Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Spécial Delirium
Brillantissime fin d’année 2013 pour le label Delirium avec la très attendue suite de l’anthologie « Eerie » et surtout cet événement éditorial majeur : le premier tome d’une intégrale en deux volumes des histoires dessinées par Richard Corben pour Eerie et Creepy dans les années 1970. Des albums qui répondent à de très anciennes attentes du lectorat français… Enfin, à côté de ces éditions françaises dédiées à Warren Publishing, n’oublions pas la sortie du T5 de la très belle série « La Grande Guerre de Charlie »…
« Eerie & Creepy présentent Richard Corben » T1
Avant d’aborder le volume 2 de l’anthologie « Eerie », commençons donc par ce véritable événement qui comble un manque terrible : l’édition de l’intégralité des récits sur lesquels Richard Corben a Å“uvré au sein des revues mythiques de Warren Publishing, Eerie et Creepy. Une quarantaine d’histoires réalisées entre 1970 et 1978, rassemblées aujourd’hui en deux volumes (le second tome paraîtra en 2014). Revues mythiques, artiste mythique, donc ouvrage… mythique. Qu’on l’aime ou non, on ne peut faire l’impasse sur Corben, ne pas reconnaître son génie artistique, son talent immense, ni l’importance primordiale qu’il a eue en termes d’influence sur l’évolution contemporaine de la bande dessinée américaine et mondiale. Admiratif de son travail narratif et chromatique, le grand Will Eisner lui-même avait affirmé en 1977 que lorsque la bande dessinée serait enfin reconnue à sa juste valeur, en tant qu’art à part entière, Corben serait « considéré comme l’un des classiques », rien de moins ! Et c’est vrai que l’art de Corben est unique, génial, impressionnant. Contrairement à d’autres artistes que l’on peut découvrir avec « seulement » de l’admiration, on ne peut oublier la première fois où l’on a vu une image dessinée par Corben : cette découverte est synonyme de choc visuel, sensoriel, engendrant une fascination qu’on ne peut réprimer, car le style de Corben ne ressemble à rien d’autre, ne peut être comparé à quoi que ce soit, c’est un mouvement artistique à lui seul (on peut certes penser à la magie du traité de « Little Annie Fanny » de Kurtzman, Elder et Davis, comme le souligne à juste titre José Villarrubia dans sa préface, mais il y a quelque chose chez Corben qui installe un trouble si spécifique qu’il semble n’appartenir qu’à lui). Un mélange unique entre hyperréalisme et caricature, ces deux antagonismes se mêlant en une osmose vénéneuse, littéralement transcendée par un travail chromatique à couper le souffle. Chez Corben, la couleur devient dessin, le dessin devient couleur, les frontières s’effacent pour donner le jour à un traité si puissant que l’on se demande comment il a pu être réalisé. Ses créations les plus fantasmatiques sont si réalistes qu’on a l’impression que son pinceau a photographié ce qui n’existe pourtant pas. Ce maître incontestable de la sensation colorée fait preuve d’audaces incroyables pour rendre l’ombre et la lumière, les masses et les volumes, dans des contrastes souvent criards où la saturation chromatique insensée engendre pourtant une sensation de réalisme absolu. C’est du grand art, ni plus ni moins. Tout ça pour vous dire que si vous ne connaissez pas le travail de Corben (mais où étiez-vous donc ?), cette intégrale est une excellente introduction à l’art de ce maître du comic book…
La première réaction qui viendrait à certains quant à la publication de ce premier volume serait de dire « Ah, enfin du Corben ! », car cet artiste semble trop absent de notre paysage éditorial. C’est pourtant une semi-vérité, car depuis le début des années 2000 sont sortis quelques albums du grand Richard. Chez Marvel France il y eut « Cage », « Punisher : la fin », chez Panini Comics « L’Antre de l’horreur », « Banner », chez les excellentes mais trop discrètes et trop peu reconnues éditions Toth « Aliens – Alchemy », « Bigfoot », « Den, la quête », « Hellblazer », « La Maison au bord du monde », sans oublier quelques apparitions chez Delcourt dans « Hellboy »… Mais la découverte de Corben dans Métal hurlant au cours des années 70 et les albums qui suivirent chez Les Humanoïdes Associés puis Albin Michel et Comics USA dans les années 80 ont tant marqué les esprits qu’il est difficile de passer après ! Néanmoins, cette intégrale est tout sauf un album de plus : elle comble un manque fondamental dans la bibliographie de cet artiste, puisqu’à travers ces récits made in Eerie et Creepy nous assistons à l’évolution symptomatique de son style si particulier, d’abord en noir et blanc puis en couleurs grâce à l’encart central qui apparut dans ces revues. Ainsi, c’est toute la palette des possibilités graphiques de Corben qui se profile ici, nous permettant d’admirer sa maestria quelle que soit la technique : en lavis ou en noir et blanc tramé, et bien sûr en couleurs. Mais le spectacle total n’est possible que parce que cet album bénéficie d’une restauration chromatique de fond réalisée par José Villarrubia, coloriste émérite qui est bien placé pour cela puisqu’il a déjà la mis en couleurs certaines Å“uvres de Corben dont « Cage », « Conan » ou « Ghost Rider »… Un travail de restauration périlleux, ardu, car la quasi-intégralité des planches de Corben parues dans Creepy et Eerie sont introuvables ou se cachent dans des collections privées, et les films d’impression de l’époque ont été détruits ou perdus. D’où une difficulté majeure à restituer ce matériel en respectant toutes les nuances de l’art de Corben, surtout lorsqu’on sait que l’artiste a travaillé sur la séparation des couleurs film par film, ce qui rend ces fameuses impressions visuelles irréelles… Villarrubia a scanné le matériel existant en tenant compte de ces difficultés, mettant tout son savoir-faire et sa connaissance de l’art de Corben pour offrir aux lecteurs la version la plus optimum de ces Å“uvres. À noter que cette édition française propose quelques planches reproduites d’après les originaux grâce à l’historique librairie parisienne Déesse (et donc à son grand manitou Frédéric Manzano). Bref, tout est là pour rendre justice au génie de Corben…
Sur le fond, la vingtaine de récits que vous trouverez dans ce premier volume rend bien compte de l’esprit de Creepy et d’Eerie durant les années 70 (nous sommes passés de l’ère de la Hammer à celle des films d’horreur plus « explicites et réservés à un public averti »), mais aussi des prérogatives de Corben. Entre caricatures venant du monde de l’animation et frayeur érotique, c’est un monde particulier et atypique qui s’exprime ici. Tour à tour angoissantes et absurdes, ces histoires nous plongent dans un imaginaire débridé et audacieux où toutes les fantasmagories sont permises et qui ne furent pas anodines quant à la nature des œuvres ultérieures de Richard Corben. Bravo, donc, à Delirium pour cette intention éditoriale remarquable !
Ha-haaa..! Alors, mes petites goules, prêtes à franchir le pas pour plonger à nouveau dans des histoires putrides à souhait ? Bien ! Ce deuxième volume d’« Eerie » n’attend plus que vous, donc ! Et le programme devrait vous enchanter, car la trentaine de récits présents dans ce volumineux ouvrage très majoritairement écrit par Archie Goodwin sont illustrés par les plus grands noms de l’époque : Gene Colan, Steve Ditko, Neal Adams, Jeff Jones, John Severin ou Joe Orlando, pour ne citer qu’eux. Vous le savez, les revues de Warren de cette époque bénéficiaient d’une qualité de reproduction pour le noir et blanc qu’on ne retrouvait guère ailleurs, permettant une restitution des nuances de gris assez exceptionnelle… Ce paramètre technique encouragea d’ailleurs certains des dessinateurs Å“uvrant pour ces revues à tenter ce qu’ils ne pouvaient faire chez d’autres éditeurs, expérimentant les subtilités du lavis avec un bonheur palpable. Exercice que l’on sent évident pour un artiste tel que Colan, mais plus inattendu de la part d’un Neal Adams, par exemple. Le résultat est souvent jouissif et offre aux lecteurs d’autres visions de la part de dessinateurs talentueux mais auparavant cloisonnés dans la seule technique du trait. Ainsi, on sent que Steve Ditko se découvre des talents dans l’expression des grisés, du rendu des ombres et de la lumière par strates successives. Étonnant aussi comment Joe Orlando se lâche totalement sur le pinceau en se donnant des libertés de matières rugueuses loin du trait qu’on lui connaît. Au-delà du casting époustouflant, ce sont bien ces expérimentations techniques nouvelles (publiées, j’entends) qui constituent le clou du spectacle et ajoutent à l’intérêt premier de ces créations.
Certes, on retrouve l’immense et regretté(e) Jeff Jones avec ses veloutés de formes et son emploi du vide dans la planche si spécifiques à son art incroyablement souple et puissant, ainsi que le traité noir au pinceau de Gene Colan, mais le plus souvent les artistes de cette revue ont bel et bien exploré différentes formes de rendus graphiques grâce à la qualité d’impression offerte par Warren. À côté d’un épisode comme « Échange équitable » où l’on reconnaît de suite les manies de compositions de Neal Adams (cases cassant l’horizontalité, cadrages audacieux), celui-ci se laisse par exemple aller plus loin à l’exercice du récit crayonné dans « Tambour vaudou », et c’est délectable d’accéder à cette facette de ce grand esthète, plus libre, plus aérien tout à coup, sans perdre de sa pertinence de traité. Autre exemple remarquable, celui de Dan Adkins, rarement nommé, comme étouffé par les noms de stars alentours, mais qui mérite pourtant toute notre attention. Après « La Chose qui attend » où il nous sert un travail honnête alliant traits et lavis, celui-ci se lance dans un impressionnant et sublime travail de hachures très subtiles dans « Le Lendemain de l’apocalypse » qui n’a rien à envier à un Alcala, proche de la gravure ; la planche du prologue, décrivant ce qui se cache dans un tunnel souterrain, est un chef-d’œuvre débouchant sur un autre chef-d’œuvre : une illustration en pleine page où les ombres et les lumières d’une architecture en ruines laissent pantois d’admiration, image extraordinaire que l’on pourra parcourir du regard des heures entières sans en avoir épuisé tout le potentiel graphique. Somptueux.
Quant au genre horrifique, il est décliné sous toutes ses formes, sans aucun complexe, et c’est ce qui a fait la force des EC Comics puis de Warren Publishing. La majorité des récits semble se passer dans le présent d’alors, mais certaines histoires sont aussi issues du passé, ou dépendent de l’avenir, sans frontières de contexte. Ainsi, à côté des cauchemardesques visions qui surgissent d’un quotidien américain très sixties, l’horreur pourra se nicher dans des genres et des époques au départ non dédiés à celle-ci : western, guerre, chevalerie… Un bouquet éclectique engendrant un intérêt constant chez le lecteur qui – même s’il sait à quelle sauce il va être mangé, connaissant par cÅ“ur l’esprit Warren – jubilera en explorant des territoires faussement inopportuns. C’est tout le sel de ces histoires qui s’amusent à nous faire peur pour de faux sans pour autant lésiner sur les moyens, avec notamment ce ton de narration qui a fait la renommée du titre (et de Creepy, bien sûr). On frissonne au second degré, mais on rit au premier degré en lisant les commentaires du Cousin Eerie, toujours aussi bouffi et ridicule, capable des pires jeux de mots pour notre plus grand plaisir coupable… Vous trouverez dans ce volume la suite de la fameuse galerie des monstres d’Eerie, ainsi que les superbes couvertures originales signées Frazetta, Orlando, Adkins et Morrow… En préface, le traducteur de cette édition, Doug Headline, nous fait part d’un passé révolu qui forgea l’imaginaire de toute une génération de jeunes lecteurs français, rencontrant forcément sur leur chemin l’Oncle Creepy et le Cousin Eerie, famille de substitution joyeusement dépravée dans une France enclavée dans un présent synonyme de valeurs passées… Et en postface, nous retrouvons à nouveau l’excellent et érudit Bernard Joubert qui nous parle cette fois-ci des goodies proposés par Publicness, l’éditeur français de Warren durant les seventies : posters, statuettes, badges, bobines de films, etc. Delirium a reçu le Prix Spécial du Grand Prix de l’Imaginaire 2013 pour l’édition de ses anthologies Creepy et Eerie, et ce n’est que mérité : bravo !
« La Grande Guerre de Charlie T5 : Les Tranchées d’Ypres » par Joe Colquhoun et Pat Mills
Ce cinquième volume de « La Grande Guerre de Charlie » s’ouvre sur une charmante et touchante préface de Jane Colquhoun, la fille de Joe, qui égrène avec tendresse – mais lucidité – quelques souvenirs sur son père, comment elle le percevait, et quelle était sa vie d’homme et d’artiste au quotidien, chez lui, dessinant dans son atelier qui était en fait un jardin d’hiver parfois glacial… Un beau – mais trop court – témoignage sur cet artiste humble et discret… Puis, après un résumé des épisodes précédents, nous plongeons à nouveau dans les épisodes de la série qui retracent dans ce seul volume la période allant d’avril à mai 1917. Et dès la première case de la première planche, nous retrouvons tout ce qui fait l’esprit de cette série humaniste et anti-guerre, dénonçant avec cÅ“ur les ignominies qui sévirent durant cet affreux conflit (pléonasme). D’entrée, il est question des sombres individus qui profitèrent du désespoir et de la tristesse des veuves pour leur faire croire qu’ils leur permettraient de communiquer avec leurs chers disparus au front… contre de l’argent. Le ton est donné. Saloperie de guerre. Pendant ce temps-là , Charlie (qui n’a que 17 ans et qui est encore convalescent) s’apprête à quitter sa mère pour repartir au front, dans les Flandres, à Ypres… Et encore une fois, il va se retrouver confronté à l’horreur.
Comme auparavant, « La Grande Guerre de Charlie » ne se fait pas l’accusatrice unilatérale de l’ennemi d’en face, dénonçant aussi l’ennemi intérieur, comme le commandant Snell, militaire anglais dont le comportement inhumain et la bêtise cruelle déciment ses propres rangs… L’occasion pour les auteurs de raconter une nouvelle fois des faits avérés, comme la censure pratiquée par les gradés sur les lettres qu’envoyaient les soldats à leur famille. Le commandant Snell incarne l’ensemble de ces gradés qui – par leur suffisance, leur égotisme – malmenèrent leurs propres troupes, les humiliant ou les envoyant au casse-pipe pour un caprice aberrant… L’exemple de ces soldats que Snell envoie chercher de l’eau à découvert face au feu ennemi alors qu’il n’y d’autre urgence que son petit confort honteux immédiat en est un exemple édifiant. Mais comme « La Grande Guerre de Charlie » n’est jamais manichéenne ou simpliste, elle parle aussi de simples soldats qui profitèrent du conflit pour se montrer cruels envers les plus faibles, injustes et violents. La cruauté et la bêtise ne connaissent pas les grades ni les distinctions d’uniformes… De même, Pat Mills n’omet pas de parler de la grandeur d’âme et de l’humanité de certains militaires, qu’ils soient gradés ou non. Et puis il y a aussi les chevaux, acteurs malgré eux de cette guerre, qui subissent et qui meurent…
Les dessins de Colquhoun sont toujours aussi puissamment réalistes tout en gardant leur aspect « comics », capables de nous faire voir et comprendre les choses même lorsqu’il s’agit de scènes où des fatras de terre, de boue, de ferraille et d’ossements se mélangent en d’affreux paysages. Les compositions, les contrastes, les mouvements et les explosions sont extrêmement bien rendues, donnant à tout ceci une véracité implacable. L’édition reprend évidemment les planches qui étaient parues en couleurs à l’époque, même si l’art de Colquhoun n’est jamais aussi beau qu’en noir et blanc. Comme d’habitude, le volume se clôt sur des notes de Pat Mills qui revient en détails sur les épisodes de l’album, précisant ses intentions et rappelant les sources de son travail, et sur un dossier signé Steve White, qui nous parle ici de la vie dans les tranchées. « La Grande Guerre de Charlie » mérite plus que jamais qu’on s’y intéresse, à la fois pour ses qualités stylistiques (graphiques et narratives), le propos qu’elle tient, son esprit et son intelligence… et bien sûr la terrible vérité historique qu’elle met en lumière.
Cecil McKINLEY
« Eerie & Creepy présentent Richard Corben » T1
Éditions Delirium (25,00€) – ISBN : 979-10-90916-10-4
« Eerie » T2
Éditions Delirium (27,00€) – ISBN : 979-10-90916-09-8
« La Grande Guerre de Charlie T5 : Les Tranchées d’Ypres » par Joe Colquhoun et Pat Mills
Éditions Delirium (22,00€) – ISBN : 979-10-90916-08-1
Jeff Jones est une fille maintenant ? donc techniquement Louise Simonson est lesbienne
Décidément, M’sieur Lebourdais, quelle finesse……..
Je n’ai rien compris à la « finesse » du commentaire de Mr Lebourdais.
Quel intérêt de poster une phrase comportant le mot lesbienne avec un smiley en commentaire à un long et érudit article? BDZOOM est un site sérieux, les trolls n’ont rien à y faire…
Oui oui, François, c’est bien de cette « finesse »-là dont je parlais… ironiquement, bien sûr.
C’est sûr que de voir un tel commentaire accolé à mon article, ça ne m’enchante guère… Même un troll aurait été plus fin… Et ça tombe mal, car Jeff Jones est une personne pour qui j’ai une admiration – et même une affection – assez profonde… Cette vulgarité potache irrespectueuse est très déplacée.
Merci de votre réaction,
Bien à vous,
Cecil