« Les Aventures de Tintin T10 : L’Étoile mystérieuse » par Hergé

Parce qu’il fut prépublié dans Le Soir volé en 1942, sous contrôle de l’occupant allemand, mais aussi parce qu’il s’agira du premier album de la série directement édité en couleurs par Casterman, « L’Étoile mystérieuse » marquera un nouveau tournant majeur dans la carrière d’Hergé. Ce récit de fin du monde annoncée (une météorite géante menace la Terre) conjuguera de fait science, géopolitique et fiction : lancée par le professeur Calys en direction de l’intrigant aérolithe finalement tombé dans l’océan Arctique, l’expédition scientifique oppose les intérêts européens et américains. Préfigurant les bras de fer économiques et diplomatiques joués sur l’échiquier des matières premières, Hergé aurait-il également prédit dès sa couverture une menace sans précédent : le futur usage de l’arme atomique ?

Dessin annonce par dans Le Soir le 22 mai 1942

Strip paru dans Le Soir le lundi 20 octobre 1941

Régulièrement, la rubrique « L’Art de… » s’en retourne vers de grands classiques : après nos dossiers consacrés aux « Cigares du pharaon », aux « Sept boules de cristal » et à « Tintin au Tibet », voici donc analysée la genèse du dixième opus des aventures de Tintin.

Aux mois d’avril puis de septembre 1941, alors que « Le Crabe aux pinces d’or » est en pleine prépublication dans Le Soir Jeunesse, l’occupant impose en Belgique de sévères restrictions de papier qui conduisent à l’arrêt du supplément : l’aventure se poursuivra donc en pages intérieures (sur une demi-page en noir et blanc). Fin septembre, la place accordée à Hergé se réduit à un strip horizontal de 4 à 5 cases. Le 20 octobre 1941, Hergé débute au même format son « Étoile mystérieuse » : sur fond de décor nocturne bruxellois, Tintin et Milou sont d’abord témoins du passage d’une étoile filante avant d’être intrigués par une curieuse « grosse étoile » venue s’insérer dans la constellation de la Grande Ourse. Rajoutons à ce rapide scénario les étoiles dessinées par Hergé autour de la tête du malheureux Milou (lequel vient de heurter un poteau) et nous comprendrons que la suite du récit (176 strips) nous parlera bien d’astronomie, sinon (déjà et neuf ans avant « Objectif Lune ») de voyage exploratoire dans un espace entendu entre ciel et terre, fantasmes, mythes et raisons…

Dans Coeurs Vaillants en juin 1943

Version définitive de la première planche (Casterman)

Une fois sa prépublication belge dans Le Soir achevée le vendredi 22 mai 1942, « L’Étoile mystérieuse » sera notamment diffusée en France au travers du périodique Cœurs vaillants : deux planches introductrices paraissent ainsi (toujours en noir et blanc) dans le numéro 23 daté du 6 juin 1943. Un œil exercé repérera vite le subterfuge : le dessin original d’Hergé a probablement été décalqué par une main anonyme à partir de l’album édité par Casterman (en couleurs !) depuis décembre 1942. Quelques indices de cette transposition sont des évidences, dont un trait plus grossier, plusieurs textes manquant (dont une partie de celui figurant en case 10 à la deuxième planche), un redoutable passage en couleurs (à partir de Noël 1943, pour « coller » à l’album belge couleurs édité fin 1942) et quelques modifications notables de contenus. Parmi ses dernières, la plus régulièrement évoquée concernera la suppression d’un strip comprenant la caricature de deux Juifs ironisant sur la fin du monde. Initialement paru le 10 novembre 1941 dans Le Soir, ce strip sera amputé d’une case lors de son passage dans Cœurs vaillants n°26, le 27 juin 1943. Au sein de l’album commercialisé par Casterman, la vitrine (indiquant le nom Levy) et les personnages ont disparu… pour d’évidentes raisons. Comme on le sait, Hergé et Casterman corrigeront également après 1954 l’identité et le pays d’origine du méchant de l’histoire (un puissant financier new-yorkais nommé Blumenstein), ce au profit du fictif Sao Rico et du nom fabriqué Bohlwinkel. Assez ironiquement, Hergé apprendra par la suite que le nom de Bohlwinkel était cependant un véritable patronyme israélite (Numa Sadoul, « Tintin et moi : Entretiens avec Hergé », Casterman 1975, p.75) ! Au détour d’une case (page 35, case 8), sur le navire Peary du parti adverse, certains lecteurs devineront un oubli : le drapeau américain est encore là…

Strip du lundi 10 novembre 1941

Strip du mercredi 7 janvier 1942

Page 22 de la version définitive

Pièce rare présentée par la galerie Huberty-Breyne lors la Brafa (prestigieuse vente d’objets d’arts et d’antiquité) de Bruxelles fin janvier 2015, la couverture originale de « L’Étoile mystérieuse » est un monument de la bande dessinée qui sera vendue pour 2,5 millions d’euros. Relativement simple, le dessin réalisé à l’encre de Chine et en noir et blanc par Hergé dans son style ligne claire montre Tintin et Milou stupéfiés par la taille démesurée d’un curieux champignon ,tout juste sorti de terre et haut de quatre ou cinq mètres. On comprendra à la lecture du récit que le célèbre reporter et son fidèle compagnon ont accosté sur le sol aride de la météorite précédemment tombée dans l’océan, et dont la roche ferreuse dévoile ses étonnants effets. L’environnement inquiétant (une masse liquide, une masse rocheuse et une masse végétalienne) comme le titre ne manqueront pas de faire référence à « L’Ile mystérieuse » de Jules Verne (1875) tandis que le champignon lui-même laissera des traces dans la création franco-belge (Franquin et son comte de Champignac, notamment). Si les studios Disney pointeront ultérieurement le rapport entre le capitaine Nemo et la puissance de l’atome (en 1954, le film adapté de « Vingt mille lieues sous les mers » se conclura sur une explosion apocalyptique), Hergé aura en quelque sorte anticipé par l’ambivalence de la science-fiction le sourd pouvoir de la nature : le parallèle est d’autant plus surprenant que le champignon en question explose littéralement (dans un gigantesque « boum ») à la page 52 de l’album… L’image, à la fois surprenante, symbolique et métaphysique, était bien digne de figurer en couverture.

Strip du jeudi 9 avril 1942

Genèse d'une couverture hergéenne...

Courrier du 18 mai 1942

Reste la question de la couleur : le champignon, aussi exotique que néfaste et proliférant, prendra les couleurs (rouges et blanches) de l’amanite tue-mouches. Pour l’entièreté de l’album, c’est évidemment une autre histoire et un tout autre chantier. Ce dernier débutera en février 1942, à partir des strips passés dans Le Soir. C’est Charles Lesne, le directeur d’édition des éditions Casterman, qui adoptera en accord avec Hergé (relativement à court d’idées…) le titre définitif de « L’Étoile mystérieuse ». En mai 1942, Hergé précise par courrier (dans lequel il évoque le photograveur Bindels) son intention de remonter l’album en 62 planches. Du 8 au 10 juin, il s’épuise à réaliser le dessin définitif de la couverture (mixant gouache, crayon et encres) ainsi que les 8 autres grandes images destinées à embellir les nouvelles couvertures des albums précédents (voir l’article dédié suivant : http://bdzoom.com/74308/actualites/grandes-images-les-9-gouaches-meconnues-dues-a-la-main-d%E2%80%99herge/).Ce travail harassant vaudra à son auteur l’une de ses premières dépressions mais deviendra à son tour mythique… À partir du 12 décembre 1942, les 12 000 premiers exemplaires de « L’Étoile mystérieuse » sortent des presses : le titre figure encore en haute de la planche inaugurale et frappe toute une génération de lecteurs. Au sortir de la guerre, ce même public sera fasciné par la conquête spatiale : dans les deux décennies suivantes, atomes, cieux, fusées et étoiles seront aussi de la partie en pleine guerre Froide. Hergé, du coup, ne l’aurait-il pas démarrée – à juste titre – en plein océan Arctique ?

Une aventure en technicolor (mise en couleurs de la planche 7) !

Philippe TOMBLAINE

« Les Aventures de Tintin T10 : L’Étoile mystérieuse » par Hergé
Éditions Casterman (10,95 €) – ISBN : 978-2203001091

Galerie

6 réponses à « Les Aventures de Tintin T10 : L’Étoile mystérieuse » par Hergé

  1. PATYDOC dit :

    Est-il vrai, oui ou non, que dans la toute première version publiée, Tintin plantait sur l’île un drapeau ressemblant comme deux gouttes d’eau au drapeau nazi ?

    • Philippe Tomblaine dit :

      Pas que je sache !

      Le strip publié le 25 mars 1942 dans Le Soir belge montre la scène : le drapeau est blanc, seulement siglé des lettres FERS, acronyme du Fonds Européen de Recherches Scientifiques qui finance l’expédition du professeur Calys.

  2. gilles fraysse dit :

    Bravo pour cet article très bien documenté et qui de plus remet à leur juste place les mises en couleur de cette haute époque ! Celles ci sont à coup sûr de la main d’Hergé quand beaucoup d’encrages postérieurs à 1950 pourraient être mis en doute ….

  3. cARBO dit :

    Vous écrivez « le titre figure encore en haute de la planche inaugurale » en parlant de l’édition originale du 12/12/42 !
    Or l’édition originale se distingue justement par son absence …

  4. Fran6 dit :

    On attend toujours que Moulinsart publie un album noir et blanc reprenant l’intégralité de l’album tel qu’il était paru dans les pages du Soir Belge. Ce travail patrimonial a été exécuté avec succès pour le secret de la Licorne et le trésor de Rackham le rouge.
    Est-ce le fameux strip anti-sémite qui pose problème ? Il est pourtant maintenant connu de tout les tintinophiles et un tel ouvrage permettrait justement de le contextualiser.
    Alors continuons à espérer…

  5. Michel Dartay dit :

    Ah oui, ce serait une bonne idée! Vont-ils y penser?

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