« Ratgod » par Richard Corben

Non mais vous vous rendez compte ? Corben. Oui, Corben. Là, maintenant, ici, en 2016, trente ans après l’avoir découvert dans les pages de Métal hurlant, je suis en train de commencer une chronique sur le dernier Corben qui vient de paraître… Ça fait quand même un drôle d’effet, ça force l’admiration, et ça rend même un peu dingue, non ? Car quoi, hé ! Ça fait presque un demi-siècle que cet artiste a fait ses débuts dans la bande dessinée, et là, à pratiquement 75 ans, il nous a sorti un p… de bon comic horrifique à souhait, aussi inspiré et emporté que jadis, à la fois angoissant et érotique, cynique et hallucinatoire, bref, du pur Corben comme on l’aime, et un hommage lancinant à Lovecraft, l’idole de toujours…

Paru en 5 numéros chez Dark Horse entre février et juin 2015, « Ratgod » vient donc de sortir chez l’excellent label Delirium qui continue ainsi de nous proposer le travail de ce géant après avoir déjà récemment édité « Ragemoor », « Esprits des morts » (voir http://bdzoom.com/?p=91301) et deux volumes anthologiques des histoires courtes réalisés par Corben pour les fameuses revues Eerie et Creepy (voir http://bdzoom.com/?p=69281 et http://bdzoom.com/?p=75778). Le travail entamé – et qui heureusement semble bien s’établir – par Delirium quant à la production de Corben s’avère décidément être un vrai cadeau pour les fans – qu’ils soient anciens ou nouveaux. Et en parlant de fans, la préface de Derf Backderf est vraiment réjouissante, exprimant avec évidence combien la découverte d’une œuvre de Corben est un choc qui devient événement puis jalon de son vécu intime face à l’art. C’est une déflagration rétinienne, généralement. Comme l’évoque si justement Backderf, en regardant une image de Corben on avait l’impression qu’on avait jamais vu ça avant, que ça semblait impossible à réaliser techniquement tellement les couleurs et les formes semblaient irréelles dans leur hyper-réalisme. La première fois qu’on voit une image de Corben, quelque chose d’ultra-puissant opère entre notre œil et notre cerveau, sans oublier un rapport à la chair, viral, qui ne peut que jouer avec nos tripes. Animal et fantasmatique, cru et totalement barré, magicien de la couleur et de la forme, de la représentation, de la déformation de cette représentation, agissant par torsion ou élongation du visage, des seins des héroïnes, du corps en général qui devient non pas pâte molle sous son pinceau mais bien argile dont on fait les Golem, Corben reste un artiste majeur toujours aussi fascinant. La magie est partout, au-delà et en-deçà de la planche. Est-ce là le miracle de Corben, que tout soit aussi puissamment incarné au sein de ses folles créations ?

Derf Backderf dit aussi avec raison que les dernières œuvres de Corben ne sont pas moins bonnes ni moins puissantes qu’avant, qu’il n’est pas dans la redite ; il continue plutôt d’explorer avec un vivifiant plaisir à créer des histoires les univers de ses deux grands auteurs phares de l’horreur, Poe et Lovecraft (ici, très spécifiquement Lovecraft). Dans sa folle passion pour cet artiste, Backderf déclame même que Corben n’a jamais été meilleur qu’aujourd’hui. C’est très touchant de sa part et c’est peut-être vrai, mais mine de rien le style de Corben – dans une cohérence établie de longue date qui est par conséquent trompeuse par son apparence définitive – a pernicieusement évolué avec le temps, et il a été le meilleur à plusieurs époques, que ce soit dans la peinture hallucinante-hallucinatoire du plus ancien « Den » ou dans le trait gras et souple qui créer aussi le trouble dans ce « Ratgod » tout récent. D’album en album, Corben tétanise le lecteur dans des transes visuelles indescriptibles ; mais là où le plaisir redouble, c’est de constater avec quel soin l’immense Richard continue de travailler sa narration, son récit, son découpage, sa mise en scène : à ce sujet, « Ratgod » est absolument remarquable, au point que malgré l’écrasante claque visuelle habituelle, on est totalement happés par un récit échafaudé et articulé avec une rare intelligence, dans une acuité telle qu’elle suscite une admiration immédiate. Ainsi, la transition entre la première et la deuxième séquence du premier chapitre est un chef-d’œuvre de science narrative, engendrant une véritable émotion tout autant qu’une excitation cognitive forte, les passerelles se mettant en place d’une manière exceptionnelle, nous faisant basculer d’un contexte à un autre en nous plongeant au sein d’un phénomène semblant presque surnaturel alors que nous arpentons seulement la réalité. Différentes époques, différentes mœurs, différentes croyances, différentes civilisations, différentes temporalités qui s’entrechoquent : nous sommes bien dans un hommage à Lovecraft.

Cet hommage est même ostensiblement revendiqué par Corben, puisque notre « héros » (je mets des guillemets parce que c’est malgré tout un sale type, ce Clark Elwood, et ça n’est pas anodin, croyez-moi…) vient de la fameuse ville lovecraftienne d’Arkham, dans le Massachusetts, et qu’il a de faux airs d’Howard Phillips… Et puis, bien sûr, l’histoire est une exploration de l’archétype même du récit lovecraftien, avec ce thème d’une ancienne et abominable divinité antédiluvienne qui reviendrait sur Terre par le biais de rites magiques… Ici, Corben lorgne plutôt du côté de la culture ancienne des Indiens d’Amérique du Nord, ce qui apporte une nuance assez chouette mais qui est aussi une sorte de retour aux sources, avec cette « préhistoire » de la nouvelle civilisation américaine confrontée aux croyances immémoriales de tout un continent ancien. Entre Clark Elwood et l’étrange et belle Kito, ce sont deux réalités qui se rencontrent dans un même monde ; celle de la race blanche des pionniers qui se croit supérieure, universitaire, et celle d’Indiens retranchés dans des villages reculés, loin des remous de la civilisation blanche qui les juge comme inférieurs mais subissant tout de même ses discriminations humiliantes. Parti vers le nord à la recherche de son aimée qu’il avait délaissée, Clark Elwood, au fur et à mesure qu’il plonge dans la réalité du village natif de Kito, va aller de Charybde en Scylla dans l’horreur, jusqu’à être immergé dans des rites païens invoquant un terrifiant et ancestral Dieu Rat. Frissons garantis.

Oui, c’est vraiment une belle cuvée corbenienne que ce « Ratgod », et ce sur tous les plans. Comme je l’ai souligné, la narration est impeccable et l’on parcourt l’ouvrage de bout en bout avec une impatience à peine contenue, tellement on a envie de connaître la suite, instant après instant… Contre toute attente, après tant de récits d’horreur pourtant déjà réalisés depuis tant d’années, Corben, par son immense talent, parvient encore à nous surprendre, à nous heurter, à nous exciter, dans une science de l’art séquentiel et un talent de mise en scène de tout premier ordre. Visuellement, nous sommes bien dans le Corben des années 2000, avec cet encrage gras et souple qui se fait très graphique. Comme dans le précédent album (« Esprits des morts »), la mise en couleurs a été coréalisée par Corben et sa fille, Beth Corben Reed. À noter que les illustrations des couvertures originales sont présentes, ce qui est une bonne chose car elles sont particulièrement terrifiantes (surtout celle du #3 !), et que quelques pages de croquis sont proposées en fin d’album. Enfin, saluons à nouveau la présence de l’érudit François Truchaud pour la traduction. Tout ceci fait de « Ratgod » un excellent moment de lecture, qui plus est lorsqu’on est accompagnés par une certaine… Vieille Sorcière (suivez mon regard) !

Cecil McKINLEY

« Ratgod » par Richard Corben

Éditions Delirium (24,00€) – ISBN : 979-10-90916-24-1

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6 réponses à « Ratgod » par Richard Corben

  1. Thark B. dit :

    ‘Ratgod’ ? Oh my god !!! ;-)
    Voilà enfin peut-être (sûrement, même, au vu & lu de votre article passionné et des visuels qui l’illustrent !) ZE occasion pour moi de me laisser enfin contaminer par une Corbenite aigüe…^^
    Il y a fort-fort longtemps, ma tentative d’approche de ce MS (Montre Sacré) hors-norme s’est soldée par une espèce de… blocage, disons ! C’était du temps de « Rolf », « Den » et autres « Ogre »… , donc via les Humanos. Déjà à l’époque, Moebius disait de Corben : « je l’admire… mais il m’énerve parce qu’il est tellement plus fort que moi ! »… :-) Eh bien, moi, à travers Den, je ne trouvais pas. Je trouvais le style de Corben « flashy et hypertrophié » (tout comme les formes de ses personnages féminins… ) et ça ne me parlait pas. Allez savoir pourquoi… J’adorais Crumb, Wrightson, Adams, Bodé, des graphismes très différents, mais Corben… beuh !
    Or, Alleluïa, contre toute attente – et sans doute à l’inverse de nombreux fans Corben-maniacs – c’est ce Corben tardif qui, depuis peu, me file de belles claques visuelles. Et des sensations qui, enfin, se connectent avec celles du Fantasy/Horror Comics & Movies qui vibre en moi depuis 3 décennies au moins !
    Et une fois de plus, après les Creepy, Eerie & anthologie Wrightson, ce sont ces « Delirium tremens » ;-)

    • Hello Thark,

      Ouais, un chouette comic, vraiment. Après, on n’est pas obligés d’aimer Corben, hein ! Mais si tout ceci vous le fait redécouvrir, alors tant mieux, c’est encore pour ça que j’écris.

      Il y a un temps pour tout, en ce qui concerne la rencontre décisive ou non avec un artiste. Parfois, cela évolue ou se révèle contre toute attente, quel que soit son cheminement intérieur. Ainsi, il a fallu que j’attende d’avoir une vingtaine d’années pour que mon mépris injustifié envers Crepax se transforme en idolâtrie obsessionnelle pénible – pour mon entourage, qui se restreint d’ailleurs de plus en plus; faut-il y voir un signe ?

      Les goûts et les vibrations, ça ne se commande pas. Mais un Corben tardif vaut mieux que pas de Corben du tout ! ;)

      Bien à vous,

      Cecil

  2. Thark B. dit :

    … oups, je finis : ………/… ce sont donc ces « Delirium » tremens à haute dose, dans des versions françaises amoureusement concoctées et parfois restaurées, qui vont m’offrir le bonheur de plonger (à rebours !) dans l’Oeuvre de Richard Corben !

    … alors, évidemment, merci à vous, Cecil, vos chroniques ont eu un effet révélateur sur « tout-ce-que-j’avais-raté » !
    « Ratgod », « Esprit des morts », « Ragemoor » et surtout les anthologies « Eerie & Creepy présentent Richard Corben », quel plaisir d’avoir devant moi des heures et des heures de lectures belles z’et glauques à la fois ! Nié gnié niark ! gniiiiiiaaaaarrrrhhhhhhh !!!!!! Le GR (Grand Rattrapage !) commence ! :-) :-)

  3. Thark B. dit :

    … En fait, je trouve même que j’ai de la chance de (re)découvrir Corben aussi tard… Un plaisir tout neuf ! :-) Après des années de déni ;-) , c’est tout un monde qui s’ouvre enfin devant moi… et il y a de quoi faire !…

    En dehors de la période Warren et des créations récentes, quelles oeuvres absolument in-con-tour-na-bles pourriez-vous me conseiller ? A-t-il déjà mis en images des récits aussi ‘lovecraftiens’ que ce « Ratgod » ?

    • Re-hello,

      Difficile à dire… pour moi, tout ou presque de ce qui a été édité en France au cours des années 70-80 vaut le coup d’Å“il… Il y a aussi des adaptations d’auteurs horrifiques comme Poe ou Hodgson qui pourraient vous intéresser (respectivement « L’Antre de l’horreur » chez Panini Comics et « La maison au bord du monde » chez Toth), sinon, en VO, Corben avait consacré en 2008 une autre « Antre de l’horreur » à Lovecraft (inédit en France).

      Bonne exploration !

      Bien à vous,

      Cecil

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