Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Claude-Henri Juillard : l’élégance du trait… (première partie)
De la bande dessinée d’aventure aux histoires pour fillettes, Claude-Henri Juillard — qui a longtemps signé de ses seuls prénoms — a participé à tous les genres avec le même talent. De Zorro à Vaillant, en passant par Lisette, des hebdomadaires de grand format aux fascicules de poche, il a réalisé des milliers de pages avec son trait élégant et dynamique. C’est ce créateur, aujourd’hui bien oublié, que nous vous invitons à (re)découvrir.
Né le 2 août 1915 à Valentigney dans le Doubs, Claude-Henri Juillard quitte le monde scolaire, à l’âge de 15 ans, pour entrer au Crédit lyonnais.
Bien que passionné de dessin, il y travaille jusqu’à la déclaration de la guerre. Mobilisé en 1939, il est blessé : d’une balle plantée dans le poumon qu’il conservera tout au long de sa vie.
Renvoyé chez lui, il profite de sa longue convalescence pour suivre des cours de dessins par correspondance. Doté d’un bon coup de crayon, il démarche les éditeurs dès la Libération.
À cette époque, les employeurs ne manquent pas : et même si les salaires sont faibles, un jeune dessinateur peut vivre de son métier. Inspirés par les grands auteurs américains, comme nombre de ses confrères, ses premiers travaux témoignent de cette influence.
Il lui suffira de quelques années pour parvenir à un trait élégant et dynamique qu’il va peaufiner tout au long de sa carrière.
Des débuts au pas de charge
Sauf travaux encore ignorés des historiens de la BD, c’est au début de 1946, aux éditions SAELT qui publient l’hebdomadaire Pic et Nic, qu’il réalise, seul, deux fascicules de huit pages de la Sélection Pic et Nic : « La Guerre des atomes » et « Le Jugement de sang ». Il publie deux ans plus tard, pour le même éditeur, « Échec aux trafiquants » dans Sélection Casse-Cou.
Toujours en 1946, il démarre une collaboration de deux ans avec Le Petit Canard : hebdomadaire fondé par le populaire Jean Nohain (Jaboune) et destiné à être glissé dans l’édition dominicale d’une dizaine de quotidiens de province comme La Montagne, Paris Normandie, Sud-Ouest, La Dépêche… Claude-Henri y dessine « Le Prince de Vijanagar » à partir du n° 7 (21/07/1946), puis « Le Serpent jaune ».
On lui doit aussi l’illustration de deux romans : « La Terre ne répond plus » et « Un Courrier partira ce soir » (jusqu’au n° 49 du 11 mai 1947).
Janine Jacquemont, autrice de ces deux histoires, n’est autre que son épouse dont nous rencontrerons régulièrement la signature au fil de cette étude.
Encore en 1946, il travaille pour Francs Jeux : mensuel, puis bimensuel, lancé par la Ligue de l’enseignement.
Il illustre un texte consacré à La Pérouse dès le premier numéro (01/06/1946), suivi par des récits illustrés complets ou à suivre (« Alain Gerbault », « Hassan et Kaddour », « Joseph-Marie Le Brix »…), signe les couvertures des n° 3 et 15 et une bande dessinée à suivre : « La Mission perdue », du n° 46 au n° 57 (01/10/1948), qui est sa dernière participation à ce journal.
Il est enfin au sommaire de l’hebdomadaire Récréation où il réalise deux histoires à suivre : « Brent le sorcier blanc » du n° 43 (20/03/1947) au n° 70 (25/09/1947) — écrite par Janine Jacquemond —, suivie par « La Panthère blanche » qui s’interrompt à la planche quatre, dans l’ultime numéro 74 de cet illustré (23/10/1947).
C’est la première occasion, pour Claude-Henri, d’aborder les histoires exotiques qu’il affectionne, avec ce récit de brousse situé en Rhodésie.
Première escale : Zorro
Parmi les maisons d’édition contactées à ses débuts, la Société française de presse illustrée (SFPI), dont Jean Chapelle est le gérant, paraît la plus solide au jeune dessinateur : et l’avenir lui donnera raison. Il débute en 1946 dans l’hebdomadaire Jeudi magazine où il publie une histoire moyenâgeuse au trait encore bien malhabile : « Olivier de Tormont », du n° 17 (29/09/1946) au n° 32.
Il poursuit avec « Terreur sur la brousse », une aventure de jungle à partir du n° 35, alors que le journal devient Zorro au n° 38. Les récits indépendants s’enchaînent : « Phobos la mystérieuse » à la suite d’André Oulié,
puis « Le Maître de l’atome » jusqu’au n° 77 (20/11/1947).
Notons quelques autres histoires indépendantes publiées par Zorro qui devient brièvement Zig et Puce, puis de nouveau Zorro jusqu’au n° 333 (26/10/1952), puis Zig Zag, enfin L’Invincible avec une nouvelle numérotation qui prend fin au n° 130 (01/05/1955) : « Ivanhoé » à la suite de Jacques Blondeau (1) jusqu’au n° 123 (10/10/1949),
« Poste « F1″ » du n° 141 au n° 155,
« Saint-Louis » écrit par Janine Jacquemond du n° 211 au n° 230,
« Ouaki » du n° 292 au n° 293 (20/01/1952).
Signalons encore « Du Guesclin » écrit par son épouse : histoire commencée dans le premier numéro de Zig et Puce (20/11/1949), conclue dans le n° 31 (04/06/1950) et rééditée dans L’Invincible en 1955. Les 31 pages de ce récit historique ont été reprises dans un album publié par les éditions Hemma, en 1957.
Le n° 85 de Zorro (25/01/1948) voit débarquer un solide gaillard qui accompagnera les lecteurs durant de longues années. Yves de Kervadec, plus connu sous le nom de Capitaine Tornade, est un gentilhomme breton de 18 ans.
Il quitte Saint-Malo pour rejoindre Saint-Domingue où, après s’être emparé du Vautour, il combat Portugais, Anglais et Espagnols sous les ordres de Duguay-Trouin.
La série « Capitaine Tornade » compte une trentaine d’aventures à suivre aux titres évocateurs : « L’Île du crâne », « La Mer de feu », « Les Caravelles d’or », « L’Enfer rouge », « Le Poignard d’argent », « L’Île des cobras »…
Elles sont publiées dans Zorro, puis dans L’Invincible jusqu’au n° 72 (21/03/1954) où notre héros cède la place à un autre flibustier.
Janine Jacquemond écrit la plupart des scénarios de cette série palpitante qui sent bon la grande aventure.
Plusieurs épisodes sont remontés et réédités dans les fascicules de la revue Captain Tornade de la Collection Clan, en 1953 et 1954.
Elle compte 12 numéros, puis devient Corsaire noir qui cesse de paraître après seulement deux livraisons.
C’est « Le Corsaire noir », libre adaptation par Janine Jacquemond d’un roman de Gustave Aymard, qui succède à « Capitaine Tornade ».
Ces aventures débutent dans le n° 73 (28/03/1954) de L’Invincible.
Originaire des Sables-d’Olonne, le Prince de Montlaur devient capitaine corsaire sous le nom du Corsaire noir.
Il est le héros de cinq épisodes : « Les Rois de l’océan », « L’Imposteur », « Le Maître de la mer »… dont le dernier prend fin dans le n° 130 de L’Invincible (01/05/1955).
Ces deux longues séries aux scénarios passionnants permettent à Claude-Henri de se hisser au rang des meilleurs dessinateurs réalistes de l’après-guerre.
Au milieu des années 1950, Jean Chapelle abandonne les revues de grand format pour se tourner vers les magazines de poche auxquels adhèrent de plus en plus de jeunes lecteurs. Claude-Henri suit le mouvement, collaborant à de nombreux poches — aux destins souvent brefs — proposés par la SFPI.
Il propose naturellement de nouvelles aventures de son héros du moment, Le Corsaire noir, dans Zappy n° 5, 7 et 14 (mai 1955), puis dans Hoppy n° 2 à 9 (septembre 1955).
Il crée un autre personnage récurrent, Luiz : un sympathique gaucho argentin flanqué de son ami José le métis.
Il est présent dans une trentaine d’épisodes publiés dans Hoppy en 1956, Presto en 1957, et surtout Dennis : dès son premier numéro (décembre 1956) au n° 19 (juin 1958).
En avril 1959, il campe un nouveau personnage : Ferry Tempête dans Zorro Spécial. Gentilhomme corsaire, Ferry et ses amis luttent sans relâche contre le sanguinaire gouverneur de Goa. Neuf épisodes sont publiés avec régularité jusqu’au n° 12 (mars 1961). Un dernier paraît quelques années plus tard dans le n° 40 (mars 1968).
Tout en animant ces personnages, il propose des récits indépendants dans les genres les plus variés pour les magazines Zappy, Teddy, Presto, Savane, Caramba, Yowa…
Après une courte interruption de sa collaboration avec la SFPI, il revient en 1965 dans Érik où il réalise de nouveaux épisodes du « Capitaine Tornade » du n° 27 (août 1965) au n° 35, puis dans les n° 42 et 50. On retrouve son corsaire fétiche dans Ajax (n° 19, 26 et 30 en 1966 et 1967) et dans Amigo n° 33 (décembre 1967).
C’est sans le moindre problème que Claude-Henri s’est adapté aux règles du petit format, tout en conservant les mêmes qualités graphiques, malgré les contraintes de pagination importante et de rémunération plus chiche. Après 1968, Jean Chapelle doit limiter les créations dans ses magazines, pour raisons économiques. Décision inquiétante pour son avenir au sein de l’entreprise qui incite Claude-Henri à se tourner vers d’autres employeurs.
Deuxième étape : Vaillant
Tout comme Lucien Nortier qui, lui aussi, travaille pour Zorro, Claude-Henri entre en 1949 dans l’équipe des dessinateurs de l’hebdomadaire Vaillant : le journal le plus captivant. La mise en images d’une nouvelle série écrite par Roger Lécureux lui est confiée : « Hourrah Freddy ! ».
Skieur dans les Alpes Freddy commence par affronter une bande de passeurs d’or avant de combattre de nombreux malfaiteurs. Il voyage au fil des diverses disciplines sportives qu’il pratique : course automobile, football, cyclisme… au cours des cinq épisodes que Claude-Henri anime du n° 151 (01/04/1948) au n° 234 (07/11/1949) de Vaillant. Appelé à d’autres travaux il abandonne Freddy et ses amis au jeune Pierre Le Guen.
Après Bob Sim (Robert Simonot) en 1947, puis surtout Paul Gillon (2), il se voit confier le destin de « Lynx blanc » : série phare de l’hebdomadaire d’obédience communiste, inspirée par le « Jungle Jim » d’Alex Raymond.
Dans un premier temps, c’est un simple dépannage pour terminer un épisode laissé en plan par le fantasque Paul Gillon (n° 285 à 290). Le broussard et son fidèle Moki retrouvent notre dessinateur dès le début de leur treizième aventure, « Le Trafiquant d’ivoire », débutée dans le n° 355 (02/03/1952).
Claude-Henri illustre neuf épisodes de la série jusqu’au n° 579 (17/06/1956) de Vaillant. Les pages qu’il réalise n’ont rien à envier à celles de Paul Gillon : elles sont parfaitement maîtrisées, avec des décors luxuriants et soignés.
À cette époque, bien que dans le giron du PC, les scénaristes de l’hebdomadaire lorgnent volontiers de l’autre côté de l’Atlantique… et les dessinateurs suivent…
Tout en assurant une collaboration régulière avec Vaillant, Claude Henri travaille pour 34 Caméra : ancêtre des formats de poche publié par les éditions Vaillant. Présent dès le premier numéro (15/04/1949), avec « Le Mort de la Saint-Martin » écrit par Roger Lécureux, il livre quelques récits indépendants, dont une aventure de Hourrah Freddi.
Dès le n° 19 (15/01/1950), il crée « Charles Oscar » imaginé par le duo Roger Lécureux/Jean Ollivier. Écrivain à la retraite, Charles Oscar quitte rarement son appartement de la rue Richard Lenoir à Paris, ce qui ne l’empêche pas de résoudre de nombreuses affaires policières avec les aides précieuses de sa femme Lydie, de son ami l’inspecteur Duroseau et surtout de son jeune neveu Richard.
Il est le héros de 35 épisodes complets publiés jusqu’au n° 8 de la nouvelle formule de Caméra (novembre 1955). Notons que huit de ces épisodes ont été réunis dans un numéro hors-série en 1952.
Dès 1951, le détective en charentaises fait son entrée dans Vaillant n° 331 (16/09/1951) où il poursuit ses enquêtes sous forme de récits complets de trois pages jusqu’au n° 1002 (26/07/1964).
Quelques nouvelles avec ce personnage, signées sous divers pseudonymes utilisés par Jean Ollivier (Gilles Maugis, B. Aymiot…), sont également proposées, elles aussi, illustrées par Claude-Henri. Dans ce registre, notons l’illustration de trois romans à suivre : « Au-delà du Nil bleu » de J. J. Cols en 1950/1951, « Le Brevet “B. V.” » de L. Maret en 1951, enfin « Le Récif de la découverte » de Henri Bourdens en 1956/1957.
Après une brève reprise peu convaincante par Juan B. Miguel Muñoz, il s’empare de « P’tit Joc » (3) : le jockey aux yeux clairs, fameux héros de Vaillant abandonné pour raisons politiques par son créateur graphique André Joy (André Gaudelette). Commencée dans le n° 852 (10/09/1961), cette tentative prend fin après seulement deux épisodes dans le n° 881 (01/04/1962).
On lui doit aussi une trentaine de récits complets indépendants de deux à quatre pages proposés à partir du n° 337 (28/10/1951) où il illustre « Le Convoi du silence ». Le dernier, « Le Pomeranze a franchi la passe », est publié dans le n° 1023 (20/12/1964) : c’est aussi son ultime participation à Vaillant qui s’apprête à devenir Vaillant, le journal de Pif. Hélas, la rédaction n’envisage pas sa présence dans une nouvelle formule de l’hebdomadaire privilégiant les récits complets. C’est une période charnière pour le dessinateur qui décide, pour survivre, de s’orienter vers la bande dessinée pour fillettes.
Entracte
Tout en collaborant aux journaux de la SFPI et à Vaillant, Claude Henri trouve encore le temps de tenter quelques escapades dans d’autres magazines. En 1957, il dessine trois petits albums pour les éditions missionnaires du Chalet : « Vagabond du Christ », « Le Grand-père des Esquimaux » et « Chez le lion de la montagne ». L’année suivante, il réalise quatre récits complets historiques pour l’hebdomadaire publicitaire Ima dans les n° 123,130, 133 et 140 (« Au vent des îles », « La Ruse du flibustier »…). Cette expérience prend fin avec la disparition du journal.
D’octobre 1959 à novembre 1960, pour le mensuel Téméraire des éditions Artima, il dessine 13 épisodes des aventures de Tomic (scénario Jean Lombard), après le décès d’André Gosselin : le créateur de cette série ayant pour cadre la Seconde Guerre mondiale. Pierre Brisson, Pierre Le Guen, Jean-Paul Decoudun (4)… en poursuivront la réalisation.
Pour ÉdiFrance, l’agence de presse créée par le trio René Goscinny/Jean-Michel Charlier/Albert Uderzo, il dessine « Robinson Crusoé » dans Jeannot (n° 4 en 1957) et « Berthe aux grands pieds » dans Pistolin (n° 68 en 1957).
Le brave « Oncle Paul » (scénarios d’Octave Joly) lui conte huit belles histoires qu’il illustre pour Spirou via la World’s Press, de novembre 1960 à mai 1962 : « L’Aiguilleur est un héros » (n° 1180), « À toute vapeur » (n° 1210), « Pour épargner la ville » (n° 1259)…
Il est présent dans les n° 131 (26/04/1962) et 134 de Pilote,le temps de deux histoires complètes respectivement écrites par André-Paul Duchâteau et Janine Juillard.
L’aventure est encore plus brève dans Record pour lequel il ne dessine qu’un seul récit imaginé par André-Paul Duchâteau : « Alerte chez les pompistes », dans le n° 5 (mai 1962).
Terminons cet intermède avec une participation plus conséquente aux formats de poche des éditions des Remparts, de 1959 à 1961. Il crée le personnage du gaucho argentin El Christo : héros d’une dizaine d’aventures publiées dans les six numéros de Gaucho (septembre 1959 à mars 1960), puis dans les quatre numéros de Baraka (mars 1960 à juin 1960).
Pour le même éditeur, il réalise des récits complets divers dans Lasso du n° 10 (septembre 1959) au n° 33 (août 1961),
Youk n° 2 et 4 en 1960, enfin Kill en 1959 et 1960. La plupart de ces histoires seront rééditées dans les poches Hugh, Go et Winko.
Se sentant de moins en moins désiré par la rédaction de Vaillant, considéré comme un bouche-trou par Jean Chapelle, il prend la décision de donner une nouvelle orientation à sa carrière.
À suivre…
Henri FILIPPINI
Relecture, corrections, rajouts, compléments d’informations et mise en pages : Gilles RATIER
(1) Voir Jacques Blondeau (première partie) : dessinateur au quotidien… et Jacques Blondeau (deuxième partie) : de la presse quotidienne aux revues pour la jeunesse….
(2) Voir En hommage à Paul Gillon.
(3) Voir Le dessinateur André Gaudelette, qui signait aussi André Joy, est décédé ce week-end ! et « P’tit Joc » d’André Joy et Jean Ollivier.
vraiment génial cet article ! Je suis un grand fan de sa série Charles Oscar qui est un des premiers héros de la bande dessinée vieillissant ! Certains épisodes sont de vrais pépites aussi bien d’un point de vue scénaristique que graphique !
_ Quel régal visuel ces “ vieilles ” planches ; MA-GNI-FI-QUE !!
incroyable dossier, merci Henri !
Une nouvelle fois, Bravo Henri !
;o)