Sous les pavés, la passion !

Coïncidence due au calendrier ou véritable tendance éditoriale, les librairies sont envahies par d’énormes livres consacrés à nos auteurs de bandes dessinées favoris (Grzegorz Rosiński, Raoul Cauvin, François Schuiten, Moebius, Reiser, Jean-Michel Charlier (1)…) ; des ouvrages qui ont nécessité des années de travail aux auteurs, tous historiens du médium ou spécialistes passionnés de renom : voilà qui tombe donc à point nommé, et pour notre plus grand plaisir, pour remplir la hotte du père Noël… À tout seigneur, tout honneur, commençons par saluer le méticuleux Patrick Gaumer, l’auteur du déjà monumental « Dictionnaire de la BD » qui livre, coup sur coup, non pas une, mais deux imposantes monographies au Lombard et chez Dupuis.

Patrick Gaumer, photo © J. J. Procureur.

Quatre cents pages d’entretiens au long cours fort bien illustrés par d’innombrables dessins, esquisses et photos permettent d’abord d’évoquer la déjà longue carrière du polonais Grzegorz Rosiński, le dessinateur de « Thorgal » : de son enfance en Silésie orientale au succès actuel de son Viking emblématique que l’on retrouve désormais dans divers cycles parallèles et indépendants, en passant par ses premières publications dans des revues polonaises comme Relax, ses débuts francophones dans Spirou et ses autres séries (« Hans », « La Complainte des landes perdues »…) ou one-shots (« Le Grand Pouvoir du Chninkel », « Western » et « La Vengeance du comte Skarbek »).

Un travail de titan qui est le résultat de nombreuses heures de discussions avec cet artiste hors du commun, mais aussi avec ses divers scénaristes (Mythic, Jean Van Hamme, André-Paul Duchâteau, Jean Dufaux, Yves Sente ou Yann) et autres acteurs du milieu qui ont ponctué son parcours comme Carlos Blanchart, Kas et Graza, Giulio De Vita ou Romain Surzhenko. Bref, c’est un ouvrage exceptionnel : LE livre sur Rosiński !

« Grzegorz Rosiński » par Patrick Gaumer

Éditions Le Lombard (45 €) – ISBN : 978-2-8036-3120-9

On retrouve la même passion et le même travail de bénédictin dans « Cauvin : la monographie ». Certes, le format est plus petit et la bibliographie moins exhaustive, mais cet ouvrage de plus de quatre cents pages n’en est pas moins conséquent et indispensable. Ici, la forme systématique des questions-réponses du livre sur Rosiński laisse la place à un texte précis, ponctué de quelques interventions du gagman, retraçant chronologiquement les travaux de ce grand scénariste humoristique, pilier du journal Spirou.

Les moindres bandes, même celles réalisées anonymement, sont évoquées : le biographe multipliant les révélations et les anecdotes. Évidemment, l’illustration est moins présente (ce qui la rend d’autant plus précieuse), mais l’ouvrage devrait ravir les amateurs de ce prolifique scénariste et créateur de tant de best-sellers : « Les Tuniques bleues », « Cédric », « Les Femmes en blanc », « L’Agent 212 », « Pierre Tombal », « Les Psy », « Sammy », « Les Mousquetaires », « Du côté de chez Poje », « Cupidon », « Godaille et Godasse »… ; voir aussi La face « couchée » de Raoul Cauvin ! sur BDzoom.com.

« Cauvin : la monographie » par Patrick Gaumer

Éditions Dupuis (28 €) – ISBN : 978-2-8001-5750-4

Toujours dans le style pavé incontournable, signalons aussi le majestueux « François Schuiten, l’horloger du rêve » de Thierry Bellefroid (2), autre journaliste et écrivain passionné par tous les états du 9eart, publié chez Casterman : un regard rétrospectif sur près de quarante ans de création tous azimuts, entre bande dessinée, scénographie ou travaux pour le théâtre et le cinéma.

Autoportrait de François Schuiten.

Le dessinateur singulier et polymorphe des « Cités obscures » a fourni, à son exégète favori, une énorme masse d’éléments, ce dernier ayant passé des heures et des heures à lui poser nombre de questions. Ensuite, les deux complices ont structuré les écrits et c’est donc autour du texte que le livre s’est peu à peu construit : François Schuiten s’investissant au point de choisir lui-même les images qui lui paraissaient les plus pertinentes, en s’efforçant de coller, le mieux possible, aux mots de l’essayiste-romancier. Cette profusion d’images permet, alors, de mieux comprendre et d’assimiler une bonne partie de l’éventail des aventures artistiques du maestro belge ; voir aussi Le devoir de transmission selon François Schuiten : première partie et Le devoir de transmission selon François Schuiten : deuxième partie sur BDzoom.com.

« François Schuiten, l’horloger du rêve » par Thierry Bellefroid

Éditions Casterman (59 €) – ISBN : 978-2-203-06305-1

Plus proche de la compilation des meilleures pages du regretté humoriste, le « Reiser » de Jean-Marc Parisis, déjà auteur d’une biographie bien fournie sur ce pilier d’Hara-Kiri, Charlie Hebdo ou de quelques années de Pilote, pourra prendre, lui aussi, une place importante dans votre bibliothèque : trois cents pages qui nous permettent de retrouver le génie « bête et méchant » du créateur de personnages inoubliables comme Gros Dégueulasse ou Jeanine et précurseur de la comédie sociale et sexuelle ou de l’écologie en bandes dessinées, ne serait-ce qu’avec ses dessins d’actualité, sa passion pour les énergies libres, sa contribution à l’architecture moderne ou ses inventions en tous genres… On regrettera juste que le biographe n’ait, ici, écrit que huit pages pour mettre en valeur toutes les facettes des visions et de l’imaginaire de l’artiste ; même si l’ouvrage comporte, quand même, certains travaux jamais édités et quelques témoignages inédits sur l’homme et son œuvre. Cela reste donc, quand même, un très beau livre qui tombe à point pour commémorer les trente ans de la disparition d’un incontournable du 9e art (à l’âge de quarante-deux ans, en 1983).

« Reiser » par Jean-Marc Parisis

Éditions Glénat (45 €) – ISBN : 978-2-7234-9583-7

On ne trouvera pas non plus beaucoup plus de textes dans l’« Automotiv » d’Ever Meulen chez Champaka : normal, il s’agit, avant tout, d’un recueil de dessins de voitures réalisés par cet extraordinaire créateur flamand qui occupe une place si singulière dans le 9e art. En effet, il n’a que très rarement réalisé de BD, seulement à ses débuts dans des revues alternatives hollandaises ou belges (Tante Leny Presenteert !, Modern Papier et Curiosity Magazine), avant de se consacrer exclusivement au dessin humoristique dans des magazines mondialement connus comme Humo, Raw ou le New Yorker. Toutefois, comme son travail est nourri par les grands hebdomadaires classiques comme Tintin ou Spirou, cet héritier des auteurs de l’âge d’or franco-belge continue, sur le plan international, à influencer des générations de dessinateurs. Avec plus de deux cents dessins commentés par cette référence graphique et la contribution de sommités comme Joost Swarte, Ted Benoit, Étienne Robial ou José-Louis Bocquet, ce beau livre dédié exclusivement à un pan essentiel de son travail donne, toutefois, un bel aperçu de l’importance de son œuvre.

« Automotiv » par Ever Meulen

Éditions Champaka Brussels (49,90 €) – ISBN : 978-2-930142-18-9

Moins pavé sur le plan de l’aspect, mais bien plus copieux au niveau de l’écrit, le « Mœbius ou les errances du trait » de Daniel Pizzoli aux éditions P.L.G. mérite aussi votre intérêt : cent pages d’analyses narratives et graphiques réalisées par un concepteur-rédacteur vivant et travaillant aujourd’hui à Tokyo, par ailleurs auteur d’« Il était une fois Blueberry » chez Dargaud : un livre plutôt intéressant sur le célèbre western de Jean-Michel Charlier et Jean Giraud (le vrai nom de Mœbius, pour ceux qui ne le sauraient pas encore) ; le tout étant complété par soixante-dix pages proposant une impressionnante bibliographie qui se veut exhaustive (et qui doit l’être à l’exception, peut-être, de quelques dessins réalisés pour des supports à la diffusion plus que limitée), réalisé par le passionné Patrick Bouster, l’un des collaborateurs occasionnels de BDzoom.com ; voir, par exemple, son Giraud-Moebius pour le disque : 33 tours et plus dans les étoiles. L’achat de cet essai qui a pour unique sujet l’art du dessin chez Moebius est d’autant plus pertinent que si les études et articles sur ce génial créateur abondent, paradoxalement, l’analyse de son dessin en est le plus souvent absente ou réduite à sa plus simple expression.

« Mœbius ou les errances du trait » par Daniel Pizzoli

Éditions P.L.G. (15 €) – ISBN : 978-2-917837-14-6

Et pour finir, signalons le n° 19 de Gorgonzola, un fanzine original qui consacre une bonne partie de son contenu à un auteur trop méconnu, mais qui a marqué nombre d’auteurs de divers horizons malgré sa courte carrière : Jean-Claude Poirier, le créateur d’« Horace cheval de l’Ouest » ou de « Supermatou » dans Pif Gadget.

En plus de l’apport de spécialistes fiables comme Dominik Vallet ou François Corteggiani, on y retrouve aussi toute la passion et l’énergie des vrais amateurs, même si les planches présentées sont loin d’être dans le registre mis habituellement en avant sur BDzoom.com ; ce qui ne les empêche pas d’être très intéressantes comme celles de Dario Fantassi, Yvang, L. L. de Mars, Victor Hussenot, Claire Pétry et Maël Rannou (l’animateur de cette sympathique petite revue qui rappelle les P.L.G. ou les Dommage d’antan) : à soutenir d’urgence !

Gorgonzola n° 19 (voir http://legouttoir.free.fr)

Éditions L’Égouttoir (8 €)

Gilles RATIER

(1) Je n’allais quand même pas manquer cette occasion supplémentaire de vous rebattre les oreilles avec ma colossale biographie de ce scénariste mythique de « Blueberry », « Barbe-Rouge », « Buck Danny » ou « Tanguy et Laverdure » : « Jean-Michel Charlier vous raconte… » aux éditions Le Castor astral (45 €). Comment ça, vous ne l’avez pas encore commandé au père Noël (rires) ?

(2) Le même Thierry Bellefroid, qui n’en est pas à son premier coup d’essai niveau monographie (on lui doit aussi « Le Voyageur de Troy : entretiens avec Arleston » et « Bajram destructeur d’univers » chez Soleil) est également l’auteur de la trentaine de pages très illustrées composant le dossier qui accompagne la belle nouvelle intégrale de « Bidouille & Violette » de Bernard Hislaire, chez Glénat.

Thierry Bellefroid (DR).

Si on peut regretter un format un peu petit pour mettre en valeur cette superbe chronique mélancolique d’un premier amour qui fit les beaux jours du Spirou période Alain De Kuyssche, on se délectera des nombreux commentaires, anecdotes et mises en contexte de l’époque réalisés par l’infatigable présentateur télé de la RTBF (pour l’émission littéraire bimensuelle « Livres à domicile ») et récemment scénariste du 9e art pour Joe G. Pinelli ou Catel.

« Bidouille & Violette » par Bernard Hislaire

Éditions Glénat (38 €) – ISBN : 978-2-7234-8588-3

Galerie

4 réponses à Sous les pavés, la passion !

  1. Marc BESSET dit :

    Bonjour .
    Toutes mes félicitations pour votre passionnante biographie de Jean-Michel Charlier richement illustrée ! J’ai découvert avec intérêt des documents inédits comme les projets de couvertures de la série « Thierry le chevalier « .
    La lecture de votre ouvrage m’a rajeuni ( j’étais un fidèle lecteur de Spirou , Tintin et Pilote ) et m’a redonné envie de relire certaines aventures parues dans Pilote pendant les années 60-65 !
    A ce propos une petite question : planche 36b de « Mirage sur l’Orient » , l’étoile dessinée sur le capot et l’avant de la jeep ( qui sert au colonel Arf pour sortir le saboteur du hangar ) est une étoile à cinq branches et non l’étoile de David ; erreur de script ou du dessinateur ? ( car l’action se situe en Israël ) . Ce n’est pas grave , c’était simplement pour savoir si vous aviez une réponse.
    Encore toutes mes félicitations et continuez à écrire de beaux livres et de beaux articles .
    M Besset .

    • Gilles Ratier dit :

      Bonjour Marc et merci pour vos compliments. Je vous avoue que je ne connais pas le fin de mot de l’histoire en ce qui concerne votre question, mais il y a de fortes chances pour que ça soit tout simplement une erreur de documentation…
      Je vais quand même demander à Jean-Yves Brouard, grand spécialiste de Charlier pour voir s’il n’aurait pas une autre explication.
      Bien cordialement
      Gilles Ratier

      • Gilles Ratier dit :

        Bonjour Marc
        L’ami Jean-Yves Brouard a eu la gentillesse de prendre le temps pour nous répondre, malgré ses nombreuses activités ; je lui laisse la parole : « Pour répondre à la question de Marc Besset, je suis prêt à parier qu’Uderzo a fait un mélange entre l’étoile de David à 6 branches, et une Jeep militaire de l’US Army, où l’on voit sur le capot l’étoile à 5 branches qui est le logo symbolisant l’US Army. J’ai trouvé une photo d’une Jeep de la Police militaire US, avec cette étoile sur le capot. Uderzo devait avoir une photo comme ça pour dessiner la Jeep israélienne… Évidemment, ça n’a rien à voir avec une erreur dans le script ; Charlier n’y est pour rien… Sinon qu’il aurait pu faire corriger ça s’il l’avait vu sur la planche originale, quand il était à la rédaction de Pilote et quand il a reçu la planche envoyée par Uderzo. »
        Merci à lui pour ces éclaircissements.
        La bise et l’amitié
        Gilles Ratier

        Jeep de la Police militaire US.

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