Jhen, Jehanne et Jeanne : l’Histoire et la légende, selon Néjib et Jean Pleyers…

Le 30 mai 1431, Jeanne d’Arc est brûlée vive par les Anglais à Rouen. Mais sa légende perdure… et un bruit court bientôt : l’héroïne française aurait miraculeusement réchappé aux flammes ! Qui est ainsi cette étrange jeune femme, ressemblant à la Pucelle d’Orléans et qui vient d’être placée en 1439 sous la garde de Jhen, par Gilles de Rais ? Au croisement de l’Histoire et du mythe, Néjib et Jean Pleyers livrent dans ce 19e opus une nouvelle aventure médiévale aux portes du fantastique…

L'apparition de « Xan » dans la version belge de Tintin en août 1978.

Apparue dans le journal Tintin (n° 33 du 15 août 1978 dans sa version belge ; n° 153 pour la version française) sous le titre initial de « Xan », la série initiée par Jacques Martin et Jean Pleyers se développera au Lombard sous un angle documentaire aussi méticuleux que celui adopté pour l’emblématique « Alix ». En racontant les aventures de Xan Larc – devenu Jhen Roque suite au passage de la série chez Casterman, en mai 1984 -, les auteurs font en effet de leur jeune maître sculpteur (parfois désigné comme peintre ou architecte) le témoin privilégié des soubresauts politiques et sociaux de la première moitié du XVsiècle. À cette date, il assiste à la construction des grands chantiers gothiques (voir notre chronique consacrée par exemple à « Jhen T5 : La Cathédrale »), vit la fin de la guerre de Cent Ans (1337-1453) et croise la route de Jeanne d’Arc, du connétable Gilles de Rais, du roi Charles VII (1403-1461) et du cynique dauphin Louis XI. L’ensemble de ces personnages récurrents occupe une très large place dans l’intrigue des quatre premiers opus : « L’Or de la mort » (1984), « Jehanne de France » (1985), « Les Écorcheurs » (1984) et « Barbe-Bleue » (1984).

Couverture et 1ère planche pour « Xan T2 : Jehanne de France » (Le Lombard, 1985).

Parcourant les routes de France, subissant plus souvent les événements qu’à son tour, Jhen est un héros assez atypique dans la production franco-belge, traitement graphique et classicisme martiniens mis à part. Au fil des albums, le personnage est régulièrement confronté au mauvais sort, à la mort, à la guerre, à la famine, aux dévastations et aux folies de tous ordres. L’amertume et le regret y demeurent souvent jusqu’à la dernière case, personnages principaux ou secondaires semblant parfois miraculeusement échapper à leur triste sort l’espace d’un moment (ou d’un album…) avant de succomber dans le suivant ! Ainsi du spectaculaire et sinistre – pour ne pas dire méphistophélique – Gilles de Laval, baron de Rais/Retz et maréchal de France. Compagnon d’armes de Jeanne d’Arc à partir d’avril 1429, le seigneur de Tiffauges s’alliera par la suite avec le grand chambellan La Trémoille pour lutter à la fois contre les Anglo-Bourguignons et contre les troupes de la maison d’Anjou. Devenu l’un des plus importants seigneurs de l’Ouest de la France (domaines en Bretagne, Anjou, Poitou, Maine et Angoumois), Gilles de Rais finira néanmoins ruiné après 1434. Accusé de nombreux rapts, viols et meurtres d’enfants, il est arrêté et cité à comparaître en septembre 1440 devant la cour séculaire de Nantes : il sera excommunié, pendu et brûlé le 26 octobre 1440. Dès lors, les récits folkloriques transfigurent le personnage en « La Barbe bleue » (Perrault, 1697), tandis que la littérature offre désormais un genre propice à son usage comme protagoniste, malgré le caractère indicible de ses crimes. Dans « Xan/Jhen », Gilles de Rais apparaît dans « L’Or de la mort » (1978), album dont l’intrigue débute en 1431. Ce riche seigneur est bien décidé à se venger de tous ceux qui ont vendu Jeanne des Anglais : il s’allie dans cette mission le héros, lequel deviendra l’un des seuls amis du sombre connétable. Dans cette aventure, aucun doute n’est fait sur ce qui se trame au sein du château vendéen de Tiffauges, autour duquel des enfants disparaissent et d’où émane de douteuses fumerolles…

Dans « Jehanne de France » (1980), deux apparentes Pucelles se succèdent, toutes deux étant confondues dans leurs mensonges (l’absence de blessures) au fil de l’intrigue. Là encore, l’album finit plutôt mal, Jhen et le connétable repartant fâchés, chacun sur son chemin… Pourtant, la série n’aura curieusement de cesse de raconter la fascination du héros envers ce trouble personnage, de plus en plus gagné par le mysticisme, les superstitions, les dérives pédophiles et les folles pulsions meurtrières. Un univers dont on se demande à vrai dire comment il a pu percer dans le très rigoureux magazine Tintin, où la censure frappait pour moins que ça.

En vert et contre tout... (planches 1 et 2 - Casterman 2022).

Jouant des nombreuses références intrinsèques à la série, Néjib n’a donc pas hésité à situer le scénario de ce 19« Jhen »… avant celui du tome 17 (paru en 2019), dont le titre (« Le Procès de Gilles de Rais » ; dessin par Jean Pleyers) est explicite du contenu. Les passionnés reconnaîtront même quelques séquences réalisées en miroir de scènes semi-identiques, parues dans les albums précédemment évoqués : dans « Jehanne de France » comme dans « Jeanne des Armoises », les lecteurs retrouveront notamment une troupe de malandrins attaquée sur un pont, le siège d’un château-fort ainsi que, bien sûr, toutes les interrogations allant de pair avec la présence d’une énigmatique vraie-fausse Jeanne d’Arc. Parmi les personnages historiques, l’on découvre ici Rodrigue de Villandrando, chef de guerre espagnol employé comme mercenaire par La Trémoille. « Jeanne des Armoises » a quant à elle belle et bien existée : en mai 1436, elle se fait connaitre dans la région de Metz. Les frères de Jeanne d’Arc la reconnaissent – ou du moins feignent de… – comme leur sœur. Des membres de l’aristocratie locale font de même, à tel point qu’elle réussit à se marier avec le sire local (Robert des Armoises), puis à côtoyer Gilles de Rais dans les années suivantes… Jusqu’à leur disgrâce commune en 1440. Très mal documenté historiquement, l’épisode permet aux auteurs de s’engouffrer dans la brèche pour donner leur propre version des faits. « Jeanne des Armoises » est ainsi présentée en couverture, en compagnie de Jhen, dans un contexte semi-légendaire : le royaume d’une troupe d’enfants brigands (déjà croisée dans « Barbe-Bleue »), dont les détails sont inspirés visuellement par le Parc des monstres : un extravagant jardin renaissant situé à Bomarzo, au nord de Rome.

Jeanne, entre confidence et secret (planche 7 - Casterman 2022).

Si quelques cases sont moins chargées en détails que dans les épisodes initiaux de la série, Jean Pleyers (78 ans), ancien élève de Paul Cuvelier, a toujours le don de magnifier ses décors et sa mise en scène. Alternant désormais avec les albums dessinés par Paul Teng (T16 : « La Peste », scénario par Jerry Frissen et Jean-Luc Cornette, 2017 ; T20 : « Le Conquérant », scénario par Valérie Mangin, 2020), « Jhen » semble avoir encore bien des choses à nous raconter… Le prochain épisode est déjà annoncé (« La Louve céleste ») : épisode dans lequel Jeanne des Armoises se rendra à Rome pour y retrouver le pape Eugène IV. Jhen ne sera sans doute pas loin. Entre Histoire et légendes, souhaitons-leur bonne route !

Philippe TOMBLAINE

« Jhen T19 : Jeanne des Armoises » par Jean Pleyers et Néjib

Éditions Casterman (11,95 €) – EAN : 978-2203198340

Parution 26 janvier 2022

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10 réponses à Jhen, Jehanne et Jeanne : l’Histoire et la légende, selon Néjib et Jean Pleyers…

  1. Louis dit :

    Pleyers sait donner une âme à ses arbres, ses décors. Un grand dessinateur malheureusement pas assez reconnu, comme la série Jhen, qui est une série exceptionnelle !
    Je ne comprends pas votre phrase : «  Très mal documenté historiquement, l’episode…. »pouvez-vous developper?

    • Philippe Tomblaine dit :

      Bonjour,

      Les détails de la rencontre entre Jeanne des Armoises et Gilles de Rais demeurent amplement méconnus des historiens. Il en va finalement de même pour l’ensemble du parcours de cette aventurière, truffé d’impostures, de complicités douteuses et de probables escroqueries. Condamnée (mais à quoi ?) en 1440, et retirée sur « ses terres » (sic), au moins s’en sortira-t-elle vivante !

  2. Louis dit :

    Oui, vous avez raison, tout comme la véritable Jeanne, on ne sait pas grand chose . Tout le mérite de la série Jhen est de nous faire découvrir ce XVeme siècle assez fascinant. Merci pour votre retour.

  3. jean PLEYERS dit :

    Un grand merci pour ce très bel article, cher Philippe Tomblaine.

    Suite à mes nombreuses rencontres avec feue la grande historienne Régine Pernoud, fondatrice du CENTRE JEANNE D’ARC à Orléans, j’ai écrit un article paru dans LES SECRETS DE JEANNE ici : https://www.jeannedomremy.fr/S_Actualites/tribune7.htm

    Jeanne des Armoises a été condamnée au parlement de Paris à aller se faire pardonner à Rome par LA LOUVE CELESTINE, c’est à dire Eugène IV, pour avoir bousculer sa mère adoptive Isabelle Romée.

    Très amicalement
    Jean Pleyers

    • Philippe Tomblaine dit :

      Bonjour et merci, Jean, pour votre sympathique commentaire et ce supplément informationnel.

      Je me suis permis de transformer vos deux petits mots en un seul, afin d’en simplifier la compréhension. Nous aurons hâte de retrouver Jhen et Jeanne dans leur prochaine aventure commune…

      Très amicalement

    • jean marc dit :

      Content de retrouver le grand Pleyers cocreateur de cette série que je préfère à Alix dans ses dernières nouveautés.
      Oubliez les tomes 10 à 13 inclus qui ont manqué de couler la série.

  4. Stéphane dit :

    C’est vrai, le duo Pleyers/Néjib fonctionne très bien. On se croirait revenu à la grande époque du duo Martin/Pleyers tant par les qualités scénaristiques que graphiques.

  5. Clotaire dit :

    « Très mal documenté historiquement » ne signifie pas la même chose en français courant et dans le français des années 2010-2020. Normalement, l’expression signifie que les auteurs (se) sont mal documentés sur l’épisode historique dont il est question ; mais dans le français actuel (journalistique notamment) l’expression s’est mise à signifier que ledit épisode est connu par un nombre insuffisant de documents. Il semble que cette évolution sémantique ait été calquée sur le signifié du verbe anglais « to document ».
    Pour dissiper l’équivoque, il suffirait de formuler : « Très mal CONNU historiquement, l’épisode … »
    Cordialement.

  6. Philippe Tomblaine dit :

    Ce commentaire est pertinent : ma phrase visait bien sûr l’épisode historique en lui-même (expliqué dans les phrases précédentes), et non le développement romancé effectué dans cet album par les auteurs.

    Etant à la fois historien de formation et professeur documentaliste, le renvoi au fait d’être bien/mal documenté est évidemment un sujet sensible ! C’est tout le travail des sciences de l’information, tant francophone qu’anglo-saxon.

    Amicalement

  7. Olivier Northern Son dit :

    Un excellent cru, avec un dessin toujours excellent même s’il évolue encore. Et un scénario digne de Jacques Martin, il ne manque que quelques récitatifs!
    Des personnages forts, un histoire passionnante bien ancrée dans l’Histoire…
    A tel point que j’espère le retour un jour de cette Jeanne qui semble apprécier Jhen autant que nous!

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