« Krazy Kat : les quotidiennes 1934 » par George Herriman

L’excellent travail des éditions Les Rêveurs sur ce monument patrimonial du comic book que représente « Krazy Kat » a déjà fait l’objet de nombreuses chroniques sur ce site, entre autres à l’occasion des parutions des premiers tomes de l’intégrale des sunday strips. Ce mois-ci, ce sont les bandes quotidiennes, et plus spécifiquement la superbe année 1934, que l’éditeur nous livre, dans une sublime édition cartonnée à l’italienne.

George Herriman (1880-1944) est l’un des auteurs de comics les plus respectés de la première moitié du vingtième siècle. La traduction de sa plus grande création : « Krazy Kat », chef-d’œuvre non sensique publié dans la presse américaine, de 1913 jusqu’à sa mort, a, cela-dit, été un vrai serpent de mer en France, depuis ses premières publications en 1970 (1). La publication des bandes quotidiennes, en noir et blanc, déjà effectuée aux États-Unis, restait à produire (2).

Dans ces bandes de 1934, au charme à la fois désuet et pourtant chargé de tant de modernité, beaucoup de lecteurs et d’artistes de l’époque ont vu la quintessence de la création de George Herriman. C’est pourquoi cette année est privilégiée. À ce moment-là de sa vie, l’auteur est à un tournant : cela fait en effet vingt ans qu’il dessine sa série. Bien que le succès soit au rendez-vous, il s’inquiète, à juste titre, de la montée en puissance de la science-fiction dans les strips des journaux de l’époque. Les aventures naissantes de « Buck Rogers » ou de « Flash Gordon » risquent bien de motiver les plus jeunes lecteurs à se tourner vers d’autres univers, plutôt que les gags répétitifs entre un chat, une souris et une brique. 

En 1931, la femme d’Herriman est tuée dans un accident automobile, le rendant particulièrement sombre. Malgré cela, il ne ralentit pas son rythme et va déborder d’inventivité dans ses créations. L’humour est toujours aussi incroyable, les jeux de mots délirants et le dessin, pourtant si sobre et sec, tellement inventif et précis. Herriman travaille et se ressource, depuis le début des années vingt, dans un bureau du Lot of Fun (les studios d’animation du producteur Hal Roach), réputés pour leur atmosphère créative et amicale. Cette année là, il plante son bureau au sein du studio, en compagnie de certains de ses amis et collègues journalistes. 1934 célèbre justement les vingt ans des comédies courtes de Hal Roach et celui-ci désire se diriger vers des formats plus longs. Pour Herriman, il va en être de même : les strips quotidiens vont s’orienter de plus en plus vers des gags de longue haleine, qui s’étaleront sur des semaines ou parfois des mois.

George Herriman et Beanie Walker devant les studios Hal Roach (Photo appartenant à Rob Stolzer)

« Les strips quotidiens de 1934 de « Krazy Kat » sont des explosions de joie improvisationnelles d’un artiste dont la propre vie lui a (…) donné ample raison de se sentir sans joie. » (Michael Tisserand)

Beaucoup a déjà été écrit sur l’originalité extraordinaire de l’univers de Cocinino et de ses personnages. Je rajouterai simplement, à titre personnel, que l’inventivité de George Herriman peut s’ausculter à l’aune d’autres chef d’œuvres, tels ceux de Winsor McCay par exemple. L’irréel du décor de ce monde désertique tranche bien sûr avec les architectures grandioses et féeriques de « Little Nemo », mais la tendresse se dégageant des personnages et de leurs relations nous étreint avec autant de force.

Ainsi les bandes du 21 au 24 février, mettant en scène l’amitié tentée par Krazy Kat, gentil minet (mais si naïf) avec Ignatz la souris, au sortir de la vision de deux chiens jumeaux : « « Jumots » tous les deux- nessepas ? » Demande le chat au langage peu chat…ié. « Oui » répond la souris. « Tout c’qu’ils ont ou chopent ils partagent 50 & 50 l’un avec lotte » renchérit Krazy Kat. Un petit moment de paix souhaitée, et flottant, qui est évidemment suivi du jeu de la brique entre eux, mais cette fois avec une complicité exacerbée, jusqu’au prochain gag. (4)

Ces relations d’amis pas vraiment amis, qui immanquablement, rappellent d’autres duos complices dans la comédie slapstick, sensiblement aussi sadiques mais tendres : « Tom & Jerry » (1940) ou « Titi et Gros minet » (1942). Un des éléments primordiaux différenciant l’oeuvre d’Herriman étant le Flik sergent Pupp, troisième larron indispensable au transfert des blagues entre l’un ou l’autre.

Un monument du Comicstrip Cool (avant le Jazz Cool), dont la réédition arrive à point nommé, puisque dans une période où notre société hyper stressée et angoissée recherche le moindre moment de répit, et sollicite le temps de ne rien faire. Une ptit’ brique et ça repart ?

Franck GUIGUE

(1) Publication de « Krazy Kat », tout d’abord en 1970 dans la revue Charlie, et surtout via les premiers albums cartonnés rassemblant des strips, chez Futuropolis, en 1981.

On se reportera aux précédents articles du site pour en savoir plus : Le coin du patrimoine : Krazy Ignatz de George Herriman,

« Krazy Kat : Tome 4, 1940-1944 »

et « Les aventures de Krazy Kat et Ignatz à Kokoland » et « Krazy Kat : Tome 3, 1935-1939 » .

(2) En plus de ce travail, la biographie récente de George Herriman par Michael Tisserand : « Krazy : George Herriman, a Life In Black and White » (éditions Harper/HarperCollins Publishers pour la version originale) est actuellement en cours de traduction et prévue pour 2018 aux éditions Les Rêveurs.

(3) H. M. Beanie Walker, alors Vice-President des studios Hal Roach Studio. Il écrivait tous les dialogues et les titres des comédies pour Hal Roach.

(4) Gag sur le « Cor froncé » (le cor français), dans lequel Ignatz conseille à Krazy de mettre un chapeau melon sur l’instrument. Départ de sept nouveaux strips en hommage au jazz.

« Krazy Kat : les quotidiennes 1934 » par George Herriman
Éditions les Rêveurs (20 €) – ISBN 979-10-91476-84-3

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