« Les Gueules rouges » par Eddy Vaccaro et Jean-Michel Dupont

En juillet 1905, la vie quotidienne des mineurs du valenciennois est perturbée par un événement hors-normes : la venue du célèbre cirque de Buffalo Bill, lequel effectue alors une vaste tournée européenne. Gervais, un jeune galibot, va vivre à sa façon cette aventure du western transposée au pays de « Germinal ». Une épopée décalée qui vire bientôt au drame lorsque des Indiens sont accusés du meurtre sauvage d’un enfant…

Des horizons lointains (planches 1 et 4 - Glénat 2017)

Storyboard de la planche 4

La fosse Dutemple (Compagnie des mines d'Anzin) à Valenciennes vers 1900.

En misant sur une confrontation – originale et historique – entre gueules noires et « Gueules rouges », le scénariste Jean-Michel Dupont (honoré du Prix des Libraires en 2015 pour « Love in Vain ») vise juste, évitant notamment au lecteur de s’engluer dans une énième vision pessimiste du Nord et des corons. Non sans humour, l’intrigue de ce one-shot de 115 pages prend en conséquence le temps de développer une intrigue fictive, insérée dans un contexte réaliste et solidement documenté. En 1902, une grève de six semaines a mobilisé plus de 70 000 mineurs réclamant les « Quatre Huit » (8 heures de travail, 8 heures de repos, 8 heures de sommeil et 8 francs par jour). En vain. Rappelons que l’année 1905, toujours meurtrie par cet échec des revendications, sera pour sa part marquée par les débats sur la séparation de l’Église et de l’État. Elle entérine temporellement la dimension sociale d’un récit qui évoquera tour à tour la tendance anarchiste, les relations conflictuelles père-fils et le déterminisme social. Prisonnier de sa condition, Gervais fait les frais de cette tradition ubuesque : le voici condamné à être envoyé au fond de la mine à 12 ans, alors que sa brillante réussite aux études lui permettrait de devenir ingénieur ou géographe… C’est donc à double titre (intellectuel et physique) que le cirque de Buffalo Bill sera constitutif – pour lui comme tant d’autres – des prémices rêvés d’une possible échappatoire.

Le Buffalo Bill's Wild West Show en 1890

Affiches promotionnelles franco-américaines

Ayant acquis le fameux surnom de « Buffalo » en abattant massivement les bisons au profit des employés du chemin de fer Kansas Pacific Railway, William Frederick Cody (né en 1846) organise et dirige dès 1882 le grand spectacle populaire du Buffalo Bill’s Wild West and Congress of Rough Riders of the World (nom complet de l’exhibition datant de 1893). Homme de spectacle visionnaire, Cody fait les choses en grand : en 1905, alors qu’il sillonne la France entière (105 villes), son cirque est une entreprise sans précédents, riche de 800 acteurs, 750 chevaux et plus de 50 wagons venus par bateau depuis les USA. Rien ne manque, depuis le défilé inaugural jusqu’à la reconstitution de la bataille de Little Big Horn en passant par les exercices de tir (Annie Oakley et son mari Frank Butler y excellent) et la capture de chevaux au lasso ! Le show se produira en Europe plusieurs fois, notamment en 1887 (Londres), 1889 (exposition universelle parisienne), 1891 (Belgique, Pays Bas et Angleterre) et 1905-1906 (France et Europe). Particularité notable : à l’inverse des expositions coloniales et de leur vision raciste du « sauvage » africain, asiatique ou amérindien, Buffalo Bill va permettre à ceux qui l’accompagnent de témoigner de leurs arts, talents et traditions. C’est ainsi que les indiens des tribus Arrapahoë, Sioux, Cheyenne, Ogalalla ou Brulé, en costumes traditionnels et coiffes en plumes seront particulièrement remarqués.

La grande parade à Valenciennes (page 35 - Glénat 2017)

Dessinées par Eddy Vaccaro (d’origine marseillaise !), les planches au trait charbonneux de « Gueules rouges » permettent de prendre conscience du choc culturel initié au près des mineurs par ce spectacle américain inattendu. Entre dédain et fascination, mythes et superstitions, les uns et les autres se découvriront contre toutes attentes des valeurs communes, aux résonnances sociales et politiques. L’évidence du message proposé par l’album s’imposera avec justesse auprès du lecteur : portée par son arrogance et ses certitudes, la société industrielle et colonialiste de 1905 se vit comme une civilisation supérieure. Le scénario s’en amuse avec une ironie sévère : les « plus sauvages » ne sont pas forcément ceux auxquels on pense, comme en témoigne la barbarie de la Première Guerre Mondiale qui se profile à l’horizon…

Recherches pour la couverture et dessin finalisé

En couverture, deux « gueules » nous font face : l’égalité de leurs représentations et la similarité de leurs traits nous conduiront à penser que le mineur comme l’Indien ne lâchera pas la proie pour l’ombre, en dépit de leur sombre environnement (en 1906, l’explosion de Courrières tue 1 100 mineurs ; voir « Sang noir » de Jean-Luc Loyer) ou des préjugés dont ils sont la cible. L’un comme l’autre, étant en quelque sorte en voie d’extinction au XXe siècle, pourront également déjà être perçus comme en train de forger leurs propres mythologies. Du plat pays aux grandes plaines, du Far West aux terrils, toute ressemblance n’est finalement pas si fortuite.

Laissons le fin mot de cet article aux auteurs, en évoquant – tradition oblige – la genèse de la couverture : « Pour la couverture, nous voulions un visuel qui montre de manière explicite la rencontre inattendue entre l’univers des mineurs du Nord de la France et celui des Indiens du cirque de Buffalo Bill. D’où un premier essai qui montrait en situation, devant la mine, les personnages principaux, en particulier Gervais, un gamin de douze ans qui est le héros et le narrateur de l’histoire. Ce premier jet était explicite mais manquait de caractère et ne reflétait pas complètement l’esprit du projet. Il y avait quelque chose d’enfantin qui pouvait faire passer « Les Gueules rouges » pour une BD d’aventures destinée à la jeunesse alors qu’il s’agit davantage d’un roman graphique dont l’intrigue est un prétexte pour évoquer des thèmes plus adultes, notamment les luttes sociales ou les préjugés culturels et raciaux. »

« Avant de commencer l’album, en faisant des recherches, Eddy Vaccaro avait notamment réalisé une illustration qui montre plusieurs « gueules » de mineurs dans un style très expressif, voire expressionniste. En retombant dessus, il nous est apparu comme une évidence que notre couverture devait s’en inspirer. D’où un second jet qui juxtapose deux gueules, celle d’un mineur et celle d’un Indien… quitte à ne pas montrer Gervais le jeune héros de l’histoire. Deux visages côte à côte, qui symbolisent la rencontre entre les deux univers, avec des regards intenses qui expriment un mélange de fierté et de colère face à l’exploitation ou les préjugés dont sont victimes les personnages. Tout de suite, ce second jet nous a séduit, d’autant qu’il fonctionnait parfaitement avec le titre. »

Philippe TOMBLAINE

« Les Gueules rouges » par Eddy Vaccaro et Jean-Michel Dupont
Éditions Glénat (20,50 €) – ISBN : 978-2-344-01183-6

Galerie

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