Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Dut : la modestie d’un grand… (première partie)
Le nom de Pierre Duteurtre, ou plutôt de son pseudonyme Dut, n’a pas laissé beaucoup de traces dans l’histoire de la bande dessinée. Et pourtant, ce grand modeste a produit une œuvre aussi importante que de grande qualité. Quarante années de labeur, au cours desquelles il a travaillé avec le même enthousiasme pour la bande dessinée que pour la peinture : les deux grandes passions de sa vie d’artiste.
Fils d’un père architecte et d’une mère modiste, Pierre Eugène Duteurtre voit le jour le 10 juillet 1911 à Deuil-la-Barre.
Dès son plus jeune âge, il se passionne pour le théâtre dont il s’amuse à reproduire les décors. À 14 ans, il entre aux ateliers Jusseaume et Prévost où il apprend la décoration de théâtre. Il rejoint ensuite l’atelier du dessinateur André Galland (1886-1965), illustrateur et auteur de bandes dessinées pour les illustrés d’avant-guerre. Ses nombreuses collaborations pour la presse se poursuivront jusqu’à son décès, après-guerre.
C’est André Galland qui lui conseille d’entrer à l’École nationale des arts décoratifs dont il suit les cours de 1926 à 1929. Après l’armée, il est admis à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris qu’il fréquente jusqu’en 1935.
            Grâce aux connaissances d’André Galland — il présidera l’Union des artistes et dessinateurs français pendant des décennies —, le jeune débutant trouve facilement du travail. Il publie ses premiers dessins en 1929 dans les magazines de la SPE (Société parisienne d’édition) des frères Offenstadt.
Bien que rarement signés (ou alors d’un minuscule Dut), ses illustrations et récits avec les textes placés sous les images sont identifiables dans L’Intrépide, L’Épatant (1), La Vie de garnison, Les Histoires en images, L’As, Hardi, Fillette (2), Junior…
            Dès le premier numéro de Hardi (27 juin 1937), il dessine « L’Escouade verte » : un récit de Pierre Adam qui se poursuit jusqu’au n° 22, le dernier de l’hebdomadaire.
En 1937, il aborde vraiment la bande dessinée en signant « Le Secret de l’idole »,
puis « L’Ennemi du monde » qui démarre dans L’Épatant n° 50 (11 août 1938) et se poursuit dans L’As, jusqu’au n° 115 (11 juin 1939). Cette histoire de brousse écrite par Lucien Bornert, romancier populaire qui signera de nombreux scénarios de BD après-guerre, se déroule au Tanganyka et possède toutes les qualités d’une bonne série d’aventure.
            Toujours dans L’As, Dut illustre notamment avec vigueur le fameux roman de José Moselli « Le Roi des boxeurs », publié dans un supplément détachable inclus dans le journal. Ses travaux d’illustration pour la SPE au cours des années 1930 sont nombreux, et souvent anonymes.
À partir de 1937, il commence une nouvelle et riche collaboration avec Mon Camarade : l’hebdomadaire communiste pour la jeunesse dirigé par Georges Sadoul. Il réalise l’adaptation du « Rayon de la mort », d’après un roman d’Alexis Tolstoï adapté par Sadoul du n° 8 (17 juillet 1937) au n° 154,
puis illustre « Fred Hardi en l’an 2039 », sur scénario de Georges Sadoul : un voyage palpitant vers la planète Mars aux côtés du fougueux Fred Hardi et de sa blonde compagne Viviane Merlin, à partir du n° 155 (17 novembre 1939). Cette collaboration enrichissante prend fin dans le n° 198 du 14 septembre 1939, avec la déclaration de la guerre qui entraîne la disparition du journal.
Tout en menant sa prometteuse carrière de dessinateur pour la jeunesse, Dut se fait une place de premier plan dans le monde de la peinture. Prix de Rome en 1931, il peut envisager l’avenir sereinement.
Hélas, mobilisé en septembre 1939, il est fait prisonnier et envoyé au Stalag où il restera jusqu’au 8 juin 1943, employé dans une usine de carreaux de porcelaine.
Malade, renvoyé en France, il lui faudra de longs mois pour retrouver la santé. Il aurait, alors, illustré, mais sans signer, un roman à suivre de J. Kerry dans Le Téméraire, en 1944 : « Tom le flic ».
            Le conflit terminé, il occupe un poste de professeur aux Beaux-Arts de Rouen et expose ses toiles avec un certain succès, tout en tentant de renouer avec la bande dessinée.
Les premiers pas sont difficiles : les trois premiers épisodes des aventures de Petit Riquet en 1947 pour la collection L’Élan des éditions NB,
quelques fascicules de récits complets pour l’éditeur Marcel Daubin en 1946 (collections Jeunesse, Vaillance, Monts et merveilles et Hardi les gars), trois fascicules pour Artima…
Ces récits de 16 ou 11 planches, non datés, sont singés Pierre Dute ou P. Dute.
Sa première longue collaboration est pour l’hebdomadaire Fillette de la SPE où il avait déjà signé « Mademoiselle Libellule » en 1934-1935.
Il publie, à partir du n° 69 (30 octobre 1947), « Mademoiselle Lieutenant ».
Il s’agit d’un western gentillet pour filles, se déroulant au Canada,  présenté avec de longs textes (écrit par un certain G. Biard) placés sous les images qui sont rarement signées.
Une collaboration sans suite qui lui permet quand même de signer quelques belles couvertures.
            À la même époque, il rencontre un homme qui sera déterminant pour son avenir dans la bande dessinée : Jacques Dumas, alias Marijac. Dessinateur, fondateur du fameux Coq hardi, scénariste de talent, Marijac (1908-1994) est un véritable homme-orchestre.
Dut commence par illustrer le septième volume de la collection Romans Coq hardi : « Premier message » de Yves Dermèze.
Jusqu’en 1955, il illustrera une trentaine d’ouvrages de cette collection signés des pseudonymes d’Yves Dermèze (Paul Mystère, Francis Hope…) ou d’Albert Bonneau (Maurice de Moulins).
Son premier dessin publié par Coq hardi (3) est destiné aux « Révoltés de Bornéo » : un roman de Dermèze, sous le nom de Paul Mystère, qui commence dans le n° 59 du 18 septembre 1947.
Une quinzaine de romans écrits par Maurice Limat et Yves Dermèze seront illustrés de son trait réaliste dans Coq hardi jusqu’en 1953.
            Il aborde la bande dessinée dans le n° 85 (6 novembre 1947), en animant la seconde partie de « Guerre à la terre » : une série de science-fiction écrite par Marijac dont le premier épisode avait été dessiné par Auguste Liquois. Sans plagier son prédécesseur, il propose une histoire en 37 pages superbes qui prend fin dans le n° 121.
Dès le n° 133 (7 octobre 1948) démarre « Sitting Bull » : un long western solidement documenté et écrit par Marijac. Il est présent sans interruption dans le journal jusqu’au n° 118 (26 février 1953) de la seconde série. Pas moins de huit épisodes totalisant 277 pages.
Ses qualités, tant scénaristiques que graphiques, lui valent d’être traduit en une dizaine de langues et d’obtenir le Grand Prix de la meilleure histoire en images en 1948.
            Marijac connaissant quelques difficultés avec sa maison d’édition, Dut se tourne vers les Éditions Mondiales de Cino Del Duca, alors à la recherche de bons dessinateurs réalistes pour leurs magazines féminins. Il dessine cinq longs récits sentimentaux pour l’hebdomadaire La Vie en fleur : « L’Ange de pierre » (29 pages) d’Axelle du Rieux à partir du n° 25 (18 août 1953) au numéro 34,
« La Clairière au trésor » (76 pages) de Jean d’Astor du n° 52 (23 février 1954) au n° 89,
« Un mari en héritage » (48 pages) de Claude Virmonne du n° 110 (5 avril 1955) au n° 132,
« L’Erreur de Catherine » (75 pages) de M. Alexandre du n° 161 (27 mars 1956) au n° 185,
enfin « Le Partenaire d’un soir » (30 pages) de Pierre Chanlaine du n° 186 (18 septembre 1956) au n° 200 (25 décembre 1956).
Notons qu’il illustre aussi quelques romans complets ou à suivre pour ce titre, comme « La Fin de la maison Eastmiln » de Daniel Gray.
Il vient également en aide à Raymond Poïvet sur deux récits que le dessinateur des « Pionniers de l’Espérance » publie dans La Vie en fleur : « Pour tout l’or de la mer » et « Château à louer ».
            Nous Deux, « l’hebdomadaire qui porte bonheur », dont les ventes dépassent le million d’exemplaires, propose lui aussi à ses lectrices des romans en images réalisés au lavis.
Si la plupart sont des traductions en provenance d’Italie, quelques-uns sont des créations.
Dut est le dessinateur de deux longs récits : « Le Capitaine Fracasse » d’après Théophile Gautier en 81 pages du n° 435 (14 octobre 1955) au n° 461
et « L’Homme qui rit » d’après Victor Hugo en 78 pages du n° 461 (13 avril 1956) au n° 499 (4 janvier 1957).
Toujours pour Del Duca, il signe une adaptation de « Madame Bovary » de Gustave Flaubert en 52 pages dans l’éphémère Lui du n° 1 (11 novembre 1959) au n° 17 (2 mars 1960).
Ces travaux permettent d’apprécier sa maîtrise dans la difficile exécution du dessin au lavis.
Hélas, les romans-photos envahissent de plus en plus les pages des magazines féminins et Cino Del Duca remercie ses dessinateurs, leur conseillant de revenir à la presse des jeunes.
Le coup est rude pour Dut qui collabore épisodiquement à d’autres magazines de l’éditeur, Boléro, Intimité, Festival…
Notons que Dut réalise aussi deux séries de bandes verticales pour Le Quotidien de Paris, en 1952-1953, des reportages dessinés pour L’Aurore et des illustrations pour L’Équipe junior, en 1953, ainsi que diverses couvertures de romans.
Il est aussi l’auteur d’un fascicule de la collection Les Grands Romans d’amour en images, proposée par les éditions Le Fétiche.
Il y dessine « Destin vengeur » : un long récit de 42 pages réalisées elles aussi au lavis (deuxième trimestre 1953).
Toujours pour la presse féminine et au lavis, il dessine « Le Roi de sable » en 1952, puis « Rue des trois Grâces » d’après le roman de Delly, en 1953, dans l’hebdomadaire belge Lectures d’aujourd’hui. Toujours à la même époque, il livre de grandes illustrations en dernière page du magazine La Vie catholique.
Puisque nous parlons de la presse catholique, notons sa très brève participation, avec de courts récits et des illustrations en 1960, aux trois hebdomadaires des éditions de Fleurus (Âmes vaillantes, Cœurs vaillants et Fripounet et Marisette),
ainsi qu’à leurs collections Mission sans bornes et Belles Histoires et Belles Vies où il réalise 168 vignettes au lavis sur 46 pages pour l’album « Les Grands Capitaines T1 : De Vercingétorix à La Fayette » écrit par H. Rault-Maisonneuve, en 1962.
Auparavant, il aura aussi participé furtivement à l’hebdomadaire Ima, le temps de deux récits de quatre pages en 1958.
À suivre…
Henri FILIPPINI
Relecture, corrections et mise en pages : Gilles RATIER
(1) Voir sur BDzoom.com : L’Épatant d’avant-guerre (première série 1908-1937) : quatrième partie et L’Épatant d’avant-guerre (deuxième série 1937-1939) : septième partie.
(2) Voir sur BDzoom.com : Fillette, suite et fin : 1954-1964 (première partie).
(3) Voir sur BDzoom.com : Coq hardi : vie et mort d’un journal (deuxième partie).
Bonjour,
Il y a du L&F Funcken dans ce travail malheureusement oublié…
Merci, Philippe, de rappeler l’enthousiasme de ces gens dont on a connu le travail sans forcément se souvenir de l’existence.
C’est ce que vit et qui pend au nez d’un bon gros pourcentage de la profession, non ?
Je pense souvent à Franz qui, de San Antonio à Lester Cockney en passant par Jugurtha ou Thomas Noland, m’a enflammé l’imagination et ravi mes aventureuses lectures de jeunesse.
Rien dans son trait et ses choix ne le différenciait d’auteurs plus reconnus, je pense qu’il a même inventé pas mal de choses… Et pourtant, les trompettes de la renommée n’ont que très peu sonné pour cet homme admirable.
Allez comprendre.
Dans le marbre de ma mémoire, il restera cependant toujours ces géniales « Mémoires d’un 38″ (scénario de Fromental & Bocquet, je crois) que je rouvre régulièrement en respirant les pages et en m’imprégnant d’une bonne dose de nostalgie…
Merci et au plaisir !
Hum !
Merci HENRI Filippini (et non pas PHILIPPE Henrifini) !
Pas toujours évidente à vivre, la dyslexie…
Le pire, c’est que j’imagine que, comme Idéfix pour moi, on doit vous la faire depuis la maternelle. Désolé, c’était vraiment pas voulu.
Henri ne t’en voudras pas pour cette confusion, j’en suis sûr, cher Éfix !
Sur Franz, si cela t’intéresse, je lui avais concocté un « Coin du patrimoine » en deux parties il y a quelques années : Franz à Tintin (1ère partie) et Franz à Tintin (2ème partie).
Bien cordialement
Gilles Ratier