Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Une incroyable intégrale pour la « Valentina » de Guido Crepax !
Personne ne s’attendait à cette parution de la totalité, en 12 volumes, des 70 aventures (soit pas loin de 2 500 pages) vécues par la sensuelle héroïne du créateur italien Guido Crepax : lequel est considéré comme l’inventeur de l’érotisme cérébral en bande dessinée et qui reste, encore aujourd’hui, une référence pour nombre de dessinateurs. Outre le fait qu’il s’agit d’une véritable intégrale strictement chronologique, agrémentée de copieux dossiers explicatifs et didactiques (avec une iconographie riche en inédits), cette monumentale entreprise due à l’Archivio Crepax (fondation créée par les ayants droit de Crepax), par l’intermédiaire des éditions Dargaud associées à la galerie Champaka Bussels (1), propose des planches (pour la plupart inédites en français) scannées à partir des originaux et mises en couleur dans le respect de la palette de celui que l’on vénère pourtant en tant que maître du noir et blanc… et, n’en déplaise à certains gardiens du temple, ces couleurs psychédéliques correspondent plutôt bien à l’univers de l’illustrateur milanais !
C’est seulement deux ans après qu’il se soit lancé dans la BD, alors que des mouvements contestataires se propageaient déjà dans les universités du monde occidental, que Guido Crepax (2) entreprend, dès le n° 2 de la nouvelle revue Linus (daté de mai 1965), ce qui sera l’œuvre de sa vie.
En effet, Crepax va dessiner Valentina pendant quasiment 35 ans (jusqu’en 2000) : ce personnage traversant les époques et les modes en vieillissant en temps réel.
C’est dans cette série, titrée à l’origine « Neutron » qu’apparaît, dans sa troisième livraison (au n° 4 de Linus, en juillet), à la huitième page de ce premier récit, une certaine Valentina Rosselli : photographe tour à tour dominatrice, exhibitionniste, rêveuse et romantique, dont le physique est très inspiré par Louise Brooks (une actrice américaine ayant tourné de nombreux films muets dans les années 1920).
Après les deux premières aventures (réunies dans le tome 1 de l’intégrale Dargaud), cette superbe et élégante androgyne prend la vedette à son fiancé (l’aventurier Philip Rembrandt) dans cette série qui s’appelle désormais « Valentina » et où le maître modifie alors le mode de lecture de la planche par une fragmentation à l’extrême des séquences.
Cette nouvelle collection présente donc les récits de « Valentina » en couleurs et en suivant la chronologie de création : ce qui est une première mondiale, car même en Italie (sauf erreur de notre part), aucune des différentes éditions ne propose les épisodes strictement dans l’ordre de parution originelle.
Il faut dire que Crepax, jamais satisfait par son travail, n’a pas facilité les choses !
Si la plupart de ses histoires sont parues dans Linus et ses suppléments (Alterlinus, puis Alteralter), lorsqu’elles ont été reprises en albums, il les a très souvent modifiées : ajoutant de nouvelles parties, remplaçant certaines planches, changeant des séquences, insérant de nouvelles illustrations en pleine page…
Tous ces changements, poussés par le désir de se renouveler et de donner un caractère innovant à sa saga, sont toutefois édités dans les dossiers qui suivent chaque tome de l’intégrale, et sont proposés en noir et blanc. Voilà qui permettra de satisfaire les inconditionnels du trait de Crepax : lequel, à l’origine, s’est plié — et est resté fidèle — à cette technique plus économique. Cependant, de son propre aveu, il regardait avec intérêt le passage, qu’il jugeait réussi, de son ami Hugo Pratt à la couleur, et il avait réalisé bien d’autres récits colorés, maîtrisant à la perfection, depuis ses débuts dans l’illustration, l’art des teintes : un argument bien évidemment utilisé par l’éditeur et les enfants de Crepax pour justifier cette publication qui tente de capter l’ambiance chromatique de chacun de ces récits, tous plus différents les uns que les autres, tant dans l’atmosphère que dans les thématiques.
Cela dit, pour les Français, Crepax est surtout associé au Charlie Mensuel des années 1970 (qui était très inspiré par Linus) et qui a édité « Valentina » en noir et blanc, série qui fut, a contrario, prétexte à de magnifiques couvertures colorisées, et à Futuropolis, puis à Actes Sud/L’An 2, qui en a édité de très belles compilations (toujours en noir et blanc).
En effet, c’est après un épisode dans Hara-Kiri (en 1968) et un album paru aux éditions Losfeld en 1969 — publications passées plutôt inaperçues —, que les lecteurs français vont vraiment pouvoir découvrir — hélas de façon assez anarchique ! — les aventures de cette femme moderne, à la fois libre de son corps et prisonnière de ses fantasmes, dans les pages de Charlie Mensuel ; ceci à partir du n° 21 d’octobre 1970.
Et, pour la plupart d’entre eux, ce fut un choc ! Pourtant, le rédacteur en chef du magazine (qui n’était autre que le regretté Georges Wolinski) les avait prévenus dans l’édito : « Crepax a dessiné les plus belles fesses de la B.D et je m’y connais en B.D ! » !
Cependant, attention, car il est inutile de le dissimuler, les très oniriques histoires de Crepax ne sont pas toujours d’une lecture très aisée. L’auteur, aussi exigeant dans le graphisme que dans ses propos, y mélange allégrement onirisme, érotisme sado-maso, références littéraires, artistiques et culturelles ou vie quotidienne à l’audace de ses compositions…
Enfin, sachez que les spécialistes considèrent que sa meilleure période a été celle des années 1965-1975 (avant que la sclérose en plaques dont il était atteint n’ait sur lui pas mal de lourdes incidences) : une raison de plus pour ne pas rater ces deux magnifiques premiers volumes, de plus de 200 pages chacun, qui couvrent les années1965-1968 !
(1) À Bruxelles, du 28 avril au 21 mai, la galerie Champaka présente 30 planches originales, extraites des deux premiers tomes de l’intégrale. Elles seront complétées par l’hommage de 14 auteurs contemporains, de Blutch à Loustal, à l’univers de Crepax. À Paris, la galerie Martel expose, du 22 avril au 28 mai, une trentaine de planches réalisées entre 1965 et 1968.
(2) Pour en savoir plus sur Guido Crepax, voir notre « Coin du patrimoine » sur BDzoom.com : Guido Crepax.
« Valentina l’intégrale T1 : 1965/1966 » par Guido Crepax
Éditions Dargaud (35 €) — EAN : 978-2205 — 08819-9
« Valentina l’intégrale T2 : 1966/1968 » par Guido Crepax
Éditions Dargaud (35 €) — EAN : 978-2205 — 08820-5
Pour être plus précis, Wolinski faisait état des « plus belles fesses de la bande dessinée », ce qui n’est pas tout à fait pareil, mais qui n’en est pas moins vrai.
Merci pour cette précision : c’est corrigé !
Bien cordialement
Gilles Ratier
bonjour ;
CHEF D’OEUVRE , pour moi ;
J’ai été passionné par ces deux premiers très beaux tomes et j’espère que la suite viendra bientôt.
Le tome 3 est annoncé chez Dargaud pour le 1er décembre : à point nommé pour un cadeau de fin d’année !
Gilles Ratier