Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...L’âge d’or des « Tintin » éditions en couleurs (chapitre 4) : « L’Île noire »…
Quelle est la première et la plus accessible pièce d’une collection « Tintin » ? Bien souvent, un album de « L’Île noire », dans sa version initiale en couleurs, avant sa refonte de 1966. Mais, si on remonte aux deux premières éditions en couleurs à dos blanc, on touche à une partie beaucoup plus difficile. Notamment, l’édition originale d’août 1943 est réputée la plus rare des éditions en couleurs à dos blanc, avec celle du « Crabe aux pinces d’or », peut-être surtout parce qu’il n’y eut que deux éditions de « L’Île noire » pendant la guerre, du fait de la censure exercée par l’occupant.
Un an de travail pour la mise au format et la mise en couleurs, d’août 1942 à août 1943
Hergé commence la mise au format de cette aventure le 28 août 1942. Le 18 décembre, il écrit : « La mise au format était presque terminée, […] lorsque j’ai constaté, en revoyant une dernière fois les dessins, que, dans beaucoup de paysages, il y avait un fond d’arbres noirs ; de même, […] Tintin est représenté avec un pull-over noir. Il aurait été dommage, puisque nous utilisons maintenant la couleur, de laisser cela ainsi. Nous avons donc commencé à blanchir ces éléments […] » Le coloriage de cet album commence en février 1943.
Les textes sont finalement remis le 12 avril à Bindels (le photograveur). Tout le travail est terminé pour Hergé le 29 avril, et l’album est en cours d’impression mi-juillet. Le 7 août 1943, les trois premiers exemplaires réservés « hors-série » sont envoyés à Hergé : « Nous trouvons ici que le nouvel album est encore en progrès sur les deux premiers. […] À la page 18, 1er dessin de la 3e bande, le texte a été oublié. » Hergé est satisfait du résultat : « Cette fois, en effet, le progrès est sensible. Les coloris sont en même temps plus vifs que ceux de L’Étoile, et moins criards que dans L’Oreille. […] Dans l’ensemble, je suis extrêmement satisfait, quoique je ne désespère pas d’arriver encore à de meilleurs résultats. […] Le texte oublié : mea culpa ! »
Cette édition originale tirée à 15 080 exemplaires est reconnaissable à son 2e plat A20 (n° d’autorisation 1785-1786-1787) et son dos pellior rouge. Des étoiles et non des chiffres marquent les quatre cahiers de la reliure (comme sur l’édition alternée de septembre, qui correspond à l’édition originale en couleurs).
Pas de réédition à cause de la censure nazie
« L’Île noire » fut le seul album d’Hergé véritablement censuré par les Allemands pendant la guerre. Charles Lesne écrit à Hergé le 23 août 1943 : « M. Louis Casterman voudrait absolument te voir d’urgence ; il sera à Bruxelles demain mardi et souhaiterait te rencontrer à 14h30 précise, à la taverne du Globe, place Royale. » En effet, le 25 août, les albums sont mis en vente… et reçoivent les reproches des autorités : « On incriminait le caractère britannique de l’album à cause de la couverture et des policemen anglais de la dernière page. La question du tirage a donné lieu également à discussion et nous a valu une “sanction” à interdiction de toute autorisation nouvelle d’imprimer quoi que ce soit pendant trois mois. Heureusement, nous ne prévoyons pas avoir de nouvelles autorisations à solliciter avant plusieurs mois, notre production étant couverte par les autorisations que nous avons obtenues à l’avance, jusqu’à présent. »
Coïncidence des dates, Hergé, à la même époque, anticipe les reproches qui lui seront faits à la Libération. Le 6 septembre 1943, il écrit à Charles Lesne : « Les réactions que tu crains sont fort possibles. Je dirais même qu’elles sont probables. Il y a de cela des indices non équivoques. Mais je suis déjà catalogué parmi les “traîtres” pour avoir publié mes dessins dans Le Soir, ce pour quoi je serai fusillé ou pendu (on n’est pas encore fixé sur ce point). Le pire qui puisse donc m’arriver, c’est que, ayant été fusillé (ou pendu) pour ma collaboration au Soir, je sois refusillé (ou rependu) pour ma collaboration au Laatste Nieuws, et rerefusillé (ou rerependu) pour ma collaboration à l’AlgemeenNieuws, dans lequel mes « Quick et Flupke » paraissent depuis septembre 40. Le plus terrible, c’est quand on est fusillé ou pendu pour la première fois. Après cela, il paraît qu’on est habitué… »
À quelques jours d’intervalle, ces courriers montrent bien l’ambiguïté de la situation de l’époque.
Ils nous font bien comprendre qu’Hergé ne défendait qu’une seule cause, celle de son célèbre reporter et de ses petits lecteurs….
Seconde édition en couleurs : il faudra attendre fin 1944
La mise en vente de l’édition originale en couleurs est terminée et l’album épuisé dès le 1er septembre 1943… Le 8 novembre, l’autorisation de réimprimer quatre albums à 10 000 exemplaires est donnée (7110-7112-7114-7116) sauf pour « L’Île noire » : titre pour lequel la réimpression a été refusée. Peut-être cette rareté précoce explique-t-elle la rareté actuelle des exemplaires datant de l’Occupation ?
En tout cas, sa réimpression se fera à Bruxelles quand même, plus tard, en dehors de chez Casterman, chez De Greve, à 17 553 exemplaires, et sera déjà épuisée début décembre 1944. Deuxième et dernière édition à « dos blanc » sous 4e plat A23 bis, et première sans numéro d’autorisation, ce qui permet de dater l’arrêt des autorisations à décembre 1944.
L’album des archives de Casterman est lui aussi bien annoté à novembre 1944, ce qui confirme les correspondances ! Très belle édition en tout cas, avec son pellior bleu, son papier « de guerre » qui a bu les encres, une photogravure différente de celle de Casterman, qui donne des couleurs un peu fluo, une couverture au jaune « Van Gogh »… et, semble-t-il, un livre assez rare !
Signalons encore certains curieux exemplaires rares, où la couleur de l’eau — page 47 — est rouge, le pull de Tintin est rose au lieu de bleu, son kilt vert et non rouge… probablement une erreur de photogravure corrigée en tout début de tirage. Voilà une caractéristique qui attirera toutes les convoitises des collectionneurs, comme peuvent le faire les Cérès « tête-bêche » en philatélie !
Édition B1 papier épais
On atteint ici un des summums dans la collection des « Tintin » : cette édition de décembre 1946, au nouveau prix de « 60 FB », imprimée chez Casterman entre juin et août, à un tirage limité à 9 000 exemplaires, et existant également en néerlandais (« De Zwarte Rotsen » est sorti dès septembre 1946), possède, qui plus est, un charme irrésistible grâce à son dos bleu et son papier épais jauni par le temps. Une véritable rareté en état proche du neuf…
Rien à voir avec l’édition suivante à dos bleu et papier fin, du 1er trimestre 1947 tirée à 18 000 exemplaires ! Ni même avec l’édition B2 du 3e trimestre 1948 tirée à 18 161 exemplaires et vendue 65 FB…
Curiosités pour collectionneurs
Quelques curiosités ont attiré notre attention de collectionneur.
Ainsi, sur les premiers plats de couverture, jusqu’à la fin des années 1940, la main droite de Tintin est marron, plus foncée que les autres parties de sa peau.
Ou bien ce curieux exemplaire broché et souple, B38 bis de 1969, dont les premières gardes sont blanches, puis les suivantes bleues….
La fameuse refonte de 1966
L’année 1966 marque ensuite l’arrivée de la nouvelle version en couleurs complètement redessinée. (Hergé et Bob de Moor se sont servi de certains exemplaires de l’édition alternée pour les annoter et les découper !)
Mais ce sont bien sûr toutes les éditions antérieures à 1966 que recherchent les collectionneurs pour ce titre.
Voir les autres articles de Gilles Fraysse consacrés à l’âge d’or des « Tintin » éditions en couleurs : L’Âge d’or des « Tintin » éditions en couleurs (chapitre 3) : « L’Oreille cassée »…, L’Âge d’or des « Tintin » éditions en couleurs (chapitre 9) : « Tintin au Congo »…, L’Âge d’or des « Tintin » éditions en couleurs (chapitre 1) : huit grandes images de guerre…, L’âge d’or des « Tintin » éditions en couleurs (chapitre 6) : « Le Crabe aux pinces d’or »…, L’âge d’or des « Tintin » éditions en couleurs (chapitre 5) : « Le Secret de la Licorne »….
Merci encore une fois Gilles pour cet article fort bien documenté.
J’ai commencé à colorisé Tintin chez les Soviets car celui existant n’est pas dans le style de M Hergé
Je suis à la page 33 et je passe presque une journée par page.
Que dire ?
Même en étant comme moi complètement indifférent à Tintin, en plus d’être vacciné contre la collectionnite, je suis totalement admiratif et sous le charme de ce travail d’archéologie tintinienne et de ces articles de détective improbable.
Encore merci et vivement le prochain épisode. Il faudrait songer à les rassembler en volume si cela est possible.
Encore bravo et merci!
Ceci dit je ne comprends pas comment L’ile noire est sortie en Belgique occupée, puisque l’occupant nazi y était opposé!
La réponse est dans le texte :
« L’Île noire » fut le seul album d’Hergé véritablement censuré par les Allemands pendant la guerre. Charles Lesne écrit à Hergé le 23 août 1943 : « M. Louis Casterman voudrait absolument te voir d’urgence ; il sera à Bruxelles demain mardi et souhaiterait te rencontrer à 14h30 précise, à la taverne du Globe, place Royale. » En effet, le 25 août, les albums sont mis en vente… et reçoivent les reproches des autorités : « On incriminait le caractère britannique de l’album à cause de la couverture et des policemen anglais de la dernière page. La question du tirage a donné lieu également à discussion et nous a valu une “sanction” à interdiction de toute autorisation nouvelle d’imprimer quoi que ce soit pendant trois mois. Heureusement, nous ne prévoyons pas avoir de nouvelles autorisations à solliciter avant plusieurs mois, notre production étant couverte par les autorisations que nous avons obtenues à l’avance, jusqu’à présent. »
Donc il y avait eu es autorisations d’impression (obtenues de la censure allemande) mais à la parution, la censure allemande émit des réserves et annonça qu’il n’y aurait plus d’autorisation d’imprimer durant un délai de 3 mois.
Il est sans doute exagéré de parler de « censure » comme si l’ouvrage avait été interdit de parution ou une fois paru, les exemplaires retirés du commerce.. C’est plutôt une sanction post -parution (assez légère quand même – à hauteur de l’infraction !)
bravo!
Il faudra publier un jour ces chroniques!
Et pourquoi pas aussi l’album annoté? Comme les crayonnés d’Hergé… Il y a bien des choses passionnantes à publier, au lieu d’éditions colorisées sans intérêt…