Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...MARC WASTERLAIN ET PAOLO COSSI
Deux éditeurs : Mosquito et Vertige Graphic. Deux auteurs : Marc Wasterlain et Paolo Cossi. Deux tome 2 de deux séries : « Les Pixels » et « Hugo Pratt, un gentilhomme de fortune ». Deux raisons de se réjouir, donc, dans cette double chronique.
« Les Pixels » T2 : « Les Pixels et les robots »
Que vous ayez 7 mois ou 777 ans, c’est avec un plaisir éclatant que vous retrouverez les jeunes héros de Wasterlain pour ce deuxième opus tonique paru dans la collection jeunesse de Mosquito (« Lily Mosquito »). Oui, c’est bien le plaisir qui prime avant tout ici, et la lecture de ces « Pixels et les robots » en procure encore plus que le premier tome – c’est en tout cas mon sentiment. Le premier volume mettait en scène les personnages et le concept dans une vraie fraîcheur d’esprit ; maintenant que les présentations sont faites, voici donc venu le temps pour notre ribambelle trop top de s’élancer et de prendre de l’ampleur en embrassant même une thématique tenue tout au long de cet album composé de quatre histoires. L’idée d’une thématique en plusieurs tableaux est une rudement bonne idée de la part de Wasterlain, car cela nous fait mieux nous familiariser avec les personnages, selon un « petit théâtre » amenant les choses par touches successives. C’est très agréable. Et puis le thème choisi, celui des robots, donc, est traité avec tout le talent et l’ingéniosité de Wasterlain, sachant une nouvelle fois mêler classicisme et modernité avec une fausse désinvolture qui fait plaisir à lire. On repense avec nostalgie à toutes ces histoires de bande dessinée franco-belges où la présence d’éléments de science-fiction n’arrivait pas pour autant à faire basculer le récit dans la nature de ce genre (phénomène plus visible chez Dupuis qu’au Lombard). Pour n’en citer qu’un, remémorons-nous le fameux Radar le robot qui apparut de manière fracassante dans deux des premières aventures de Spirou et Fantasio créées et dessinées par André Franquin (1947-48) : nous étions toujours dans l’aventure comique dessinée « à la belge » (et c’est important), cette nature étant si forte qu’elle pouvait intégrer tous les genres sans jamais devenir autre. Mais revenons à nos Pixels, nom d’un blog !
Vous savez, ce qui me fait tant plaisir à lire, dans cet album ? Eh bien c’est que c’est du Wasterlain, tout simplement, et que ça reste du Wasterlain, car envers et contre tout Wasterlain reste Wasterlain. Il n’a pas plié. Le trait a quelque peu changé, certes – et c’est normal, car cet auteur ne se fige pas, il évolue –, mais on y retrouve tout son génie décalé, au point que dès la première image de la première planche de la première histoire, j’ai bloqué comme un benêt devant le dessin insensément juste et expressif d’un pneu de mini moto… Je me suis dit « mon dieu, si je commence l’album comme ça, je n’ai pas fini ! » Car elles sont nombreuses, encore, toutes les petites merveilles graphiques de Wasterlain, dans cet environnement parfois étonnamment épuré. Wasterlain continue de triturer les formes, ne s’attardant plus sur les détails du décorum pour mieux aller à l’essentiel du sujet et en tirer l’expressivité la plus graphique possible. Disons-le : ses dessins de robots sont une pure merveille de simplicité, véritable synthèse des formes les plus reconnaissables et mythiques du genre. Ces robots n’appartiennent qu’aux Pixels, mais on retrouve en eux l’archétype total de cette figure si emblématique qu’est le robot de notre bonne vieille science-fiction. Wasterlain nous fait replonger dans tous nos souvenirs de films, d’illustrations, de bandes dessinées qui ont modelé notre imaginaire, identifiant la science-fiction dans le bain de la conscience collective. Le robot de Wasterlain est le robot type, le robot brut, le robot hommage absolu. J’adore !!!! Et puis il y a aussi les histoires. Des histoires moins « charmantes » qu’on pourrait le croire, car n’oublions jamais que Wasterlain est un tendre révolté, et donc tout sauf un gnangnan ! En effet (à moins que ce soit moi qui yoyote et interprète), le savant fou de petite taille qui mène la vie dure à nos amis et veut devenir le maître du monde ressemble furieusement à une certaine personnalité qui siège tout en haut de l’État en ce moment, si vous voyez ce que je veux dire (je ne le cite pas non par lâcheté, mais par hygiène). Quoi qu’il en soit, si vous avez envie que vos enfants lisent autre chose que l’abject commercial qu’on leur donne trop souvent en pâture, je vous conseille vivement de leur acheter « Les Pixels » de Monsieur Wasterlain : ils y trouveront humour, tendresse, musique, aventure, ironie, humanisme, et tant d’autres choses dont nous avons tous tant besoin… Merci, Marc, de continuer à dessiner. Et c’est un lecteur de la première heure qui vous le dit, bien trop vieux pour faire sa Lily !
(Voir aussi notre chronique du tome 1 : http://bdzoom.com/spip.php?article4160 et le » Coin du patrimoine » que nous avons consacré à Marc Wasterlain : http://bdzoom.com/spip.php?article4163).
« Hugo Pratt, un gentilhomme de fortune » T2 : « Venise »
Autre ambiance, autre univers, avec la suite de cette biographie romancée d’Hugo Pratt en bande dessinée, réalisée par le jeune artiste italien Paolo Cossi. Mettre en Å“uvre une biographie libre et en bande dessinée d’Hugo Pratt, voilà qui était un projet casse-gueule en diable ! Un véritable défi ! Car comment aborder la chose sans que se fasse sentir une terrible pression sur les épaules de l’auteur, pouvant s’attirer quoi qu’il arrive les foudres de certains passionnés extrémistes n’attendant que ce genre de chose pour se réveiller et sortir de leur collectionnite mortifère afin d’aboyer plus fort que de raison ? Comment parler de la vie d’Hugo Pratt, une vie que lui-même réinventait au jour le jour, avec malice et dans une jouissance folle mais profonde, interne, de l’imaginaire en action ? Pratt, auteur exigeant et foisonnant, ne cessa de vouloir abolir les frontières entre fantasme et réalité, avec pourtant en lui cet ancrage farouche au noyau enfoui de sa vérité. Hugo Pratt, Corto Maltese… Hugo… Corto… aussi semblables que différents, dans une ambivalence faisant bifurquer le réel dans des chemins de traverse parsemés d’indices et de faux amis. Le labyrinthe fait homme. Dès lors, soit on essaye de coller au plus près de la réalité en passant au crible toutes les incohérences et fantasmagories afin de retrouver le vrai visage des choses derrière le masque de la tragi-comédie, soit il faut jouer le même jeu que Pratt, et là , en s’éloignant de la réalité à ses côtés, nous arriverons peut-être finalement à être plus proche de la vérité que par n’importe quel autre processus. C’est le parti qu’a intelligemment pris Paolo Cossi, s’appuyant autant sur le réel vérifié et vérifiable que sur les inventions biographiques du maestro pour bâtir une biographie libre et sensible, en regard de l’attitude de l’auteur et de son Å“uvre. J’ose penser que ce « Hugo Pratt, un gentilhomme de fortune » aurait plu à Hugo Pratt, car répondant à son exigence de l’existence du rêve, du souhaité, du vécu transmuté. Le titre même est un merveilleux hommage à la vie de Pratt, à ses influences, ses personnages, concrètement ou intellectuellement. Cossi prend donc Pratt à son propre jeu, en toute amitié, avec tendresse, avec amour, même : cela se sent dans l’intention graphique, la mise en pages, l’utilisation de photos et de poèmes dédiés à Venise, la plus belle parmi les belles… Un hommage respectueux qui n’hésite cependant pas à se moquer ouvertement de certains travers de Pratt, et c’est en cela qu’il s’approche aussi de la véritable nature de cet être riche et complexe. Et là où l’on peut commencer à en rire, non pas contre lui mais bien avec lui.
En se libérant de l’obligation de la réalité biographique stricte et non fantasmée pour construire ce projet (et donc du carcan des spécialistes prattiens qui – en entomologistes aguerris – pourraient pinailler sur l’exactitude de tel ou tel élément du récit afin de discréditer le projet), Cossi réussit à désincarcérer le mythe de ses convenances officielles, du sérieux ridicule se perdant en spécialisation vaine et discours obtus. Cossi, lui, se tourne vers Pratt lui-même, lui disant par le dessin et les mots qu’il sait que personne ne sait réellement qui il est, qu’il ne cherchera pas là où il n’y a plus à chercher ; mais qu’à telle époque, à tel endroit, il y avait un Pratt qui vivait ou rêvait sa vie. En se joignant à son désir de réinventer sans cesse sa vie, Cossi nous propose la plus véridique et improbable biographie de Pratt qui soit ; le tout porté par une certaine poésie propre aux Italiens, à la fois mélancolique, réelle, et très ancrée dans le moment même de l’existence, aigre-doux dans le bucolique. C’est en cela que je pense qu’Hugo Pratt n’aurait pas renié cette « biographie ». Parce qu’elle est autre chose que cela. Plutôt un rêve éveillé pendant lequel de vieilles photos ressurgissent, mélangées aux dessins de l’artiste vénitien devenu une véritable légende. Légende..? Peut-être est-ce bien cela, la clé de tout… Une légende, tout simplement. Le dessin de Paolo Cossi, paré d’encres aquarellées, est souple et énergique, et si l’on peut être parfois surpris par son esthétique brute, il s’avère assez efficace, ne cherchant jamais à singer le style de Pratt – alibi que beaucoup auraient pris – mais essayant plutôt de lui faire référence en échos, souvent le temps d’un détail, d’un petit rien qui regorge de tout l’esprit de Pratt. Rien à voir au niveau du style, donc, mais une gestuelle décomplexée qui ne recherche pas l’ornementation ou la private joke facile. Ce qu’il y a de particulièrement agréable, dans cet album, ce sont le découpage et le rythme qui engendrent une lecture d’une grande fluidité ; le récit coule comme une rivière, comme l’eau entourant Venise, sans pour autant oublier les ombres. Et puis il y a un humour omniprésent, surprenant et bienvenu, participant à la légèreté de cette Å“uvre qui parle pourtant de choses bien graves, souvent… Après un premier volume consacré aux années éthiopiennes, ce deuxième opus dédié à Venise la Magnifique, Venise la Mère entre toutes, Venise l’Indicible, tient toutes ses promesses, et fait de cette biographie romancée une tentative courageuse qui témoigne pour moi d’une vraie honnêteté créatrice se permettant d’aller là où il ne faudrait pas, dérangeant ceux qui figent les mythes par l’argent, et s’ouvrant à tous les possibles pour dépoussiérer les certitudes – qui plus est dans une forme classique, ultime pied de nez bienveillant.
(Voir aussi notre chronique du tome 1 : http://bdzoom.com/spip.php?article4331).
Cecil McKINLEY
« Les Pixels » T2 (« Les Pixels et les robots ») par Marc Wasterlain
Éditions Mosquito (13,00€)
« Hugo Pratt, un gentilhomme de fortune » T2 (« Venise ») par Paolo Cossi
Éditions Vertige Graphic (22,00€)