T1 : Les Enfants terribles » par Marc Lizano et Benoît Broyart
Éditions La Gouttière (14,00 €) – ISBN : 979-10-92111-08-8
« Père et fils (Vater und Sohn) T1 : Les Saisons » par Ulf K. et Marc Lizano
Éditions La Gouttière (13,70 €) – ISBN : 979-10-92111-48-4