Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Disparition de Devi, le dessinateur mystère…
C’est par un récent courrier, envoyé par son épouse Vittoria, que le libraire et historien de la bande dessinée Gérard Thomassian (librairie et éditions Fantasmak) a appris le décès d’Antonio De Vita qui signait Devi, survenu le 2 février dernier. Profitons de cette triste occasion pour revenir, en détail, sur ce dessinateur mystère et son chaotique destin…
Pendant de longues années, l’identité du dessinateur Devi a été une énigme pour les lecteurs nostalgiques du « Petit Duc » : une longue série publiée de 1955 à 1961 dans le petit format Kiwi des éditions Lug. Les aventures dramatiques du petit Duc Mirko, de son chien-loup Rex et de son ami Stem évoluant dans un monde sombre où règne la terreur imposée par un régime totalitaire étaient signées d’un simple nom : Devi.
Les éditions Lug, alors incapables de renseigner les curieux, c’est un lecteur passionné, Jean-Yves Guerre, qui s’est attelé à éclaircir ce mystère. Il lance un site Internet en 1998, lequel est suivi par la publication d’un ouvrage révélateur, en 2002 : « Le Mystère Devi …dévoilé ». Outre la reproduction de nombreux documents, on y apprend que, sous la mystérieuse signature, se cache Antonio De Vita, né à Tropea, en Calabre, le 26 avril 1923.
Après une enfance difficile (la Calabre est une région très pauvre de l’Italie), il travaille comme instituteur-remplaçant de 1943 à 1947 où « il doit voyager à pied, partant quelquefois en pleine nuit, pour arriver à temps dans les écoles de petits villages éloignés, parfois situés sur d’abruptes collines. » (1)
En avril 1947, De Vita arrive à Milan où il publie, entre autres travaux précaires (conception de vêtements pour une revue féminine, illustrations, peintures, jeux…), ses premières bandes dessinées pour un salaire de misère : le domaine du dessin l’ayant attiré depuis sa jeunesse. Sur son très précis blog personnel (http://guerre.pagesperso-orange.fr/turgel/08production.htm), Jean-Yves Guerre a pu recenser sa signature sur l’encrage d’un épisode de « Tom Mix » par Enzo Magni chez Giurma, sur la série « Za-La-Mort » chez Stellissima ou sur « Le Grandi Avventure » pour Albi ICE (qu’il signait sous le pseudonyme d’Ottavio Endina, anagramme d’Antonio De Vita) et sur neuf fascicules de Maschera Blu pour Editoriale Sportiva de Vincenzo Baggioli…
Pour cet éditeur, Devi collabore aussi à la revue Sportivetto avec la courte série « Il Figlio della prateria » (scénario de Cesare Solini, en 1948), dont seulement trois numéros sur les neuf préparés ont été publiés, et il dessine « Masampa » en 1949, une histoire d’une centaine de planches qui ne sera hélas pas commercialisée pour cause de faillite de l’éditeur… : « De tous ces travaux, tous plus variés les uns que les autres, faits sous la pression du besoin économique, Antonio se rappelle seulement de la difficulté à les obtenir, des salaires insuffisants et des diverses complications qui ne lui permettent à aucun moment d’exprimer sa fantaisie ou ses qualités artistiques. » (1)
Outre la réalisation de nombreuses illustrations pour des livres d’enfants et des encyclopédies édités par Mondadori entre 1949 à 1954 (d’autres grands dessinateurs y participent également, à l’instar de Guido Zamperoni, Rinaldo D’Ami, Franco Caprioli, Mario Zampini, Giani Carlo ou Paolo Piffarerio), il réussit surtout à travailler, à partir de 1948, pour les éditions Alpe : la grande maison d’édition milanaise de l’époque. Il y livre, à tour de bras, moult jeux graphiques, énigmes ou illustrations.
On lui confie toutefois l’écriture de scénarios pour d’autres collaborateurs et la mise en images de quelques bandes dessinées : « Le Avventure di Graziella » (série parue dans Gli Albi di Graziella dont Devi aurait dessiné treize numéros d’avril à juin 1948),
vingt-trois fascicules du western « Razzo Bill » initié par Francesco Gamba en 1948 (Antonio De Vita y a pris le relais à partir du n° 58 du 29/04/1948 de la troisième série.) — en France « Razzo Bill » a été publié sous le titre « Les Contes du Farwest » aux éditions Élan, mais Jean-Yves Guerre ne sait pas si ce sont les épisodes de De Vita – et quelques numéros de la série « Jimmy et Johnny » dans la collection Piccole Storie en 1949 (Devi y signait D.V.A.).
Il publie aussi, entre mars 1950 et septembre 1953, onze histoires complètes historiques ou oniriques qui vont compléter le sommaire de la collection Gaie Fantasie consacrée aux histoires humoristiques de Pipo (Cucciolo) : « C’est ainsi que ses superbes adaptations de contes vont se retrouver perdues dans ces fascicules et laisseront les exégètes italiens indifférents. On y décelait pourtant les prémices de son art : un dessin d’une extrême finesse, des décors baroques, une atmosphère mystérieuse. Les adaptations françaises sont presque toutes parues en récits complémentaires à la S.A.G.E. dans Le Petit Shériff. » (2)
D’autres courts récits médiévaux ou de l’Ouest sont également publiés aux éditions Alpe : un dans Yabu en 1952, un dans Rodeo entre 1953 et neuf dans Cucciolo (ou Cucciolo Almanacco) entre 1953 et 1959. Plus tard, Devi illustrera aussi six épisodes d’une autre série pour Alpe : « Sigmar, l’uomo volante », publiée dans Picchiarello (d’octobre 1960 à mars 1961) et seulement en 1978 dans le pocket Blek des éditions Lug pour sa version française.
Entre-temps, sa rencontre avec Marcel Navarro (voir notre « Coin du patrimoine » : Marcel Navarro alias J.-K. Melwyn-Nash), responsable des éditions Lug, marque le début d’une collaboration fructueuse qui se poursuivra jusqu’en 1961 : « En 1954, Navarro possède plusieurs idées de scénarios et il recherche un dessinateur pour les illustrer. Il en fait part à Leonello Martini, l’un des responsables des éditions Alpe, qui lui propose De Vita. Mieux inspiré que son confrère italien, Navarro ne tarde pas à découvrir les étonnantes qualités de cet auteur et à les exploiter. » (2)
Devi commence par livrer, dans la revue en petit format Pipo, l’adaptation fidèle du « Chevalier d’Harmental » d’après le roman de cape et d’épée d’Alexandre Dumas.
Après ces douze épisodes de douze planches chacun parus dans Pipo (du n° 44 du 20 décembre 1954 au n° 56 du 5 juin 1955, sauf au n° 51), Devi retrouve ce romancier avec « L’Aigle de Clermont ».
Il s’agit du premier volet de l’adaptation en quatre parties de « La Dame de Monsoreau » : « L’action du roman se situe au XVIe siècle, au milieu des intrigues de la cour de France, et le récit relate la romantique et tragique histoire d’amour entre la belle Diane de Méridor et Bussy d’Amboise. Une lecture parallèle avec la bande dessinée permet de constater qu’après une entrée en matière strictement conforme à l’œuvre de Dumas, De Vita s’en écarte résolument, supprimant des passages non essentiels au profit des combats et des rebondissements. » (2)
« L’Aigle de Clermont » (seize épisodes de douze planches chacun parus dans Pipo, du n° 57 du 20 juin 1955 au n° 75 du 5 février 1956, sauf aux n° 58, 63 et 71) est suivi par trois autres volets :
— « Le Chevalier de la vengeance » : vingt-et-un épisodes de douze planches. Publiés dans Pipodu n° 76 (20.2.1956) au n° 100 (20.12.1956), sauf aux n° 79, 86, 90, 99.
— « La Perle de Ahjndar » : seize épisodes de douze planches souvent simplement titrés « L’Aigle de Clermont ». Publiés dans Pipo du n° 178 (5.10.1959) au n° 193 (20.5.1960).
— « Le Cavalier sans nom », quatrième et dernier volet de la saga qui ne sera proposé qu’en 1977 : « En effet, les éditions Lug, après avoir rééditéé́ les trois premières parties dans le bimensuel Blek (n° 277 à 315), en profitent pour compléter enfin le cycle, après avoir curieusement gardé toutes ces planches inédites pendant seize années » (2) ; soit vingt-six épisodes de douze planches publiés du n 316 (5.4.1977) au n 328 (5.4.1978).
Outre ces séries de cape et d’épée, genre qui est très prisé à l’époque, Navarro désire que Devi mette en dessins l’une de ses histoires, calquée sur la série italienne « Piccolo Re » que dessinait Lina Buffolente (traduite en France sous le titre « Le Petit Roi » dans Brik Yak : « On est en terrain connu, d’autant que c’est Marcel Navarro en personne qui a traduit cette série en français. L’éditeur lyonnais n’a jamais caché cette filiation, il a donc fourni à De Vita une trame de départ. » (2)
En effet, même si Devi préfère élaborer une intrigue de sa conception, Navarro lui donne comme consigne de créer une bande parlant d’un jeune garçon noble fuyant sa patrie à cause d’une guerre et participant au conflit au titre de son ascendance royale : « Mais là où “Le Petit Roi” s’enlise dans un scénario à l’eau de rose, devenu aujourd’hui illisible, “Le Petit Duc” devient une flamboyante épopée sous la plume magique de De Vita. Prenant comme prétexte que Mirko veut retrouver son père, disparu on ne sait ni où ni pourquoi, l’auteur retire son héros du cadre trop réducteur d’une histoire de résistance et le fait voyager dans des contrées lointaines et des mondes ignorés. » (2)
Au total, soixante-cinq épisodes de trente-deux planches sont publiés dans Kiwi, du n° 1 (10.9.1955) au n° 69 (10.1.1961), sauf aux n° 41,45, 49, 52, et réédités dans Blek (du n° 135 au n° 276), puis partiellement dans Kiwi, du n° 540 au n° 582. (3)
Au début de 1961, la signature de Devi disparaît brutalement des pockets des éditions Lug, la conclusion du « Petit Duc » semblant avoir été hâtivement exécutée.
Son trait sombre, ses personnages inquiétants, ses décors aux frontières du fantastique ont pourtant marqué une génération de lecteurs qui n’ont pas oublié Mirko : « Selon la version de Marcel Navarro, De Vita aurait disparu sans laisser d’adresse. On apprend dans l’ouvrage de Jean-Yves Guerre qu’il existait un contrat entre Lug et les éditions Alpe (contrat dont De Vita n’eut connaissance que plus tard : en employant De Vita, Lug devait, tout en le rémunérant, régler une commission à Alpe. Pour éviter ces frais supplémentaires, l’éditeur lyonnais chercha à s’approprier l’exclusivité de son travail et lui demanda de venir s’installer en France. De Vita raconte que, peu désireux de quitter son père malade, il refusa et Lug le somma alors de mettre un terme à ses séries en cours, d’où l’explication de la fin frustrante du « Petit Duc », condensée en quelques pages. Ainsi,’l’aspect financier serait l’unique motif de cette rupture ? Le lecteur ne peut qu’être déçu par cette révélation. De Vita clame que, lui, souhaitait poursuivre « Le Petit Duc » et « L’Aigle de Clermont ». Quel gâchis ! » (2)
Aujourd’hui, toujours grâce à Jean-Yves Guerre, on sait De Vita a poursuivi sa carrière de dessinateur en Italie. Il a d’abord réalisé six épisodes de « Maschera Nera » publiés du 12 octobre au 15 novembre 1963 aux éditions Corno à Milan, sur scénarios de Luciano Secchi (alias Max Bunker). Cette série, produite à la va-vite, passera totalement inaperçue quand elle sera partiellement traduite en France, sous le nom du « Justicier masqué », dans les mensuels Akim (en 1963) et Bengali (1964 à 1969) des éditions Aventures & Voyages.
De 1963 à 1977, on retrouve sa signature sur de très nombreuses illustrations destinées à une encyclopédie en seize volumes ayant eu pas moins de cinq rééditions aux éditions Fenu, ainsi que dans des livres scolaires pour l’apprentissage des langues. Hélas ! Les commandes se faisant de plus en plus rares, Devi se voit contraint de travailler en usine jusqu’en 1988, année où il prend sa retraite.
Toutefois, il reprend son crayon en 1999 pour illustrer, sous forme de bandes desséesée, un ouvrage sur le diabète qu’il coécrit avec Gabriele Allochis.
Ensuite, en décembre 2003, dans le n° 582 de Kiwi, on découvre un nouveau récit de Devi (« Le Marais ensorcelé »), réalisé spécialement pour l’occasion. C’est d’ailleurs avec un incommensurable plaisir et beaucoup d’émotion que le jeune rédacteur en chef Thierry Mornet présente cette histoire inédite réalisée spécialement pour les éditions Semic, à l’occasion de l’ultime numéro de ce mythique pocket : « Je vous laisse apprécier, le long de ces seize planches pleines de poésie et de fantaisie, la beauté et la finesse que le trait de Devi, âgé de quatre-vingts ans, a su conserver. Plus qu’une simple histoire, il s’agit là d’un document, d’un témoignage offert par un très grand auteur de la BD populaire injustement méconnu. »
En effet, Devi appartient à ces créateurs modestes et talentueux qui ont contribué à l’histoire de la bande dessinée, bien loin des fracas médiatiques d’aujourd’hui. Ses vieux lecteurs ne l’oublieront pas.
D’ailleurs, si l’on peut encore se procurer ses récents portfolios consacrés au « Petit Duc » et à « L’Aigle de Clermont » à la librairie Fantasmak (voir http://www.fantasmak.com), ce serait une heureuse initiative que de rééditer l’intégralité – ou tout du moins une partie – de son œuvre.
Henri FILIPPINI et Gilles RATIER
(1) Extrait du « Mystère Devi …dévoilé » par Jean-Yves Guerre, auto-édition datant de juillet 2002 : disponible chez l’auteur, 14 chemin de Louversey, 27190 Ferrières Haut Clocher.
(2) Extrait du troisième volume du tome 2 de l’« Encyclopédie Thomassian des bandes dessinées » par Gérard Thomassian, consacré à l’année 1955 des éditions Lug et particulièrement au pocket Kiwi ; publiée chez Fantasmak éditions en 2016 (voirDu patrimoine érudit…).
Ces extraits étaient déjà disponibles sur Internet sur http://www.fantasmak.com/editions/Devita.pdf, le site de Fantasmak.
(3) Il existe cependant une autre histoire du « Petit Duc » jamais publiée en France. Il s’agit de « L’Amuleto de Yuga » : trente-quatre planches dessinsée pour la collection personnelle d’un fan privilégié, en mai 2006.
Merci pour ce passionnant article!
Merci pour cet hommage à Devi et à son fabuleux Petit Duc .
.Merci….Ca fait plaisir d’en savoir plus sur la carriere de ce grand dessinateur qui a marqué ma jeunesse par ses bd à l’ambiance si étrange et mysterieuse….
PS: merci aussi à Jean-Yves guerre et à ses recherches…
superbe documentaire sur la vie et l’oeuvre de Devi
en plus de l’excellent ouvrage de Jean-Yves Guerre qui a réussi a retrouver cet auteur
j’aimerais avoir l’adresse de son epouse afin de lui envoyer un petit mot de condoleance ainsi que des remerciements pour tout le bien et les reves qu’il m’a procure lorsque j’etais môme
alors si quelqu’un a sa derniere adresse en Italie ,je lui serais reconnaissant de me la faire connaitre
merci
c’est avec un grand émoi que j’écris ces quelques lignes pour exprimer mes profondes remerciements et mes sincères appréciations pour ce grand homme qui m’a fait rêver Etant môme , qui m’a entrouvert un monde de fantaisie et d’imaginaire que j’aurai certainement manque si les vents de la pensée m’avais échoué dans une île sans guide ; je veux dire un dessinateur pare de sens morale ,d’équité et de justice. je rend hommage a cet homme lorsque je revois de ses planches et quand un pincement de nostalgie me prend au coeur.
Bonjour
Je ceherches des renseignements sur Jean-François Giordano qui dessinait (Spiderman entre autres) sous le pseudo de Jerry Jordan
Merci d’avance
Cordialement
Eric
Remarquable article ! Deux précisions à propos de « L’aigle de Clermont » : la troisième partie, « La perle de Ahjndar », comprend seize épisodes et non pas vingt-six ; ces épisodes sont souvent titrés « L’aigle de Clermont » et non pas « La perle de Ahjndar ». Voir http://www.pastichesdumas.com/pages/General/BDAigleClermont.html pour plus de détails.
Amicalement
Merci Patrick pour tes félicitations et ces précisions : je viens de les incorporer dans l’article !
La bise (virtuelle) et l’amitié
Gilles
J’avais manqué cet article, je viens de le lire. Obligé à un moment de retourner bosser en usine, ce dessinateur a prouvé par la suite qu’il en avait encore dans le réservoir, en produisant de beaux dessins à plus de quatre vingt ans, comme vous le mentionnez, c’est impressionnant!