Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...L’Épatant d’après-guerre (1re série)
Après les sept parties que Michel Denni a consacrées au magazine L’Épatant avant-guerre (1), voici une étude sur la version après-guerre, publiée à l’origine (sans les illustrations et sans la mise à jour) dans la revue spécialisée Le Collectionneur de bandes dessinées. On y parle de René Pellos, Pierre Lacroix, Mat, Marc-René Novi, Christian Gaty…
La résurrection des « Pieds nickelés » après-guerre a eu lieu dans le journal portant leur nom, dont le premier numéro parut le 1er juillet 1948 ; un nouveau dessinateur, Pellos, présidant aux destinées du sympathique trio. Ce périodique dura 34 numéros jusqu’au 1er avril 1951 : L’Épatant apparaissant en surtitre vers le n° 20.
Le 19 du même mois, la SPE (Société parisienne d’édition) transformait ce mensuel en un hebdomadaire intitulé L’Épatant, avec une nouvelle numérotation, donnant ainsi naissance à ce qu‘il est convenu d’appeler L’Épatant d’après-guerre 1re série.
Cette nouvelle formule étant donc une suite, « Les Pieds nickelés intellectuels » continuaient leurs aventures commencées dans Le Journal des Pieds nickelés, ainsi que « Bibi Fricotin » de Pierre Lacroix, un temps remplacé, dans la précédente publication, par une autre bande du même auteur : « Le Petit Bob ». Mat, qui avait repris « Le Père Latignasse » dans les 12 premiers numéros du Journal des Pieds nickelés, créait cette fois un nouveau personnage : Tétar-Zan.
Marc-René Novi (2) et M. Artigues continuaient leur association, commencée dans la précédente série, avec un nouveau héros (Pierre Fontaine), dans « Le Mystère des faisans-bleus ». Deux bandes non signées démarraient aussi dans ce premier numéro de L’Épatant : « L’Étoile du Sud » et « L’Aigle de l’Arizona » où certains spécialistes (dont Louis Cance) ont reconnu le dessin de Christian Gaty.
Si l’on compare le n° 34 et dernier du Journal des Pieds nickelés au n° 1 de L’Épatant qui lui fait suite, on constate une diminution de moitié du nombre de pages : 16 au lieu de 32.
Seule la première est en couleurs avec « Tétar-Zan », alors que Le Journal des Pieds nickelés en avait cinq. Le joyeux trio repris par Pellos se trouve relégué sur deux pages à peine au lieu de huit précédemment, mais un roman commence dans cette nouvelle formule, l‘ancienne n‘en possédant pas.
L’augmentation des pages de jeux (rébus, etc.) et un rédactionnel fourni, tassé en colonnes verticales le long des bandes, ne compensent pas l’impression d’avoir en sa possession un journal quelque peu famélique. Mais le jeune lecteur de l’époque préférait souvent l’hebdomadaire au mensuel, satisfait de ne pas avoir à attendre un mois la suite de ses aventures préférées.
UN GRAND DESSINATEUR HUMORISTEÂ : MAT
« Tétar-Zan », qui débutait donc dans ce premier numéro de L’Épatant préfigurait « Sparâ-drâh », l’hercule de la préhistoire qui paraîtra dans la 2e série de L’Épatant, 16 années plus tard.
C’était une de ces amusantes bandes basées sur l’anachronisme des situations, ici sur un scénario de Lortac. Comme par la suite dans « Sparâ-drâh », les noms sont en forme de calembours : la famille des Zan de la tribu des Kôl-Dûr, le chef Papitou-Zan, l’ancêtre Mouthâr-Zan, le fils Tétar-Zan, Mamita-Zan la mère… Tout ce monde joue à la Be-lott avant d’aller chasser le buffle. Mais Gigi, le vieux gigantosaure, tue toute la famille par un éternuement, sauf Tétar-Zan dont l’oncle Krâpou-Yô devient tuteur. Obligé par celui-ci de passer le sol à la paille de pierre – la paille de fer n’ayant pas encore été inventée —, Tétar-Zan se retrouve étudiant, au Ly-cé Pa-Pi-Yon, le Kal-Kul et l’Or-To-Graf.
Comme toujours chez Mat. la loufoquerie est reine. Son dessin, où les gros plans abondent, où les rapports de proportions entre les personnages et le décor créent une étrange impression d’irréalité, resta gravé dans les mémoires enfantines. Tout lecteur de Mat se souvient à jamais de son style inimitable.
Affectionnant le gigantisme (éléphants, champignons monstrueux, hommes des cavernes), tout en muscles et hirsutes. Mat était évidemment très à l’aise en dessinant la faune et la flore de la préhistoire. Son goût pour les situations extravagantes le situe dans la meilleure tradition du comique de non-sens venu de Bill Holman (1903-1987), auteur américain qui a créé les strips « Smokey Stover » et « Spooky » qui influencera aussi A.-G. Badert, Eu. Gire et, plus près de nous, Nikita Mandryka. Mat avait d’ailleurs travaillé pour L’Os à moelle de Pierre Dac. Tétar-Zan arrêtait malheureusement ses aventures, au n° 32 et dernier de L’Épatant, après une magistrale fessée de son oncle irascible. Heureusement, un album allait paraître peu après comportant les 12 planches manquantes.
D’intellectuels, les Pieds nickelés devenaient chercheurs d’or au n° 17. Encore tributaires de l’histoire en images, les bandes étaient accompagnées d’un texte (non signé, mais dû à Roland de Montaubert, pseudonyme du juge de paix Pierre Collin [1913-1983]) fourni en caractères microscopiques avec quelques bulles pour ponctuer l’action comme à l’époque de Forton.
Séquestrés par des espions, les Pieds nickelés terminaient leurs aventures, au n° 16, dans un commissariat, puis dans un hôpital psychiatrique d’où ils parvenaient à s’enfuir déguisés en infirmiers, avant de prendre le train en direction de Paris sans un sou.
On les retrouvait dans l’épisode suivant toujours prenant le train, mais cette fois en direction d’un port, afin de s’embarquer pour l’Amérique du Sud.
Là -bas, Filochard épousait une solide matrone et, grâce à elle, découvrait un immense filon d’or. Après s’être fait dérober son trésor, le trio, toujours suivi de Mme Filochard, finissait dans les griffes d’un percepteur.
Aventures inachevées là aussi, mais dont on peut lire la suite dans l’album n° 19 des « Pieds nickelés » (« Les Pieds nickelés chercheurs d’or »), paru en 1952.
Notons au passage que les Pieds nickelés n’allaient reparaître en périodique que quatre ans et demi plus tard, dans le n° 1 de Joyeuse Lecture de mars 1956, avec l’épisode « Du rififi chez les Pieds nickelés », repris dans l’album n° 30 : « Les Pieds nickelés en pleine bagarre » (inutile donc au collectionneur de rechercher des préoriginaux correspondants aux albums 20 à 29).
BIBI FRICOTIN REDRESSEUR DE TORTS
Dernière création de Forton, en 1924, « Bibi Fricotin » avait été repris à la mort de celui-ci par Gaston Callaud, qui le dessina jusqu’en 1940 dans L’As. Après-guerre, Bibi fut de retour sous le crayon de Pierre Lacroix, cette fois dans Le Journal des Pieds nickelés (n° 11 de mai 1949), avec l’épisode « Bibi Fricotin aux Jeux olympiques ». Puis il disparut pour faire place à une bande du même auteur (« Petit Bob ») qui n’eut aucun succès. Aussi la SPE reprit-elle « Bibi » dès le n° 1 de L’Épatant, en jockey cette fois.
Au lieu du sympathique farceur que l’on avait connu avant la guerre, on retrouva une sorte de redresseur de torts : pâle justicier que le dessin de Lacroix, bien inférieur à celui de Forton ou de Callaud, n’arrangea pas.
Toutefois, sans atteindre celui des « Pieds nickelés », le succès de la bande continua après guerre. Dans L’Épatant, un épisode complet (« Bibi Fricotin jockey »), repris en album, est suivi d’autres, courant sur quelques numéros. Le n° 32 et dernier annonce un « Bibi clochard », mais il faudra attendre la parution du mensuel Jeunesse joyeuse, en mars 1955, soit trois ans et demi plus tard, pour voir réapparaître Bibi dans un périodique avec le fameux épisode « Bibi Fricotin et les soucoupes volantes ». L’album n° 30, « Bibi Fricotin et l’invention du professeur Boldo fl orin », venait de sortir : là encore, il est inutile de chercher en préoriginaux dans des périodiques les aventures parues entre le n° 20 (« Bibi aviateur ») et ce n° 30.
RENÉ NOVI, DESSINATEUR DE COMPLÉMENT
Pellos, Mat, et Lacroix ne suffisant pas à remplir les huit pages hebdomadaires de L’Épatant, la SPE. leur adjoignit un quatrième dessinateur : René Novi, sorte d’homme de peine de la maison qui exécuta de nombreux récits complets entre quatre et huit pages, ainsi que deux bandes de 18 et 14 pages ayant le même scénariste (M. Artigues) :
— « Le Mystère des faisans bleus » se déroule dans un état sud-américain où trois jeunes Français protègent un riche héritier amnésique que son oncle veut faire assassiner,
— « L’Île de la mort étrange » se déroule aussi en Amérique du Sud. Dans l’île d’Ayala, le docteur Coleman a découvert un rayon de la mort qui provoque le dessèchement du corps humain. Un couple de Français, qui a démasqué le criminel, va être exécuté par celui-ci à la dernière image de la dernière page du dernier numéro.
Nous ne saurons jamais si l’assassinat fut perpétré, la bande étant restée inachevée comme le reste du journal en ce jeudi 22 novembre 1951 qui voit la fin de L’Épatant 2e série. Homme à tout faire et bouche-trou du journal, Novi n’était pourtant pas sans talent, puisqu’on le retrouva plus tard signant l’excellent « Viva Vivaro » dans Chouchou, journal éphémère lui aussi, mais nullement anodin. (3)
On a longtemps cru que Novi était aussi le dessinateur de trois autres histoires à suivre non signées. Si l’auteur de « L’Aigle de l’Arizona », dont le personnage principal ressemble fort à Zorro, reste non identifié, celui de « L’Étoile du sud » et « La Caballera Dolores » serait Christian Gaty, d’après les recherches de Louis Cance dans le n° 99 de Hop !.
« L’Étoile du sud » est une intéressante histoire policière, autour d’un incendie criminel à bord d’un navire et du vol d’un diamant (appelé l’Étoile du sud) appartenant à la fille de l’armateur dudit navire. « La Caballera Dolores », qui lui succéda, se présentait à mi-chemin entre le roman illustré et la bande dessinée, avec des vignettes accompagnées d’un texte dense, très descriptif : décidément, la SPE ne pouvait se résigner à abandonner l’histoire en images chère aux Offenstadt du début du siècle. Les aplats noirs faisaient un peu penser au style de Raymond Cazanave dans cette bande se passant une fois encore en Amérique du Sud, où la corvette française L’Arlequine entrait en lutte contre la flotte d’un tyran local.
ÉPHÉMÈRE ET ANODIN FUT L’ÉPATANT RESSUSCITÉ…
Car bien anodin en cette année 1951 fut L’Épatant avec sa mise en page étriquée, son mauvais papier et ses bandes inachevées. Il n’aurait pas beaucoup laissé de souvenirs, sans sa reliure éditeur qui traîna pendant des années chez les bouquinistes.
En 1951, en effet, la loi de 1949 n’a pas encore réussi à abattre les grands illustrés pour la jeunesse de l’après-guerre. Donald et Tarzan sont encore solides au poste proposant, entre autres, des bandes américaines. La BD franco-belge est représentée par Spirou et Tintin, la BD française pur sang par Vaillant et Coq hardi, les mouvements confessionnels par Cœurs vaillants d’une part, Bayard et Bernadette d’autre part et, en lisière, Pierrot. Zorro existe toujours et L’Intrépide et Hurrah ! ont commencé à paraître.
 Enfin, pour n’oublier personne, citons encore Francs jeux et L’Équipe junior où Pellos dessine « Marcel Cerdan ». Le même Pellos, accompagné de Mat, permit au moins à L’Épatant de tenir 32 semaines, mais le sympathique trio créé jadis par Forton et le loufoque Tètar-Zan ne suffirent pas. Jamais cet Épatant nouvelle manière n’atteignit auprès de la jeunesse l’impact de celui qui parut de 1908 à 1939. Ce fut évidemment un échec financier pour la SPE qui, pendant plus de trois ans, arrêta toute publication de périodiques (hormis Fillette [4]), et préféra se replier sur l’exploitation plus sûre de son fonds d’albums.
 Michel DENNI
Mise en pages et mise à jour du texte : Gilles Ratier
Merci au site http://www.bd-nostalgie.org où nous avons trouvé quelques couvertures de L’Épatant qui nous ont permis d’illustrer dignement certains passages de cet article.
 (1) Cet imposant dossier a été publié à l’origine (sans les illustrations et sans la mise à jour) dans la revue spécialisée Le Collectionneur de bandes dessinées et les versions corrigées et complétées sont en ligne ici : L’Épatant d’avant-guerre (première série 1908-1937) : première partie, ici L’Épatant d’avant-guerre (première série 1908-1937) : deuxième partie, ici L’Épatant d’avant-guerre (première série 1908-1937) : troisième partie, ici L’Épatant d’avant-guerre (première série 1908-1937) : quatrième partie, ici L’Épatant d’avant-guerre (première série 1908-1937) : cinquième partie, ici L’Épatant d’avant-guerre (première série 1908-1937) : sixième partie, ici L’Épatant d’avant-guerre (deuxième série 1937-1939) : septième partie et ici L’Épatant d’avant-guerre (deuxième série 1937-1939) : huitième et dernière partie.
 (2) Sur Novi, voir le n° 99 de Hop ! (3e trimestre 2003).
 (3) Sur Chouchou, voir Chouchou : un hebdo XXL !.
 (4) Sur Fillette, voir Fillette avant-guerre : 1909-1942 [première partie], Fillette avant-guerre : 1909-1942 [deuxième partie] et Fillette avant-guerre : 1909-1942 [troisième et dernière partie], Fillette après-guerre, première série : 1946-1953 (1re partie), Fillette après-guerre, première série : 1946-1953 (2e partie), Fillette, suite et fin : 1954-1964 (première partie) et Fillette, suite et fin : 1954-1964 (deuxième partie).