Les pornos de Pichard

En pleine vague d’un certain retour du sexe en bande dessinée (1), les éditions Glénat rééditent les deux aventures sadomasochistes de « Marie-Gabrielle de Saint-Eutrope » par Georges Pichard (deux cent vingt-cinq pages au total) : un classique du genre qui, lors de la sortie du premier tome en 1977, provoqua pas mal de remous dans les milieux bien pensant, alors que l’époque était pourtant à une certaine libération dans le domaine de l’image !

Cependant, cet étonnant dessinateur n’en était pas à son premier coup d’essai en ce domaine, ayant déjà multiplié les aventurières voluptueuses et érotiques, aux grands yeux maquillés et à la poitrine protubérante, utilisant au mieux son trait noir et chargé : de « Lolly Strip » (initialement appelée « Gorême » dans le texte de Danie Dubos publié dans Le Rire, en 1966 (2)) à la célèbre « Paulette » scénarisée par Georges Wolinski dans les pages de Charlie Mensuel (en 1970) (3), en passant par « Blanche Épiphanie » (à partir de 1967, dans V Magazine)

ou sa version d’« Ulysse » (un chef-d’Å“uvre publié dans le mensuel italien Linus, dès 1968) – deux histoires dues à Jacques Lob -, « Les Aventures de la James du tiers-Bond » (avec Françoise Prévost, en 1971, pour Jeune Afrique),

« Les Manufacturées » (un scénario de Claude Faraldo initialement pré-publié dans Culbuteur, une revue sur les motos, en 1973),

« La Réserve » et « Édouard » (deux scénarios de l’écrivain Jean-Pierre Andrevon, en1974, dans Charlie Mensuel), « Caroline Choléra » (avec Danie Dubos, en 1975, dans L’Écho des Savanes), « Sir Aladdin » (courts récits d’Alfredo Castelli dans Scop Magazine, en 1976), « Ceux-là » (encore avec Andrevon dans Charlie Mensuel, en 1977)…

Mais il faut dire que, cette fois-ci, pour son premier scénario, ce dessinateur avait poussé le bouchon assez loin ! « Je voulais voir jusqu’où on pouvait aller. Tester la liberté promise et, d’autre part, faire une tentative d’imagerie religieuse. Cela n’a rien d’ironique. Il y a toutes sortes d’interdits religieux qui sont le plus souvent sexuels. J’ai voulu mettre ces interdits en images… Pour certains, c’est pornographique mais, dans mon esprit, ça ne l’est pas. Bien entendu, ce sont des images violentes, souvent difficiles à accepter, mais qui correspondaient très bien aux textes religieux dont je me suis servi. Textes publiés par d’obscurs curés de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle : littérature tout à fait surprenante… Cependant, j’avais refusé de faire publier « Marie-Gabrielle » dans une revue, estimant que c’était une histoire qui s’adressait à un public que l’on pourrait qualifier d’averti. Je ne voulais pas du tout que ça traîne dans un journal. » (4)

Malgré quelques problèmes avec la censure (au début seulement), cette adaptation sous couverture dorée, a été bien reçue par le public et a longtemps continué à bien se vendre. D’ailleurs, en 1981, les éditions Glénat lui commandèrent une suite (« Marie-Gabrielle en Orient ») que l’on retrouve également dans le gros album broché d’aujourd’hui. « J’avais pris mes précautions en demandant à Glénat de faire un truc coûteux qu’on serait obligé de vendre cher, ce qui eût permis d’écrémer la clientèle. Mais voyez : un bibliothécaire un peu innocent a failli se faire virer pour avoir acquis des « Marie-Gabrielle » pour la bibliothèque de la Compagnie des omnibus – enfin de la RATP. Comme quoi, j’aurais dû faire figurer sur l’ouvrage l’avertissement que Baudelaire avait fait insérer dans la première édition des « Fleurs du mal » : ce livre n’est fait ni pour vos femmes, ni pour vos filles. » (5)
Concernant « Marie-Gabrielle en Orient », Bernard Joubert (qui nous a bien aidé dans la rédaction de cet article) rapporte, dans son indispensable « Dictionnaire des livres et journaux interdits » au Cercle de la librairie, un fait qui n’est guère connu : simultanément à la luxueuse édition Glénat, qui fut interdite d’exposition, il y eut une édition souple chez Héliot Presse : un éditeur pour sex-shops de Toulouse. C’était le même tirage car on retrouvait même le logo Glénat en page de titre : en fait, il n’y avait que la couverture qui différait…

« J’ai essayé de transgresser la notion de pornographie pour en faire autre chose. Je sais très bien que parmi les gens qui ont fait le relatif succès de « Marie-Gabrielle », il y a des lecteurs que je ne souhaite pas rencontrer. Je le savais au départ : il y a forcément des gens qui ont compris de travers. Le problème n’est pas spécifique à la bande dessinée ; et puis je me dis qu’il y a les autres lecteurs qui, malheureusement, ne s’expriment pas aussi facilement que les obsédés et les ballots. Enfin, la postérité jugera ! » (6)
En tout cas, cet album fut déterminant quant à la suite de la carrière de Georges Pichard qui devint le spécialiste français des séries pornographiques, alors que le genre commençait à connaître un sacré déclin provoqué par l’arrivée de la vidéo et par la peur, pour les éditeurs, d’être interdit par des lois de plus en plus sévères…

On retrouve alors les bandes dessinées de Georges Pichard chez Glénat (« L’Usine » et « Les Sorcières de Thessalie » dans Circus en 1978), dans le B.D. des éditions du Square (« Alias » scénarisé par Vergne en 1978), chez Albin Michel (avec une « Carmen » très éloignée de la version de Prosper Mérimée en 1981, « La Fleur du lotus » qui n’est autre que la suite des « 110 pilules » de Magnus en 1987 : voir http://bdzoom.com/spip.php?article3992, et « Mémoires d’un Don Juan » d’après Guillaume Apollinaire en 1991), dans la deuxième série de Charlie Mensuel (« Bornéo Jo » avec Danie Dubos en 1982),

chez l’éditeur spécialisé dans le domaine érotique Dominique Leroy (« La Comtesse rouge : Erzsebet Bathory » adapté de Leopold von Sacher Masoch par Joseph-Marie Lo Duca en 1985) ou encore dans l’éphémère magazine coquin J’ose où il entreprend « Marlène et Jupiter » (1987) et l’inachevée « Belle endormie » (1988).

Il illustra aussi quelques textes érotiques comme « Mémoires d’une chanteuse allemande » ou « Trois filles de leur mère » de Pierre Louÿs (éditions L’Hérésiarque en 1978 et 1980), « Le Kama Soutra » d’après Vatsyâyana (chez Dominique Leroy en 1991) et « M.C.P.M. : Maison de correction « Princesse Mélanie » » au format à l’italienne à la C.A.P.

Les éditeurs traditionnels de la bande dessinée lui ayant tourné le dos, ce sympathique septuagénaire hédoniste participe aux revues plus que coquines éditées par la C.A.P. (le Centre Audiovisuel de Production qui devint Création Art Presse) de Jean Carton, tels Bédé adult’ ou Bédé X. Et c’est ainsi qu’il enchaîna nombre de récits sulfureux, jusqu’à une attaque cérébrale en 1998 (il avait donc près de 80 ans), qui l’handicapa au point qu’il ne puisse plus, après cela, dessiner. (7) Il mourut cinq ans plus tard, le 7 juin 2003. Parmi cette production assez peu connue on peut citer les deux tomes de « Madoline » et « La Voie du repentir » (en 1992), « Germinal » vaguement inspiré par Émile Zola (en 1993) (8), « La Religieuse » d’après Diderot (en 1997) et « L’Enquêteuse », sa dernière bande dessinée achevée, restée inédite en album jusqu’à ce que Bernard Joubert la ressorte chez Dynamite, en 2008.

Ce qui est amusant quand on regarde la carrière de cet aimable et élégant paillard au trait lourd et sensuel, aussi caricatural que réaliste, c’est que c’est pratiquement par hasard qu’il a pu s’imposer comme l’un des plus importants artistes de séries érotiques en bande dessinée. Né le 7 janvier 1920 à Paris, Georges Pichard débute dans la publicité, en 1937, pour le compte des agences Drager puis Ullman, avant de fonder sa propre agence après-guerre. Il se tourne cependant vers le dessin d’illustration à partir de 1946, date à laquelle il conçoit ses premières filles opulentes et vigoureuses dans les magazines des éditions des Jarres d’Or (Le Rire, Fou-Rire…) : dessins humoristiques qu’il réalisa pendant une trentaine d’années.

C’est aussi en 1946 qu’il entame une longue collaboration (jusqu’en 1975) avec le vénérable magazine La Veillée des chaumières édité par Gautier-Languereau : illustrations et bandes verticales. Il entre ensuite à V Magazine (en 1954), puis à La Semaine de Suzette où il réalise, parfois sous le pseudonyme de Sébastien, ses premières bandes dessinées (les très sages « Miss Mimi » en 1956, « Claudine » en 1957, « XT1 satellite » et « Pervenche » en 1958…), au milieu de centaines d’illustrations ou de couvertures ; ceci jusqu’au dernier numéro (le 25 août 1960).

Outre un coup d’épée dans l’eau où il participa à l’éphémère Oxygène Hebdo (en 1949), c’est sa rencontre décisive avec Jacques Lob (provoquée par Jean-Claude Forest qui les avait sollicités pour le journal Chouchou dont il était le co-rédacteur en chef) qui le fera sortir de ce genre de travaux et le poussera à faire, enfin, ce qu’il a envie ; surtout grâce, entre autres récits complets, aux deux séries scénarisées par Lob que sont « Ténébrax » dans Chouchou (en 1964) et « Submerman » dans Pilote (en 1966).
Il est donc vraiment regrettable que cet artiste qui a réalisé des milliers de pages et qui fut le professeur, à l’École nationale des Arts Appliqués (entre 1945 et 1975) – qu’il avait fréquenté dans sa jeunesse – de tant de talents reconnus comme tels aujourd’hui (Gotlib, Annie Goetzinger, Alain Bignon, Michel Rouge, David B., Joe G. Pinelli…), ne soit pas apprécié à sa juste valeur. On ne retient finalement de lui que sa faconde à dessiner de belles femmes rondes et robustes : « En fait, on dessine avec les moyens que l’on a, avec ses maladresses qu’on essaie d’apprivoiser. Et on ne dessine pas toujours exactement ce qu’on veut… Quant à ma représentation plantureuse des femmes, c’est une certaine manière, comme une autre, d’exprimer la féminité… »(9)…

Gilles RATIER, avec Laurent TURPIN aux manettes

(1) Vague qu’il faut quand même relativiser puisque 50 albums catalogués « cul » sont effectivement sortis entre le 1er janvier et le 31 octobre 2009, soit seulement 1,7% de la production des nouveaux albums de cette période.

(2) Information qu’Henri Filippini révèle dans son « Encyclopédie de la bande dessinée érotique » (nouvelle édition à La Musardine, en 2006).

(3) Une calamiteuse adaptation cinématographique de la gironde « Paulette » fut réalisée par Claude Confortès, en 1986, avec Jeanne Marine, Catherine Leprince et Luis Rego dans les principaux rôles : « Paulette, la pauvre petite milliardaire ».

(4) Extraits d’une interview de Georges Pichard accordée à Fred Coconut, en novembre 1985, et publiée dans le n°3 de Ratatouille (de février 1986).

(5) Extraits d’une interview de Georges Pichard accordée à Jean-Marc Vidal et publiée dans le n°36 de BoDoï (de décembre 2000).

(6) Extraits d’une interview de Georges Pichard accordée à Jean-Paul Tibéri et publiée dans le n°48 de Haga (hiver 1981-1982).

(7) À la mort de Georges Pichard, dans le n°2 de Penthouse (série de 2003), Bernard Joubert a présenté les six premières pages de « La Croisière », une bande dessinée inachevée et inédite qu’il venait de commencer lorsqu’il eut son attaque : ses ultimes planches, donc.

(8) À noter que l’album « Germinal » ne contient que la première moitié de l’adaptation de Pichard. La seconde moitié parut en album presse (BD Climax n°41), mais pas sous la forme d’un « Germinal » tome 2 en librairie. Les invendus de l’album presse furent recyclés, en compagnie de deux autres bandes (qui n’étaient pas de Pichard), dans le gros recueil cartonné « S.Maxi B.D. ».

(9) Extraits d’une interview de Georges Pichard accordée à Numa Sadoul et publiée dans le n°27 des Cahiers de la BD (2ème trimestre 1975). Pour ceux qui veulent en savoir plus sur Georges Pichard, on peut aussi leur conseiller, outre les références déjà citées, les revues Circus n°33 bis, La Lettre de Dargaud n°48, DBD (NF) n°4 ou Bédé X n° 118 et 119 (la dernière interview de Pichard, accordée à Christian Marmonnier et reprise, non expurgée dan le n°3 de Bananas), ainsi que les ouvrages suivants : « Portraits à la plume et au pinceau » de Numa Sadoul (éditions Glénat, 1976), « Érotisme et pornographie dans la bande dessinée » et « L’?uvre érotique de Georges Pichard » de Michel Bourgois (éditions Glénat, 1978 et 1981).

Galerie

10 réponses à Les pornos de Pichard

  1. Bdzoom dit :

    Marie-Noëlle Pichard, la fille de Georges, nous a remercié pour cet article fort bien documenté qui lui a même appris certaines choses sur son père. Par contre, elle nous signale que Georges Pichard n’est pas né le 17, comme nous l’avions initiallement indiqué, mais le 7 janvier : erreur courante que l’on retrouve dans tous les articles référence à son oeuvre.

  2. Bdzoom dit :

    Comme Marie-Noëlle Pichard a émis aussi quelques doutes sur le fait que son père ait créé sa propre agence de pub, nous avons fouillé dans nos archives. Finalement, voici ce que Georges Pichard répondait à la question « Vous avez débuté dans la publicité ? » dans Haga n°48 : « Je suis entré chez Drager en 1937… Puis j’ai travaillé chez Ullman (publicité pharmaceutique)… Il a fallu la guerre pour interrompre cette collaboration. Après guerre, j’ai repris ce genre d’activité mais en indépendant cette fois, activité que je n’ai jamais tout à fait abandonnée, bien qu’actuellement mes prestations en la matière soient particulièrement réduites : la bande dessinée me prenant beaucoup de temps. » Effectivement, travailler en indépendant et fonder sa propre agence, ce n’est pas exactement la même chose… Et c’est pourtant encore une approximation que l’on retrouvedans la plupart des articles sur Georges Pichard !!!

  3. FELIX LE CHAT dit :

    merci pour cet excellent article sur Pichard dont il faut saluer l’originalité de l’Å“uvre et le style magnifique sur ses grands classiques ( les plus belles ombres en pointillés de la bd française)

    savez vous si la Vie Des Saintes dont des images circulent sur le net et qui est parfois indiqué comme un livre de 1966 est réellement sorti chez un éditeur ?

    Avez vous des infos sur ses sérigraphies ?

  4. Joseph41 dit :

    Salutation =), je cherche des réponses.

    Je suis a la recherche de graphiste pour une création de logo, je suis concient que cela necessite un budget et ma question est la suivante :

    j’ai découvert ce freelance hier http://www.sarah-etc.fr, le status freelance m’interesse pour pleins de raison mais existe t’il un risque en terme de qualité ou autre ? c’est con comme question mais j’ai pas envie de mettre mon argent en l’aire.

    Est ce que je peux faire appel a un freelance sans trop de craintes ou mieux vaut que je contact une agence spécialisé ? et si c’est le cas le mieux c’est de faire dasn le local ou le national ?

    Beaucoup de question je sais :p mais merci d’avance pour les réponses :)

  5. lovabaize dit :

    des dessins parfaitement élaborés et très excitants

  6. Superbe scène de cuni lesbien, bravo pour cette illustration!

  7. pichard dit :

    Je réponds très tardivement à la question de Félix le chat, mais les illustrations de la vie des saintes sont parues en 2013 chez Glénat sous le titre de « La Perfection chrétienne »

Répondre à François Pincemi Annuler la réponse.

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