« Pays noir » : quand Sergio Salma retourne au charbon !

Au XIXe siècle, l’apogée de la première révolution industrielle fait de la Belgique la deuxième puissance économique mondiale après l’Angleterre. La raison de cet essor ? Le charbon. Enfant de Charleroi, Sergio Salma – avec Amelia Navarro aux couleurs – raconte le Bois du Cazier et la mythologie des gueules noires : soit la vie d’un ancien charbonnage de Marcinelle, entre drames et modernisations, luttes syndicales des mineurs et héroïsme du quotidien… Toute une mémoire humaine et industrielle, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, intelligemment racontée tout au long des 56 pages du présent one shot.

Le Bois du Cazier à la fin du 19e siècle.

Connus dès l’Antiquité, les mines et gisements belges ne seront pleinement exploités qu’à partir des XVIIe et XVIIIe siècles, avec les installations successives des premiers maîtres verriers et des sociétés charbonnières. Il s’agit alors d’exploiter l’affleurement courant de la région de Liège à celle du Borinage, de Charleroi à La Louvière, à quelques kilomètres du grand bassin minier du nord de la France. Fondée en 1822 à Marcinelle, la Société anonyme des charbonnages du Bois du Cazier ne fermera pour sa part définitivement ses portes qu’en décembre 1967. Musée et ateliers, actuellement visitables, continuent de présenter à un large public les ingrédients qui agitèrent le quotidien de milliers de mineurs, d’ouvriers et d’artisans durant des décennies : charbonnages (les sites d’exploitations du charbon), sidérurgie, forges et marteaux-pilons, verrerie, fabrications métalliques, constructions mécaniques électriques, chimie et imprimerie.

Quand la mémoire est une mine... (Page 3 ; Kennes éd. - 2022).

En couverture, « Pays noir » traduit au plus juste ses principales thématiques : sous le titre, une main tenant un morceau de charbon ; au dessus : la perspective panoramique des fosses d’extraction, avec ses châssis à molettes (les chevalements de mines), ses terrils et ses grands bâtiments adjacents (ateliers, magasins de stockage, bureaux, etc.). Distinguera-t-on, dans cette noire atmosphère (encore assombrie par les épaisses fumées se dégageant des hautes cheminées), ces femmes et enfants qui tentent de récupérer sur un terril de quoi se réchauffer durant l’hiver ? Si, à défaut du pétrolifère « Tintin au pays de l’or noir », l’album de Sergio Salma et Amelia Navarro en évoque naturellement d’autres (citons les charbonneux « Sang noir » de Jean-Luc Loyer ou « Les Gueules rouges » par Eddy Vaccaro et Jean-Michel Dupont), c’est naturellement parce qu’il embrasse la totalité de son sujet : ce « Pays noir » (le surnom donné à Charleroi) industriel, social, économique (suite à l’Exposition universelle de Charleroi, l’essor du pays passera également par les bijoux, le chocolat ou les marques de véhicules), historique, politique et même anecdotique, quand il s’agit d’évoquer telle ou telle péripétie inattendue, surgissant dans un quotidien à l’évidence répétitif.

Un charbonnage qui fait grise mine (Page 6 ; Kennes éd. - 2022).

Le 8 août 1956, alors que la production n’a jamais été aussi élevée (170 000 tonnes de charbon extraites en 1955), 262 mineurs périssent asphyxiés à cause d’un incendie souterrain. Le drame du Bois du Cazier devient la plus terrible catastrophe minière jamais survenue en Belgique. Conduits par l’héroïque chef porion Angelo Galvan, les secours ne retrouvent que des victimes du monoxyde de carbone… Les morts sont pour moitié des Italiens, venus sur place suite à l’accord homme-charbon, signé entre la Belgique et l’Italie à la fin des années 1940. Couvert durant de longues semaines par la presse internationale, l’affaire fera prendra conscience des conditions de vie déplorables des mineurs et permettra de renouveler les normes de sécurité. Jugés et condamnés, les dirigeants des charbonnages devront indemniser les familles des victimes en 1962. Fermé en 1967, le Bois du Cazier est inscrit depuis 2012 au patrimoine mondial de l’Unesco, avec trois autres charbonnages de Wallonie.

Le Bois du Cazier, à Marcinelle, le 8 août 1956.

Réalisé à la manière d’un biopic concernant non pas un personnage mais un lieu, l’album de Sergio Salma parait à l’occasion d’un triple anniversaire. Les dix ans du classement au patrimoine mondial, les 20 ans du mémorial (L’Espace du 8 août 1956) et les 200 ans des débuts de la concession charbonnière. Symbole ultime de la course économique entreprise avec les révolutions industrielles, de la richesse des uns, de l’extrême pauvreté des autres, le Bois du Cazier est également un marqueur du développement de la nation belge. Entre changements sociétaux, naissance de la culture européenne et immigration, cette histoire débute par une visite scolaire du mémorial. Une occasion de rappeler aux lecteurs de tous âges, qu’en d’autres temps, des enfants y ont durement travaillé… Et que d’autres ont vu leurs vies englouties dans ce « Pays noir ». Initié dès les années 1990 par Salma autour de l’accident de 1956, transformé en récit du charbonnage avec la parution de « Marcinelle 1956 » en 2012, le récit évoluera encore pour raconter l’histoire de la Belgique et de ses luttes sociales. Les 46 pages de l’album actuel sont complétées par un dossier illustré de huit pages, concocté avec les instances du Bois du Cazier… lieu où Sergio Salma dédicacera son ouvrage le jeudi 13 octobre prochain (de 15 h à 17 h ; cf. infos pratiques) !

« Marcinelle 1956 » (Casterman, 2012), où le quotidien d'une mine belge, avant l'accident tragique de 1956.

Le Bois du Cazier, devenu un mémorial et un musée de l'industrie.

Ex-libris n°/s offert par les librairies Slumberland BD World.

Philippe TOMBLAINE

« Pays noir : Bois du Cazier, mémoires d’un charbonnage » par Sergio Salma

Éditions Kennes (16,95 €) – EAN : 978-2-38075769-9

Parution 12 octobre 2022

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