« Contrecoups : Malik Oussekine » par Jeanne Puchol et Laurent-Frédéric Bollée

Inlassable et tragique, l’Histoire se répète. Alors qu’en 2016, les CRS affrontent les manifestants opposés à la loi El-Khomri, il y a 30 ans déjà, Paris entrait en ébullition : à cette date, les étudiants se mobilisèrent contre le projet de loi Devaquet qui prévoyait une vaste réforme universitaire. Dans « Contrecoups », Laurent-Frédéric Bollée et Jeanne Puchol reviennent sur un dramatique événement-clé de cette période : dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, fermement prêtes à en découdre, les forces de l’ordre tabassent à mort un jeune étudiant maghrébin de 22 ans, Malik Oussekine. Sous forme de thriller historique choral, l’ouvrage dissèque la chronologie de cet odieux assassinat très médiatisé. Aujourd’hui encore, il renverra avec un vif intérêt aux troubles sociaux et politiques, aux réflexions philosophiques et éthiques qui agitent le débat citoyen sur la mixité française.

Vingt ans après la première collaboration entre Laurent-Frédéric Bollée (« Apocalypse Mania », « XIII Mystery T6 : Billy Stockton » ; l’auteur est également journaliste et commentateur spécialisé en sports mécaniques) et Jeanne Puchol (« Assassins », « Vivre à en mourir ») sur « Le Cabaret des espoirs » (60 pages publiées de 1993 à 1995 dans (A suivre)), « Contrecoups » s’inscrit chez Casterman dans la collection Écritures. Rappelons que cette dernière, née en 2002, aura – malgré les critiques – réinstallé l’image intellectuelle de l’éditeur et révélé au public francophone Jirō Taniguchi et Craig Thompson. Avec son format de roman graphique (les 6 heures narrées s’étirent sur 200 pages en noir et blanc), « Contrecoups : Malik Oussékine » prend le temps d’installer de nombreux personnages, quitte à délaisser le premier intéressé dans toute sa première partie. À l’instar d’œuvres assez similaires (on songera notamment à « Dans l’ombre de Charonne » par Désirée et Alain Frappier, titre à comparer du reste avec « Charonne – Bou Kadir » réalisé par Jeanne Puchol en 2011), l’album permet au lecteur de comprendre l’époque (les espoirs déçus par la crise économique), ses principaux acteurs politiques (la cohabitation Mitterrand-Chirac, le ministre délégué à l’Éducation Nationale Devaquet) et ses enjeux sociologiques (luttes contre le racisme et le sida, les débuts de l’hypermédiatisation et de l’invasion publicitaire). Autant d’éléments qui sembleront s’associer impitoyablement pour enserrer, humilier et détruire par effets collatéraux des victimes souvent innocentes, ayant eu l’ultime malheur « d’être là au mauvais moment ».

Esquisse et encrage pour les planches 66 et 67

Malik Oussekine et slogan employé lors d'une manifestation universitaire en 1986

De même que les faits décrits dans « Contrecoups », tous les protagonistes (des étudiants amoureux, un infirmier humaniste, un haut fonctionnaire zélé, un motard de la police, un médecin légiste, etc.) déployés par Bollée et Puchol convergent vers Malik Oussekine et tous seront impliqués – idéologiquement, physiquement ou émotionnellement – dans sa disparition. Comme le suggère le titre, chaque événement et chaque acte procède donc d’une cause et d’une conséquence, comme si chaque corps et chaque mot avait une répercussion sur un autre, sinon sur autrui. La couverture illustre cette triste réalité en reprenant – dans une ambiance de clairs-obscurs, entre chien et loup – l’image symbolique et oppressante d’un jeune manifestant poursuivi par d’impersonnels policiers à moto (les tristement célèbres « voltigeurs »). Au loin, des proches ou des amis (l’un étant un genou à terre) se lamentent devant l’inéluctable…

Voltigeurs contre étudiants : l'image choc de la répression (planche 71 par J. Puchol - Casterman 2016)

Visuellement, Jeanne Puchol s'est notamment inspirée des "motards de la Mort" dans "Orphée" de Jean Cocteau (1950)

Né en octobre 1964, Malik Oussekine a 22 ans au moment des faits. Depuis la fin novembre 1986, en marge des défilés, de violents affrontements entre la police et de jeunes manifestants font des dizaines de blessés. Le 6 décembre 1986, après une manifestation à Paris, des étudiants occupent la Sorbonne. L’université est évacuée dans le calme, mais quelques étudiants tentent d’élever une barricade à l’angle de la rue Monsieur-le-Prince et de la rue de Vaugirard, dans le 6e arrondissement. Immédiatement, une équipe de « voltigeurs » est envoyée sur place. Remis en service par Robert Pandraud (le ministre délégué à la Sécurité auprès du ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua), les voltigeurs sont des policiers montés à deux sur une moto tout-terrain. Alors que l’un conduit, l’autre est armé d’une matraque (le dangereux « bidule ».) Ils ont comme mission de « nettoyer » les rues après les manifestations en pourchassant les « casseurs ». Ce corps de police sera dissous après le séisme provoqué par l’affaire Oussekine. Ce dernier, qui sortait d’un club de jazz, va être poursuivi et tabassé sans pitié jusque dans le hall d’un immeuble où il s’était réfugié, sous les yeux d’un fonctionnaire qui rentrait chez lui. Alors que l’action policière n’est pas officiellement remise en question en haut lieux, plus de 500 000 personnes défilent en la mémoire du jeune franco-algérien dans les jours suivants, aussi bien à Paris que dans 36 villes françaises. En 2006, une plaque commémorative sera installée sur les lieux du drame, sans faire référence à une quelconque bavure policière. Plus de 10 lieux (rues, salles, places, amphithéâtres, etc.) portent aujourd’hui son nom, sans avoir totalement rendu justice à Malik Oussekine. On comprendra donc l’importance fondamentale à lire et faire lire un album comme « Contrecoups », auprès notamment des publics adolescents actuels.

Stèle commémorative

Comme l’explique Jeanne Puchol, la composition de la couverture de « Contrecoups » fut un peu plus chaotique qu’à l’accoutumée : « Casterman ayant décidé de modifier la maquette légendaire de la collection Écritures, la réalisation de la couverture a donné lieu à un feuilleton encore plus touffu que d’habitude. ». En voici les différentes étapes…

Jeanne Puchol : "J'ignore encore la décision de ce changement..."

Rajout de décor

Jeanne Puchol : "Et si on représentait l'aspect choral de l'album ?"

Tests d'une version colorisée

Jeanne Puchol : « Là, j’ai laissé de côté la couverture pendant quelques mois, le temps que la direction éditoriale et la direction artistique aient les idées un peu plus claires… ».

"Et si on revenait au point de départ ? C'est-à-dire à une variation de l'ancienne maquette, avec une typo' moins présente, et une illustration en bichromie.

"Au final, on a opté pour un rouge sang. Et pour des raisons qui ne m'ont pas été communiquées, la couleur a été supprimée dans les ombres sous la moto et sous Malik, cassant la profondeur de l'image. Même pas grave, car ça disparaît sous le bandeau qui accompagne le livre !"

Philippe TOMBLAINE

« Contrecoups : Malik Oussekine » par Jeanne Puchol et Laurent-Frédéric Bollée
Éditions Casterman (18, 95 €) – ISBN : 978-2-203-09221-1

Galerie

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