« Cerebus : L’Église et l’État » volume 1 par Dave Sim

En 2010, Vertige Graphic s’est lancé dans une folle aventure éditoriale : publier en France le chef-d’œuvre de Dave Sim, « Cerebus ». Un pari fou, puisque cette création unique est constituée d’environ 6300 pages de haut vol… Après avoir eu la joie de voir paraître le premier album, l’excitation est maintenant à son comble avec la sortie de ce deuxième tome qui confirme une continuité et non une unique tentative sans lendemain : preuve que « Cerebus » a bel et bien un public en France, et que Vertige Graphic comble ici un manque évident qui a longtemps été cruel pour bien des fans… Culte et incontournable, par Tarim !

« Cerebus » est une création d’une telle ampleur que je ne vais pas ici revenir sur sa nature et son histoire que j’ai d’ailleurs déjà développées dans un article précédent (si vous ne connaissez pas encore cette œuvre et que vous voulez en savoir plus, je vous invite à lire cet article en cliquant ici ). Ceci étant fait, on peut maintenant se pencher sur l’album qui nous intéresse aujourd’hui. « L’Église et l’État » est l’arc le plus long de « Cerebus » puisqu’il se déploie sur 1200 pages en 2 volumes. C’est donc à la première partie de cet arc que nous avons affaire avec cet album. « L’Église et l’État » est un cycle important de l’œuvre, pour de multiples raisons, sur le fond comme sur la forme. Bien sûr, il y aura après d’autres volumes qui seront aussi importants, mais « L’Église et l’État » reste chronologiquement l’un des arcs qui a été le plus symptomatique en termes d’évolution scénaristique et artistique de la série. C’est là où « Cerebus » prend vraiment son ampleur, confirme son identité et s’embarque pour une très longue aventure, ouvrant toute la mythologie à venir et imposant son esthétique.

Après ce que l’on peut appeler le « volume 0 » (simplement intitulé « Cerebus ») où Dave Sim se cherchait encore, installant ses personnages dans un contexte plus parodique que mystique, après un « High Society » très bavard, complexe et touffu où l’auteur mettait réellement en place l’univers de la série, « L’Église et l’État » ouvre le champ des possibles, commence à distendre le temps narratif par la répétition des images, multiplie – tout en les explorant plus avant – les fameux « espaces mentaux » où Cerebus traverse les paysages de l’esprit, offre à la série des respirations plus nuancées (et l’ouvre graphiquement parlant à de très grands espaces), adopte les bords de cadres épais et déchiquetés comme base référente – mais non systématique – ainsi que l’emploi plus important des trames mouchetées qui donnent ces grisés si particuliers. C’est le moment aussi où – sans rien perdre de sa complexité – l’œuvre devient plus facile à lire, à suivre, Dave Sim ayant su ne pas s’enfermer dans la densité extrême de « High Society », décloisonnant les territoires géographiques et narratifs.

Enfin, c’est le moment décisif où Gerhard rejoint Dave Sim au dessin, devenant l’indispensable associé graphique de l’artiste en réalisant tous les décors de la série dès 1984, à partir du n°65. Gerhard restera jusqu’à la fin de la série en 2004, son nom étant devenu si indissociable de celui de Sim qu’il apparaît au générique et sur les couvertures des TPB en tant que co-artiste à part entière de l’œuvre et non comme un simple assistant. Ce n’est que justice, car lorsqu’il arrive sur la série pour alléger la charge de travail de Dave Sim, Gerhard fait bien plus que de « dessiner des chaises et des tables derrière un oryctérope » comme il le dit lui-même avec humour. Certes, avant l’arrivée de Gerhard, Dave Sim savait déjà élaborer des décors et des espaces de tout premier ordre, mais Gerhard lui permet – grâce au temps gagné – d’installer un decorum monumental, extrêmement raffiné, entre gravure et trames. L’apport artistique de Gerhard a sans conteste hissé la qualité graphique de l’œuvre à un très haut niveau. Dans cet album, notamment, le travail que commence Gerhard sur la fameuse montagne dont les roches ont la forme de crânes démoniaques est tout simplement sublime et annonce les beautés étranges à venir.

Tout ce dont je viens de parler se met tranquillement en place dans cette première partie de « L’Église et l’État » et se révèlera totalement dans la seconde partie. Pour ce qui est de l’histoire, Dave Sim monte d’un cran et donne toujours plus de pouvoir et d’importance à son héros dans une outrance réjouissante. Le barbare Cerebus était devenu premier ministre avant de tout perdre par orgueil. Mais sa déchéance fut de courte durée, puisque voici qu’il est en passe de devenir le prochain Pape ! Une ascension fulgurante qui ne change pas pour autant la nature du héros : loin de s’améliorer au contact du pouvoir, Cerebus reste le mercenaire irascible qu’il a toujours été, injuste, égoïste, avide et colérique. Un héros très antipathique, donc… mais qui fascine par sa cupidité et sa personnalité bizarre. Revenu à Iest, Cerebus se fait manipuler par le président Weisshaupt, ce dernier croyant renforcer sa popularité et son pouvoir en reprenant l’oryctérope dans son gouvernement. Mais Cerebus, qui a été marié malgré lui à la piquante Red Sophia, refuse catégoriquement. Après divers truchements politiques, prises de décision occultes et autres manigances instituées par les huiles de la politique et de la religion, Cerebus finit par être propulsé au rang de Pape de l’Église orientale de Tarim. Une promotion qui va dépasser l’entendement et devenir catastrophique, car tout ce beau petit monde a incompréhensiblement oublié que Cerebus est tout simplement… ingérable ! Tout juste arrivé au pouvoir religieux, Cerebus harangue les foules en leur annonçant la fin du monde pour mieux leur extorquer leurs richesses. Le pays est au bord de la faillite et du chaos, et personne ne semble plus pouvoir arrêter l’omnipotent oryctérope… Gasp !

On retrouve tout l’humour dévastateur de Dave Sim dans cet opus, que ce soit par la présence du Cafard de Loup (parodie outrée de Wolverine) ici « habité » par un certain… professeur Charles X. Claremont (!), ou de l’Ours et de Bouba, les deux hommes de main de Cerebus qui rivalisent de bêtise, faisant accéder celle-ci au rang des beaux-arts… Il y a aussi le ridicule et touchant archevêque Bouquet, (pauvre créature chétive, pleutre et tremblante qui a peur de son ombre et de sa propre voix) ou encore la mère de Red Sophia, femme monstrueuse que l’on pourrait comparer à un bulldozer… Et Lord Julius/Groucho Marx revient nous faire rire quelques instants. Mais comme d’habitude, la farce est contrebalancée par des faits bien plus dramatiques… L’incapacité de Cerebus à aimer son épouse, le retour d’une Jaka mariée et enceinte, malheureuse et toujours aussi inaccessible, les répercussions assassines de la cruauté des gens de pouvoir. Et entre la farce et le drame, il y a Cerebus, tragi-comique, féroce et ridicule, outrancier en tout. Il n’y a guère que Jaka qui semble pouvoir le faire redevenir un peu « humain »… La facette mystique de l’œuvre et la part de mystère qu’elle entretient prend aussi de l’ampleur dans « L’Église et l’État », avec les voyages mentaux de Cerebus, ou la révélation de l’existence de deux autres oryctéropes…

On parcourt ces 600 pages avec un plaisir croissant, l’œuvre devenant toujours plus belle esthétiquement grâce au talent de Gerhard et au style de Dave Sim qui s’améliore constamment. Les décors architecturaux et naturels prennent une dimension fascinante et le personnage de Cerebus acquiert sa maturité graphique. C’est beau, c’est drôle, c’est souvent édifiant, et l’on ne peut qu’être interloqué par la charge de Sim contre le pouvoir qui rend fou, la manipulation des masses et l’aveuglement religieux. Mais l’auteur n’avait pas encore trouvé la foi… L’album se referme en beauté sur l’agression de Thrunk (géant de pierre qui se dit être Tarim mais que vous aurez surtout reconnu comme étant la version parodique de The Thing des Fantastic Four). On attend bien sûr avec une très grande impatience la sortie du volume 2 de « L’Église et l’État » ! Hou c’que ça va être dur d’attendre… Tarim !

Cecil McKINLEY

« Cerebus : L’Église et l’État » volume 1 par Dave Sim 

Éditions Vertige Graphic (36,00€) – ISBN : 978-2-8499-9094-0

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4 réponses à « Cerebus : L’Église et l’État » volume 1 par Dave Sim

  1. jacques dutrey dit :

    Il fut un temps où je recevais, sur ma demande, des tonnes de comic books en service de presse. C’est ainsi que je fis connaissance avec Cerebus. Jusqu’à Jaka’s Story et un peu au delà, je crois. J’ai donné tous ces numérosau CIBDI, vers 1995 il me semble. C’était de plus en plus intéressant. Lorsqu’ils ont cessé de me l’envoyer, je ne me suis pas abonné, trop de choses à lire, et il me semblait que la série devenait répétitive.
    En lisant l’article de Cecil McKinley je regrette presque de ne pouvoir les relire. Félicitation, Cecil.

    • Cecil McKinley dit :

      Bonjour cher Jacques,

      Merci de votre message, je m’en trouve bien honoré! Mais… je remarque que chaque article que j’écris sur « Cerebus » semble vous donner des regrets sur votre collection donnée au CIBDI..! (Je le prends bien malgré le petit pincement au cÅ“ur que j’éprouve à vous lire, puisque j’écris avant tout pour donner envie aux gens de lire.)
      Cette édition de Vertige Graphic serait peut-être l’occasion de vous y remettre?! Je suis d’accord avec votre impression: « Cerebus » devient de plus en plus intéressant au cours de « Church & State », avec comme point d’orgue le sublimissime « Jaka’s Story » et le superbe « Melmoth ». Par contre, je ne trouve pas qu’il y a eu un côté répétitif après « Jaka »: on passe alors à la seconde moitié – esthétiquement de plus en plus acérée et virtuose – qui évolue vraiment vers d’autres territoires, de plus en plus littéraires et mystiques.
      Merci encore de vos gentils mots,
      Bien à vous,

      Cecil McKinley

      • jacques dutrey dit :

        Je ne lis hélas JAMAIS de traduction : trop de choses disparaissent dans le passage d’une langue à l’autre, et, je le répête, les quelques numéros lus après « Jaka’s Story » me paraissent plus faibles.
        Ce n’est que mon opinion, pas un jugement objectif.

        • JC LEBOURDAIS dit :

          Je dois marquer mon accord avec Jacques sur le cote irremplacable de la V.O..
          ‘Cafard de Loup’ ? Sans rire ! Que le traducteur retourne en CM2 !

          Pour rebondir sur le commentaire sur le don au CIBDI, je relechis depuis quelque temps sur le sujet de quoi faire avec ma collection de BD (US et FB) aujourd’hui. Vu son volume (450 grands cartons) je depense une fortune en garde-meubles depuis mon dernier demenagement et ca ne peut pas durer eternellement. J’ai emis l’idee d’en faire un musee ou une gallerie d’expo, creer une fondation, mais tout cela me depasse un peu et mon travail ne me laisse pas le loisir de m’en occuper serieusement. Avant de finir par faire la meme demarche que Jacques ou de tout mettre chez Tajan, je fais un dernier tour de table.Les idees et les suggestions sont les bienvenues.

          JC

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