« Ange Leca » : le crime au fil de l’eau…

Paris, hiver 1910. Les eaux de la Seine submergent la capitale, et tout remonte à la surface : notamment le corps d’une femme décapitée et mutilée, impossible à identifier. Ange Leca, journaliste dépendant à l’alcool et détective à ses heures perdues, se lance dans une enquête qui ébranlera ses certitudes… Solide one shot de 72 pages, la nouvelle création des scénaristes Tom Graffin et Jérôme Ropert profite de toute la palette (numérique) de Victor Lapointe : un mystère suintant et une ambiance Belle Époque troublée, dans lesquels on appréciera de se plonger…

Une romance à l'eau de rose ? (planches 3 et 4 - Bamboo/Grand Angle 2023).

Alors que Fabien Nury et Canal+ nourrissent « Paris Police 1905 », le label Grand Angle des éditions Bamboo semble également apprécier les polars et aventures parisiennes situées au temps de la Belle Époque. En témoignent les récents « L’Oiseau rare » (par Éric Stalner et Cédric Simon ; voir la chronique consacrée par Henri Filippini), « La Petite Voleuse de la tour Eiffel » (David Ratte, Jack Manini et Hervé Richez) ou « Automne en baie de Somme » (voir notre chronique). Pour scénariser « Ange Leca », Tom Graffin (« Jukebox Motel ») s’associe à Jérôme Ropert : un professeur de sciences physiques, également féru de criminologie, de jeu de plateau et de l’époque victorienne. Leur nouveau personnage, journaliste à la fois amouraché d’une femme (Emma Capus) qui n’est pas la sienne, dépendant à l’alcool et opiomane abstinent, ne semble pas avoir que des qualités… mais pense avoir déniché un scoop ! Il faut dire que cette valise contenant un tronc féminin, repêchée avenue de l’Opéra, a de quoi intriguer Ange Leca : qui est peut-être meilleur détective qu’il n’y parait au premier abord…

Vues de Paris en 1910.

Rue du Pont de Suresnes, le 30 janvier 1910.

La rue Jacob et ses pavés de bois devenus flottants...

En couverture, relevons précisément les indices données : lieu (Paris, avec la tour Eiffel), époque (la grande crue de 1910, avec ses artères inondées et ses pavés de bois devenus flottant) et genre (polar historique) sont aisés à déterminer. La valise, au contenu ici encore mystérieux, semblera déjà être au cÅ“ur d’une intrigue où le flair – tant du détective que de son chien – sera primordial. L’on pourra aussi songer à quelques affaires retentissantes, telles celle de la malle sanglante en 1889 (l’assassinat d’un huissier de justice réputé), sans compter Jack l’Éventreur (1888) ou Landru (1914). Aux alentours, trois pistes se dessinent déjà, au travers des trois enseignes visibles : une librairie, une épicerie et une mercerie. Victime et criminel appartiennent-ils à l’un de ces univers, il est encore trop tôt pour le dire, mais aucun détail ne saurait être minimisé. Tout au plus devra-t-on garder à l’esprit que le monde des lettres, de la finance et du spectacle se télescopent en ce début de siècle, entre crime et séduction. Au fil de l’eau, chacun a pu garder en mémoire cette crue parisienne centennale, débutée le 18 janvier 1910 et qui culminera dix jours plus tard (8,62 m atteints au pont d’Austerlitz). Des paysages dignes de Venise, avec ses habitants contraints de se déplacer en barques ou sur des passerelles provisoirement installées le long des maisons. D’autres images sont moins mémorables : le préfet Lépine tentant de prévenir les épidémies en faisant évacuer chaque jour 1 500 tonnes d’ordures, déversées dans la Seine depuis le pont de Tolbiac… Au total : 150 000 sinistrés, mais seulement cinq morts, sans compter la girafe du Jardin des plantes, victime d’une pneumonie faute d’avoir été évacuée à temps !

Une époque fidèlement retranscrite (planches 13 et 14 - Bamboo/Grand Angle 2023).

Somptueusement dessiné par Victor Lepointe (« La Guerre des loups » en 2017 et « Après l’orage » en 2021), l’album bénéficie d’une esthétique informatisée invisible, rendant à la perfection une palette chromatique – ici volontairement réduite – inspirée par la découverte des planches d’Emmanuel Lepage, de Romain Hugault, de Sébastien Morice, de Jean-Pierre Gibrat ou de Christian Lax. Dans la perspective de Mucha ou d’Egon Schiele, le récit se teinte également d’une mélancolie digne d’Apollinaire (« Alcools », 1913), tout en conjuguant personnages fictifs et réels. On croisera ainsi des figures inspirées par l’actrice et courtisane Geneviève Lantelme, par le magnat de la presse Alfred Edwards, et par les pionniers de la police scientifique. On appréciera également qu’un dossier documentaire de huit pages revienne en détails sur ces influences, atmosphères, personnages et lieux. En espérant donc pouvoir retrouver prochainement « Ange Leca », ou du moins l’association des mêmes auteurs autour d’un nouveau polar…

Philippe TOMBLAINE

« Ange Leca » par Victor Lepointe, Tom Graffin et Jérôme Ropert

Éditions Grand Angle (15,90 €) – EAN : 978-2818996294

Parution 1er mars

Galerie

2 réponses à « Ange Leca » : le crime au fil de l’eau…

  1. BARRE dit :

    Rien à voir avec l’article, désolé, mais je vous signale que Thierry Cailleteau est décédé depuis le 22 février, et toujours pas de rubrique sur lui…

    • Gilles Ratier dit :

      Figurez-vous qu’écrire de sérieuses – et plus complètes possible – nécrologies-hommages, comme nous avons l’habitude d’écrire sur BDzoom.com et qui font références (et non pas, de simples copié-collés de biographies déjà existantes sur internet), ne se fait pas en un clin d’Å“il : sans parler des recherches iconographiques. Si vous vous contentez du tout venant – nous ne fonctionnons pas comme ça sur notre site – ce n’est pas la peine de venir ici, il y a pléthore de sites qui réagissent bien plus vite que notre petite équipe. Cela dit, Henri FILIPPINI a concocté dès qui l’a pu un article sur le décès de notre ami Thierry Cailleteau (et un autre sur la récente disparition de Georges Grammat) : le temps que l’on relise et que l’on mette en pages, ils seront mis en ligne jeudi… Vous tiendrez jusque-là ?
      Bien cordialement
      Gilles Ratier, rédacteur en chef de BDzoom.com

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