Mitterrand vu par Jeanne Puchol et Patrick Rotman : des affaires dans les ombres du Sphinx !

Ancien fonctionnaire de Vichy, résistant, instrumentaliste du FN, machiavélique et taiseux sur ses relations ou sa maladie : révélées tardivement dans les années 1990, les parts d’ombre du président Mitterrand ne manquent pas. Mais que sait-on au juste du jeune et intriguant ministre de la IVe République, qui échappa à trois affaires retentissantes ? En 1954 (l’affaire des fuites), 1957 (l’affaire du bazooka) et 1959 (l’affaire de l’Observatoire), la légende mitterrandienne s’imprime… envers et contre tout. Solidement documentés, Patrick Rotman et Jeanne Puchol remontent le temps en 136 pages, dans les coulisses aussi occultes que rocambolesques de l’Histoire et de la vie ambigüe de ce monstre politique.

Conçu tel un polar politique – aspect générique dont le visuel de couverture fait immédiatement part aux lecteurs -, le présent « Mitterrand et ses ombres » n’est naturellement pas le premier ouvrage de bande dessinée à s’intéresser au quatrième président de la Ve République. Complétant les approches récemment effectuées par « Mitterrand, un jeune homme de droite » (Frédéric Rébéna et Philippe Richelle, Rue de Sèvres 2015), « Mitterrand Requiem » (Joël Callède, Le Lombard 2016, voir « Mitterrand requiem » par Joël Callède) et « L’Histoire de la Ve République en BD » (François Warzala et Thomas Legrand, Les Arènes 2018), l’album se penche plus particulièrement sur le contexte des années 1950. Au début de l’ouvrage, l’homme de Jarnac – devant prendre longuement la pose pour être sculpté (en 1981, par Daniel Druet) – accepte le principe d’une interview sans détours sur ses fameuses parts d’ombre.

Mitterrand et la statue du commandeur (planches 2 et 3 - Delcourt 2021).

Né en Charente en 1916, élevé dans une famille bourgeoise catholique traditionnelle, frayant dans les milieux antisémites dont il ne partage cependant pas les certitudes, Mitterrand (fait prisonnier en 1940) participe à la libération de Paris après avoir connu tant Vichy que la clandestinité dans les mois précédents. Député de la Nièvre en 1946, ministre des Anciens combattants en 1947, de l’Outre-mer en 1950, ministre d’État sous le gouvernement d’Edgar Faure en 1952, il se positionnera politiquement en demandant – vis-à-vis de la Tunisie et du Maroc – que « soient mis en œuvre tous les moyens légaux pour que les principes des droits de l’homme soient appliqués sans distinctions en Afrique du Nord ». En juin 1954, il est nommé Ministre de l’Intérieur dans le gouvernement de Pierre Mendès France, sous la présidence René Coty. Le 21 juillet, les accords de Genève mettent fin à la guerre d’Indochine, grande défaite coloniale française. Le même mois éclate l’Affaire des fuites : Mendès France vient d’apprendre avec stupeur que les importantes délibérations du Comité supérieur de la défense nationale (CSDN) prises le 28 juin ont été communiquées au Parti communiste français (PCF). En pleine guerre froide, la transmission de secrets militaires est un acte de haute trahison ! Mis en cause par une partie de la presse conservatrice, Mitterrand devra attendre l’issue de l’enquête de la DST et la fin du procès en mars 1956 pour être définitivement blanchi.

Dans les coulisse de la politique française à l'heure de la décolonisation (planches 7 et 34 - Delcourt 2021).

En couverture, tel que nous l’avons signalé, tous les ingrédients du polar ou du thriller sont parfaitement réunis : un profil connu en ombre chinoise envahit l’arrière-plan (celui de Mitterrand bien sûr, mais à la manière d’Hitchcock !), une Peugeot 403 mitraillée dans la lumière de phares situés (comme le tireur anonyme) hors-champ et un homme (Mitterrand de nouveau, plus jeune) prenant la fuite… Jaune, blanc, bleu-gris, noir et même rouge contenu dans le logo de Delcourt : nul doute à avoir, l’ambiance chromatique est solidement campée entre affaire politique, règlement de comptes et intrigue policière.

Recherches pour la couverture : esquisses 1, 2 et 3.

Jeanne Puchol explique : « J’ai commencé mes recherches pour cette couverture le 28 août 2020. À ce stade, le titre définitif n’était pas encore arrêté, mais il y était déjà question d’ombres, d’où la présence récurrente de celles-ci dès les premières esquisses. L’album est construit comme un récit dans le récit : fin 1994, au cours de plusieurs séances de pose pour un sculpteur, le Président Mitterrand raconte à une jeune journaliste plusieurs épisodes rocambolesques de sa carrière dans les années 1950. La première piste est donc celle d’une confrontation entre Mitterrand jeune et le buste de Mitterrand âgé (1 et 3) ; entre Mitterrand jeune et Mitterrand âgé (2). La deuxième piste met l’accent sur l’aspect thriller présent dans l’album avec le vrai-faux attentat de l’Observatoire, qui sert de fil rouge au scénario de Patrick Rotman (4). De manière assez prévisible, au lieu de choisir entre une piste et l’autre, on m’a demandé… de combiner les deux (5, 6 et 7). »

Esquisses 4, 5, 6 et 7.

« Nous sommes maintenant à la mi-septembre. Le titre est désormais connu. D’un commun accord, nous choisissons la proposition 6. Je précise un peu le dessin et je fais quelques versions couleurs, sans être pleinement convaincue (8). Quand soudain, le 28 septembre : « Et pourquoi pas l’ombre seule ? » (9). Les éditions Delcourt font maquetter en interne plusieurs options (10, 11 et 12). C’est cette dernière proposition qui l’emporte. Ne reste plus qu’à dessiner et mettre en couleurs séparément les deux éléments – ombre d’un côté, voiture, phares et personnage de l’autre – pour faciliter leur mise en page par le graphiste ; et à ajouter, in fine, les éclats de balle et le verre brisé au sol. »

Esquisses et couleurs 8 à 12.

Maquette finalisée (Delcourt 2021).

L’affaire mise en scène en couverture est l’une des plus fameuses : celle du faux attentat de l’Observatoire, survenue à Paris dans la nuit du 15 au 16 octobre 1959. Cette nuit-là vers minuit trente, dans le 5e Arrondissement, la Peugeot 403 de Mitterrand est criblée de sept balles de pistolet mitrailleur ! Quelques secondes avant, se sentant suivi, le député de la Nièvre a stoppé son véhicule, est sorti en trombe, a sauté une grille et a couru se réfugier dans le jardin de l’Observatoire. Guet-apens de l’OAS lié au contexte des événements d’Algérie, mise en scène, chef-d’œuvre d’intoxication politique ? L’enquête et les divers témoignages tendront (des décennies plus tard) à privilégier la thèse d’un homme pleinement au courant de la préparation d’un attentat, mais qui aurait en quelque sorte encouragé son déroulement… afin de se faire de la publicité.

L'étrange attentat de l'Observatoire (planches 4 et 113 - Delcourt 2021).

Dernière affaire évoquée dans le présent album : celle du bazooka, remontant au 16 janvier 1957 et désignant l’attentat manqué contre le général Salan, pendant la guerre d’Algérie. Cette affaire ressurgit en 1959 après l’énigmatique attentat de l’Observatoire : pour sa propre défense, Mitterrand (Ministre de la Justice en 1957) accuse Michel Debré, qui est alors le Premier ministre de De Gaulle, d’avoir voulu étouffer la tentative contre Salan, dont il serait par ailleurs l’un des commanditaires. Debré niera toute volonté d’intervention. Traitées en noir et blanc par Patrick Rotman (créateur de l’émission « Les Brûlures de l’Histoire » en 1993 ; « Mai 68 : la veille du grand soir » avec Sébastien Vassant en 2018) et Jeanne Puchol (« Vivre à en mourir » en 2014 et « Interférences » en 2018 sur des scénarios de Galandon ; « Contrecoups » en 2016, scénarisé par Laurent-Frédéric Bollée), les planches de ce one shot interrogent passé et présent mitterrandiens entre trois décennies où les affaires ne manqueront pas : rôle dans l’exécution de condamnés à morts (45 en 1956-1957), financements occultes du PS (dès 1973), Irlandais de Vincennes (1982), écoutes de l’Élysée (1983-1986), Rainbow Warrior (1985), rapports avec l’extrême-droite, etc. Surnommé alternativement Rastignac, le Florentin ou le Sphinx, Tonton conservera sa vie durant l’image tenace d’un homme insaisissable, dissimulateur, dont le visage hermétique au teint cireux ne se dévoile que rarement, entre confidences maîtrisées et répliques cassantes. Ombres menaçantes ou protectrices, silhouette duelle (voir le double personnage présent en couverture), animal politique devenu mythique, Mitterrand est ici inscrit sans concessions dans sa dérive crépusculaire : celle du pouvoir, roman éternel de l’inexorable broyage des hommes et des âmes.

Mitterrand, portraits d'un homme à multiples facettes (FB J. Puchol).

Philippe TOMBLAINE

« Mitterrand et ses ombres » par Jeanne Puchol et Patrick Rotman
Éditions Delcourt (17,95 €) – EAN : 978-2413026327

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