Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Cino Del Duca : de la presse du cœur à la BD…
Alors que Tintin et Spirou, les deux futurs fleurons de la bande dessinée franco-belge, n’en sont qu’à leurs balbutiements, les éditions Mondiales se positionnent en bonne place sur le marché de la presse des jeunes avec Tarzan, L’Intrépide et Hurrah ! que l’on peut alors qualifier de journaux à l’ancienne. Avant de nous lancer dans l’évocation de ces trois hebdomadaires incontournables de l’après-guerre, il est bon de faire connaissance avec Cino Del Duca qui fut surnommé le roi de la presse du cœur.
Cino Del Duca : un géant de la presse populaire
Pacifico Del Duca est né le 25 juillet 1899 à Montedinove, un petit village de montagne des Marches dans le Centre-Sud de l’Italie. Surnommé Cino, il est l’aîné d’une fratrie de quatre garçons de Giosué et de Celsa Traini. Lui-même fils d’un père engagé auprès des chemises rouges de Garibaldi ayant combattu les Prussiens à Dijon en 1870, ce père instruit et fantasque fait sien le mythe garibaldien et finit par conduire sa famille à la misère. Ils doivent quitter leur village pour Ancône où, bien que bon élève, Cino abandonne l’école à 12 ans. Il connaît la misère, suit les cours du soir tout en travaillant pour aider les siens.
Il devient colporteur, vendant au porte-à -porte les fascicules sentimentaux publiés par Heiermann : un éditeur d’origine allemande installé à Amsterdam qui traduit des romans populaires en fascicules mal imprimés.
C’est en parlant avec ses clientes que le jeune homme comprend ce que les femmes attendent de ces publications bon marché. Brièvement ouvrier typographe avant de devancer l’appel, il rejoint l’armée en 1917 et se voit remettre la croix de guerre en 1918 pour son courage. Le conflit terminé, brièvement télégraphiste, il rejoint Milan et finit dépositaire pour la Lombardie, apprenant son métier de voyageur de commerce à ses frères :
Domenico (Mimmo) né en 1902 et Alceo né en 1907. Ils travaillent pour Heiermann, mais aussi pour Lotario Vecchi, un ancien homme de confiance de Heiermann, qui va devenir l’un des principaux acteurs de l’édition naissante de BD en Italie.
Pacifiste, sympathisant socialiste, antifasciste, Cino est arrêté en 1922 après l’arrivée de Mussolini à la présidence du Conseil. Libéré après quelques mois, un prêt de 10 000 lires lui permet d’acheter une presse et de fonder sa propre maison d’édition, en 1928, avec le concours de ses deux frères : la Casa editrice Moderna. Le succès arrivera en 1930, lorsqu’une jeune femme alors inconnue, Luciana Peverelli, leur écrit son premier roman d’amour et d’action, « Cuore garibaldino » (« Cœurs garibaldiens »), publié pendant 180 semaines, avec un succès croissant, en fascicules hebdomadaires.
Combattant le régime fasciste prôné par Mussolini, Cino Del Duca rejoint la France en 1932, avec 500 000 lires en poche (environ 500 000 euros).
Cette somme lui permet d’ouvrir la Maison éditoriale universelle à Paris (96 avenue de Saint-Ouen, puis au 31 rue des Panoyaux), où il traduit les fascicules de romans italiens dont il avait empli ses valises. Le premier récit publié est la traduction du « Cuore garibaldino » de Luciana Peverelli qui devient, dans la version française publiée en 1933, « L’Héroïne de la Marne ou amours et aventures d’une femme du peuple » par Pierre de Beaucourt. Ces intrigues sentimentales, aux multiples rebondissements, séduisent les lectrices de plus en plus nombreuses au fil des semaines. Rapidement diffusées par Hachette, ces brochures bihebdomadaires de 16 pages, ensuite réunies en fascicules de 32 pages, affichent bientôt le nom de sa nouvelle société : les éditions Mondiales, créées en 1934.
En Italie, tout en poursuivant la publication de romans sentimentaux, ses frères abordent la presse des jeunes avec la création des magazines Il Monello (L’Espiègle) en 1933, La Riseta en 1934, Intrepido et Nove novelle en 1935 et Gli Albi dell’Intrepido en 1937, lesquels publient tous des bandes dessinées.
En France, face au succès du Journal de Mickey que vient de créer Paul Winkler, (voir : 80 bougies pour Le Journal de Mickey [première partie]), Cino Del Duca se lance à son tour dans l’aventure de la presse des jeunes avec la publication de Hurrah ! dont le premier numéro paraît le 5 juin 1935.
Ce grand hebdomadaire d’aventure de huit pages est rejoint, en 1939, par le Supplément de Hurrah !. Il propose des traductions de séries américaines et italiennes (« Tarzan », « Bob l’aviateur » [« Scorchy Smith »], « Brick Bradford », « Le Roi de la police montée » [« King of the Royal Mounted »], « Les Boucaniers » [« Hawks of the Seas »]…),
puis est suivit, le 8 mars 1936, par L’Aventureux où évoluent les « Conquérants de l’avenir », « Don Winslow », « Donald Dixon », « Les Aventures de François » [« Terry and the Pirates »], « Charlie Chan », « Le Roi du Far-West » [« Red Ryder »]…,
et enfin, l’année suivante, par les fascicules de la collection L’Audacieux (le bimensuel puis hebdomadaire éponyme étant publié de janvier 1941 à août 1942).
À leur disparition pour cause de guerre, Hurrah !  flirte avec les 300 000 exemplaires, L’Aventureux avec les 200 000. Ils seront remplacés après-guerre par Tarzan (en septembre 1946), L’Astucieux (en mai 1947), L’Intrépide (en décembre 1948)…
Dès la déclaration de la guerre en septembre 1939, Cino Del Duca — dont l’antifascisme se réveille —, verse 1 000 francs (environ 450 euros) au gouvernement, puis 500 francs au Régiment de marche des engagés volontaires étrangers, pour soutenir l’effort de guerre. Il rêve de former une unité combattante inspirée des légions de Garibaldi, mais peu encouragé par le gouvernement français, il doit abandonner son projet.
Arrêté en juin 1940, Cino Del Duca est envoyé au camp de concentration du Vernet, dans l’Ariège, où il connaît les sévices de la part de ses gardiens gendarmes français. À cette époque, les éditions Del Duca continuent à publier, depuis Nice, des collections de récits complets comme Les Aventuriers d’aujourd’hui ou Les Grandes Explorations qui proposent, de 1937 à 1944, de grands héros américains (Connie, Charlie Chan, King, Superman…), mais aussi l’hebdomadaire Les Belles Aventures (à partir de décembre 1942)
Del Duca entre en Résistance en 1943 (on dit qu’il était agent double, travaillant pour l’Allemagne pour mieux renseigner la Résistance française, ce qui lui vaudra quelques problèmes à la Libération) et doit attendre la fin de la guerre pour redonner vie aux éditions Mondiales. Dès l’après-guerre, la bande dessinée est présente chez l’éditeur, tout d’abord sous forme de fascicules à parution irrégulière proposant des récits complets, qui sont publiés lorsqu’il y a du papier de disponible, denrée rare à cette époque : collections Aventures illustrées en 1944, Les Belles Aventures et Fantôme en 1945, Tarzan, Le Corsaire de fer, Les Grandes Aventures et Audace en 1946, Les Classiques en images en 1947, Satanax, Hurrah ! et Tom Mix en 1948…
Dès 1942, Cino Del Duca se lance dans la publication de magazines pour les femmes comportant des lectures romanesques et des conseils pratiques, en participant au lancement des revues Sensations et Sentiments. Inspiré par l’hebdomadaire féminin Grand Hôtel, publié en Italie par ses frères à partir de juin 1946 et où cohabitent romans photos, récits dessinés au lavis, romans, nouvelles, mode…, il crée les magazines Nous Deux et Intimité. Ces fleurons de cette presse du cÅ“ur dont il publiera jusqu’à 14 titres (dont Boléro, La Vie en fleur, Secret de femmes,  Modes de Paris…) au milieu des années 1950 obtiendront un énorme succès auprès d’un lectorat féminin qui apprécie cette bouffée de bons sentiments, après les années sombres de l’Occupation.
En 1947, il épouse en Simone Nirouet-Bassuet, sa secrétaire depuis 1939. Raymond Poïvet aimait raconter que c’est la future épouse du patron, par ailleurs fort aimable, qui réceptionnait les planches qu’il livrait pour Nous Deux. Notons, au cours de ces années fastes, l’extension de l’empire Del Duca avec la création de maisons d’édition, d’une société de production cinématographique (« Touchez pas au grisbi » de Jacques Becker, « Le Ballon rouge » d’Albert Lamorisse, « L’Avventura » de Michelangelo Antonioni…), de librairies portant son nom (dont une située boulevard des Italiens, à Paris), d’imprimeries parmi les plus modernes d’Europe… et la reprise du quotidien Paris Journal (ancien Franc Tireur) devenu Paris-Jour — premier quotidien français de format tabloïd —, ainsi que la création de Télé Poche, modèle du petit format dans les programmes de télévision, en 1965.
Paris-Jour, tout comme Télé Poche, accorde une place honorable à la bande dessinée, publiant des dessinateurs comme Pierre Frisano, Angelo Di Marco, Remy Bourlès, André Chéret, Cardus, Ferrari… et des traductions étrangères. La vogue des pockets l’incite à créer, à partir de 1955, sa propre gamme de magazines, se différenciant de la concurrence avec des journaux moins épais et bon marché : Dicky, Old Bridger, Buffalo Bill, Creek, Joe Texas, Pitchounet, Tom Nickson, Yo-Yo, Saxo…
Croyant en l’avenir d’une presse BD féminine, il s’associe, à la fin des années 1950 avec Marijac (créateur du célèbre Coq hardi ; voir Coq hardi : vie et mort d’un journal [première partie] et Coq hardi : vie et mort d’un journal [deuxième partie]) qui, après ses déboires avec les éditions de Montsouris, publie avec succès l’hebdomadaire Mireille (voir nos quatre longs articles sur cette revue : Mireille, un hebdomadaire pour le lectorat juvénile féminin… [première partie], Mireille, un hebdomadaire pour le lectorat juvénile féminin… [deuxième partie], Mireille, un hebdomadaire pour le lectorat juvénile féminin… [troisième partie] et Mireille, un hebdomadaire pour le lectorat juvénile féminin… [quatrième et dernière partie]).
L’association entre les deux hommes prendra fin au bout de quelques années, Marijac, bien que trouvant l’homme sympathique, mais dur en affaire, lui abandonne le titre pour lancer Frimousse.
Avant tout homme de presse, l’aventure de l’album encore balbutiant ne le tente pas. Il se contente de publier en librairie des fascicules complets de grand format de « Dicky le fantastique » de Robert Moreau et des séries américaines « Tarzan » ou « Arthur et Zoé ».
Cino Del Duca, qui a reçu la Légion d’honneur des mains du général De Gaulle en 1950, est mort brutalement lors d’un voyage à Milan en Italie, le 24 mai 1967.
Simone Del Duca poursuivra son œuvre jusqu’en 1979 en France, et jusqu’en 1994 en Italie.
Son frère Alceo disparaît en 1979, Domenico l’année suivante.
Avec le concours de Cino, ils ont régné eux aussi sur la presse populaire italienne, créant le quotidien Il Giorno en 1956 avec Gaetano Baldacci et Enrico Mattei, les magazines féminins Grand Hôtel, Intimitá, Confessioni, Stop…
Et comme nous l’avons vu L’Intrepido et Il Monello pour la jeunesse (hebdomadaires vendant, respectivement, 1 100 000 exemplaires et 6 000 000 exemplaires au cours des années 1950).
C’est donc cet homme hors du commun qui lancera Tarzan, L’Intrépide et Hurrah !, fameux hebdomadaires de l’après-guerre, dont nous vous inviterons prochainement à suivre l’histoire…
Henri FILIPPINI
Notes et compléments bibliographiques, relecture et mise en pages : Gilles Ratier
Note : Texte réalisé avec le concours de l’article de Thierry Crépin publié dans le n° 84 (hiver 1997) du Collectionneur de bandes dessinées et celui de Paolo Telloli dans le n° 50 (avril 2009) de la revue Ink. Voir aussi l’excellent ouvrage « Cino Del Duca : de Tarzan à Nous deux, itinéraire d’un patron de presse » par Isabelle Antonutti, aux Presses universitaires de Rennes, que nous avons évoqué dans l’article Walter Molino : un maître oublié de la bande dessinée italienne.