Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...Tintin aux couleurs de l’Amérique
Dans le prolongement des deux précédentes mises en couleur de « Tintin au pays des Soviets » (2017) et « Tintin au Congo » (2019), les éditions Moulinsart proposent ce mois-ci de redécouvrir la version originale de « Tintin en Amérique » entièrement colorisée, 89 ans après sa première publication dans Le Petit Vingtième. En parallèle, le toujours érudit Philippe Goddin livre la monographie « Hergé, Tintin et les Américains » : un passionnant décryptage de 240 pages illustrées qui permettent de mieux comprendre cette aventure, triplement marquée par son rythme cinétique effréné, ses références historiques et les passions de son auteur. Les lecteurs découvriront notamment comment, à travers ses propres courriers et voyages effectués aux États-Unis, Hergé s’était cultivé sur des tribus amérindiennes qu’il cherchait à défendre contre toutes les formes d’ostracisation…
Régulièrement, la rubrique « L’Art de… » de BDzoom.com aime revenir aux grands classiques : après nos précédents dossiers consacrés aux « Cigares du pharaon », à « L’Île noire », à « L’Étoile mystérieuse », aux « Sept boules de cristal » et à « Tintin au Tibet », voici donc – grâce à l’actualité éditoriale – décryptés les couvertures et le contenu de ce troisième opus des aventures de Tintin.
Faisant suite à deux aventures controversées, écrites par Hergé jour après jour sans véritable scénario ni plan défini, mais où les sources utilisées par l’auteur commencent toutefois à se multiplier, « Tintin en Amérique » montre une figure plus professionnelle. Il faut dire que le succès remporté par son jeune reporter, additionné depuis 1928 à la charge directionnelle du Petit Vingtième (le supplément hebdomadaire jeunesse du quotidien catholique belge Vingtième Siècle) et au travail sur la série « Quick et Flupke » (entamée le 23 janvier 1930), pousse Hergé à adopter la méthodologie la plus efficace possible. Grâce au livre de René Thévenin et Paul Coze, « Mœurs et histoire des Indiens Peaux-Rouges » (Payot, 1928), il s’informe sur les modes de vie et la culture amérindienne. Un article du journaliste Claude Blanchard, paru en octobre 1930 dans un numéro spécial (« Les Américains ») du satirique Le Crapouillot, lui fournira également tous les éléments nécessaires à la future élaboration des séquences concernant le gigantisme des gratte-ciels, la pègre et le grand banditisme de Chicago ou l’automatisation des usines Ford. Enfin, Hergé ne manque pas de se pencher sur « Scènes de la vie future », ouvrage où un Georges Duhamel très critique dénonce en vrac le mode de vie américain, le machinisme triomphant, la consommation de masse, l’automobile envahissante, la publicité, l’acculturation, la Prohibition et la ségrégation raciale.
La fin de « Tintin au Congo », publiée le 11 juin 1931 dans le n° 24 du Petit Vingtième, avait vu notre jeune reporter triompher d’un réseau de trafiquants de diamants. Ce dernier étant organisé à distance par des gangsters affiliés à Al Capone, quoi de plus naturel que de voir Tintin embarquer sur un paquebot, depuis Cherbourg et à destination de Chicago, pour y poursuivre son combat. Dès le 6 août 1931 (n° 32), une page publicitaire vient donc informer les lecteurs que Tintin va aller « attaquer chez eux » les bandits ! Dans le numéro 34 du 20 août, c’est via la rubrique du courrier des lecteurs que Tintin et Milou donnent leur opinion – avant-gardiste – sur la situation des Noirs outre-Atlantique. Enfin, en une du numéro 35 (27 août), la mention « Tintin est parti ! » précède l’annonce du démarrage, la semaine suivante, d’une nouvelle aventure titrée « Tintin à Chicago ». À l’intérieur de ce même numéro, deux pages intitulées « Tintin s’en va » permettent une nouvelle fois à Hergé et à l’abbé Norbert Wallez (le directeur très conservateur du Vingtième Siècle) de faire croire à l’existence réelle de Tintin, plus que jamais « Reporter du XXe siècle », dans tous les sens du terme. Hergé étant par ailleurs soucieux d’exactitude, il cherchera aussi à expliquer brièvement le retour de son héros depuis le Congo belge. C’est ainsi qu’il dessinera (pour le n° 27 du Petit Vingtième, paru le 2 juillet 1931) une case aujourd’hui oubliée, dévoilant un spectacle de corrida interrompu, tous les protagonistes (torero et taureau compris…) étant occupés à observer l’avion (hors-champ) ramenant Tintin dans son plat pays !
Dès la première planche, publiée en noir et blanc le 3 septembre 1931, Al Capone en personne rappelle à ses hommes de mains le danger que représente Tintin. Autant dire que les plans d’accueil concoctés par Scarface ne vont pas chercher à faire dans le détail… Hasard de l’actualité : au même instant, le véritable ennemi public n° 1, inculpé pour fraude fiscale depuis juin, écope fin octobre 1931 d’une lourde condamnation de 17 ans de prison ! Inévitablement, ce nouveau feuilleton américain (presque un serial) est par la suite régulièrement accompagné d’illustrations de couvertures du Petit Vingtième. Une automobile ou une locomotive lancée à vive allure (n° 36 du 3e septembre 1931, n° 11 du 17 mars 1932), des Amérindiens (n° 38 du 17 septembre 1931, n° 1 du 7 janvier 1932), un policeman prompt à faire respecter la loi (n° 42 du 15 octobre 1931), des gangsters (n° 48 du 29 novembre 1931, n° 26 du 30 juin 1932), cow-boys (n° 50 du 1er décembre 1931) et Mexicains (n° 14 du 7 avril 1932) hostiles, un détective privé peu fiable (n° 25 du 23 juin 1932) et une poignée de rebondissements divers (n° 24 du 16 juin 1932, numéros 37 et 38 des 15 et 22 septembre 1932) marqueront autant de thèmes et clichés propres à captiver les jeunes lecteurs jusqu’à l’épilogue de « Tintin en Amérique », le 20 octobre 1932 (n° 42). Lorsque se pose l’éternelle question de la couverture de l’album cartonné, publié à 5 400 exemplaires par les éditions de Petit Vingtième en novembre 1932, Hergé n’a finalement qu’un choix très réduit. Aucun des précédents visuels n’est suffisamment représentatif de l’aventure terminée, qui plonge directement dans l’imaginaire du western pour nombre de jeunes lecteurs. En conséquence, Hergé opte pour le cliché le plus évocateur : Tintin représenté tel un cow-boy (pantalon long, stetson, chemise à carreaux et foulard rouge) mangeant dans une poêle, le fidèle Milou rongeant un os, le feu de camp, l’environnement rocheux et la menace réelle des attaques indiennes. Entrée dans l’histoire de la bande dessinée franco-belge, cette illustration réalisée à l’encre de Chine et à la gouache sera vendue aux enchères à prix d’or en juin 2012 : 1,5 million d’euros !
Totalisant 120 planches en noir et blanc, la première édition de « Tintin en Amérique » sera reprise en 1934 par les éditions françaises Ogéo (Office Général des Œuvres), au profit de la collection des albums de Cœurs vaillants. En 1935, par amitié pour Charles Lesne (ex-rédacteur du Vingtième Siècle), Hergé et son nouveau titre passent chez l’éditeur tournaisien Casterman. Ce dernier demande très vite au créateur de Tintin de concevoir une luxueuse réédition toilée remise au goût du jour : le premier plat (une petite image montrant Tintin à cheval et jouant du lasso, méticuleusement collée sur papier crème), inspiré par les photographies de Muybridge, y gagne grandement en dynamisme, et la pagination intérieure est augmentée de quatre planches hors-texte couleurs. Si l’édition de 1937 est la première à populariser cet intrépide visuel équestre, deux autres suivront chez Casterman en 1940 et 1941, le titre définitif devenant « Les Aventures de Tintin : Tintin en Amérique ». En octobre 1942 paraît une troisième version de la couverture, celle que nous connaissons encore aujourd’hui : l’illustration occupe cette fois-ci la totalité du premier plat et montre Tintin en bien fâcheuse posture, ligoté à un poteau indien et livré à la colère du grand chef armé d’on tomahawk. Cette couverture sera notablement exposée en janvier 2019 par la galerie bruxelloise Huberty & Breyne, aux côtés d’autres trésors du patrimoine du 9e art.
Si, de 1932 à 1942, pas moins d’une dizaine d’éditions plus ou moins modifiées voient donc le jour, 150 000 albums « Tintin » noir et blanc sont imprimés, reliés, diffusés et écoulés durant la même période. L’histoire de « Tintin en Amérique » redémarre à la fin de l’année 1941 avec un profond remaniement graphique, imposé par le passage aux 62 planches puis à la couleur. Hergé en profite pour améliorer ses techniques narratives, rendant la lecture plus fluide et compréhensible. Dans Bruxelles occupée, le journal Le Soir est reparu sous le contrôle de l’Occupant depuis 1940, tandis que le Vingtième Siècle est placé sous séquestre (l’aventure « Tintin au pays de l’or noir » est interrompue au bout de 27 planches). Hergé, qui a cherché un nouveau support de publication pour « Tintin », a trouvé par miracle une porte de sortie avec le périodique néerlandais Het Laatste Nieuws, qui lui permet de faire connaitre son héros à un nouveau public flamand. Mi-juillet 1940, le nouveau rédacteur en chef du Soir, Raymond De Becker, a également convaincu l’auteur de doter son journal d’un nouveau supplément jeunesse, où Tintin aurait pleinement la vedette. Menant en parallèle la rénovation de « Tintin au Congo » et la réalisation de « Le Crabe aux pinces d’or », Hergé et ses éditeurs doivent compter avec la baisse des ventes et la pénurie de papier. Le rythme de publication devient plus qu’incertain à l’automne 1941, ce qui ne freine nullement Hergé, lequel entame bientôt « L’Étoile mystérieuse ». En octobre, il débute la cure de rajeunissement de « Tintin en Amérique » pour Het Laatste Nieuws, où ce récit reparaît double page par double page. Les albums des précédentes versions continuent d’être écoulés par Louis et Gérard Casterman, qui réussissent toujours à obtenir des tonnes de papier à Tournai : 1 421 exemplaires sont vendus en 1941 (dont 102 en France). Et 4 900 autres exemplaires entre octobre 1941 et mars 1942 (une cinquantaine en France). En mai 1942, Hergé met en trait final à la couverture – grande image – et à l’illustration cul-de-lampe (destinée à la page de titre) de la nouvelle version noir et blanc de « Tintin en Amérique », qui continue de paraître jusqu’en décembre dans Het Laatste Nieuws. En 1943 et 1944, aidés par un certain Edgar P. Jacobs et par sa collaboratrice Léa Ninove, Hergé compose (en partie chez lui) la mise en couleurs de son album. Mais, sujet américain – régulièrement bloqué par la censure allemande – oblige, Hergé (dont la santé est alors fragile) et Casterman devront patienter jusqu’en 1946 avant de publier cette ultime version remaniée et colorisée de 62 pages. Les premières commandes des libraires seront alors spectaculaires : 30 000 exemplaires.
L’une des planches les plus marquantes de « Tintin en Amérique » est probablement celle décrivant la découverte de gisements pétrolifères en territoire indien, et le sort indigne que l’homme blanc réserve – manu militari – aux Peaux-Rouges expulsés de leurs terres ancestrales. La Prohibition, le contexte de la crise de 1929 et l’affaire du bébé Lindbergh (kidnappé et retrouvé mort en 1932) transparaissent aussi dans l’album à plus ou moins hautes doses. Ainsi, à l’instar du célèbre aviateur en juin 1927, Tintin sera triomphalement célébré dans les rues de New York au terme de son aventure, après avoir permis l’arrestation de… 355 bandits à Chicago ! L’on notera du reste les ruptures de ton entre les grandes cases illustrant l’événement, à la manière d’un reportage photographique ou cinématographique, et le traditionnel gaufrier des pages précédentes. Témoin de l’imaginaire et des mythes de son temps, Tintin propulse souvent Hergé bien plus loin qu’il ne le souhaite lui-même. En 1958, dans un projet avorté titré « Tintin et la piste indienne » ou « Tintin et les Peaux-Rouges », l’ancien enfant scout fasciné par les westerns tente d’aborder son sujet avec plus de sérieux. En vain. Bien des années plus tard, en 1971, Hergé s’envole enfin pour les États-Unis : avec son épouse Fanny, il visite Chicago, Los Angeles, Las Vegas, Kansas City, Washington et New York, ne manquant pas de faire un détour vers Pine Ridge (Dakota du Sud) pour s’arrêter dans la réserve indienne des Sioux Oglallas et rencontrer Edgar Red Cloud, le descendant d’un grand chef. Il reviendra à New York l’année suivante, à l’occasion du 1er Congrès International de la Bande dessinée, organisée du 22 avril au 1er mai 1972. Sans jamais réussir pour autant à faire de Tintin l’égal de Mickey ou de Superman…
Réédité sous trois visuels différents par les éditions Moulinsart, « Tintin en Amérique » est à redécouvrir le long de ses 124 pages, avec une colorisation inédite de Nadège Rombaux et Michel Barreau, déployée autour des aplats noirs de la version d’origine. Dans « Hergé, Tintin et les Américains » (240 pages illustrées), Philippe Goddin décortique l’œuvre et ses variantes page à page. Il dévoile, grâce aux courriers personnels d’Hergé, les motivations d’un auteur soucieux d’apporter un éclairage sur les laissés-pour-compte, les victimes du racisme et de l’impérialisme américain. Enfin, dans cette actualité tintinesque plus que riche, les passionnés pourront également se procurer le sixième numéro du mook « Tintin, c’est l’aventure » : au menu de ses 144 pages, un grand dossier consacré au thème du surnaturel dans l’imaginaire hergéen, un entretien avec Erik Orsenna, un carnet dépliant réalisé par Loustal et un reportage auprès des peuples de l’Himalaya. Une telle offre, si ce n’est pas l’Amérique…
Philippe TOMBLAINE
« Les Aventures de Tintin T3 : Tintin en Amérique » version colorisée par Hergé
Éditions Moulinsart (20,99 €) – EAN : 978-2-87424-480-3
« Hergé, Tintin et les Américains » par Philippe Goddin
Éditions Moulinsart (29,50 €) – EAN : 978-2-87424-482-7
« Tintin, c’est l’aventure T6 : Aux frontières de l’étrange »
Éditions Moulinsart et Géo (15,99 €) – EAN : 978-2810430246
J’aime beaucoup cette version colorisée, qui n’enlève rien à la version N/B. J’espère qu’ils auront la bonne idée de sortir le « Congo » comme ce « Amérique », et de continuer. Ceux qui n’aiment pas, ou qui se sentent obligés de critiquer négativement, n’ont pas besoin d’acheter. Longue vie à mon ketje de Brussel…
Le Congo a déjà été colorisé, mais mon correcteur orthographique veut absolument que j’écrive « colonisé » à la place de « colorisé »!
Sinon, je me souviens avoir un jour participé à un tirage au sort organisé par le journal Tintin pour gagner une page de Tintin en Amérique coloriée (c’est mieux comme ça) par le studio Hergé. Etait-ce celle du WWF? Je ne crois pas…
Le Congo colorisé est sorti dans un album très semblable aux Soviets colorisés mais sans diffusion publique : tirage limité réservé à la presse spécialisée – on le retrouve maintenant sur ebay, etc., et dans les listes de vente des galeries à des tarifs prohibitifs…
Il est sorti également dans une version diffusée (sic) : planches rassemblées dans un emboîtage carton et vendues avec des figurines et des boîtes de café… Eh oui, chacun sait que le mari de la veuve est farouchement opposé au mercantilisme vulgaire quand il s’agit de l’œuvre hergéenne…