Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...La saga des « Rubinstein » : frères à la vie, à la mort…
De 1927 à 1948, les frères Rubinstein se heurtent à l’Histoire : pour Salomon, qui rêve de cinéma, comme pour Moïse, qui ambitionne de réussir dans ses études, le parcours sera semé d’embûches et de fatalités. Exclusions, antisémitisme, guerre et Shoah amèneront ces deux frères juifs à devoir faire preuve d’entraide et de débrouillardise… plus souvent qu’à leurs tours ! Brillamment scénarisée par Luc Brunschwig, cette saga familiale au long cours (quatre tomes parus chez Delcourt depuis 2020 ; neuf volumes prévus) sait éviter les lieux communs, usant savamment des flashbacks pour ménager le suspense. Retour aujourd’hui sur cette ambitieuse série, dessinée avec force détails par Étienne Le Roux et Loïc Chevallier, qui a pour but de raconter le récit de la diaspora juive au milieu du XXe siècle.
Pensée depuis plus de 20 ans (voir plus loin), initialement prévue au printemps 2020 et décalée – pandémie oblige – au mois d’août suivant, la chronique familiale des « Frères Rubinstein » permet à son scénariste d’aborder frontalement le thème de la Shoah, en plongeant au cœur de ses propres racines. Mettant en scène le destin de deux frères confrontés au pire, il commence par transposer (dès le tome 1 ; voir la chronique réalisée par Gilles Ratier) la mort des parents dans un pogrom ayant lieu non pas en Pologne ou en Ukraine, mais bien dans le Nord de la France, durant les années 1920. En parallèle, nous le comprenons très vite, l’intrigue bascule vers une autre temporalité : nous suivrons non seulement les aventures américaines des deux frères, désireux de rencontrer un producteur dans les années 1930, mais aussi le parcours de chacun des frères après le drame initial : Moïse en particulier, retourné en Europe et pris dans la nasse nazie de la solution finale, devient le « Coiffeur de Sobibór » (titre du T2 ; paru en octobre 2020). Contraint de faire ses preuves dans l’un des pires centres d’extermination de Pologne, il se souviendra d’avoir fort heureusement appris la coiffure à Paris en 1929 ; ce à l’heure où Salomon, accusé pour un crime qu’il n’avait pas commis, prenait lui-même la fuite…
Jouant avec les émotions et les rebondissements, la trame de la série pose de nombreuses questions liées aux espoirs de la population juive. Durant l’entre-deux guerres, la communauté juive de France, alimentée par la recrudescence de l’antisémitisme en Europe centrale et par le succès de l’Alliance israélite universelle (qui donne une culture française aux Juifs de Grèce et de Turquie), se chiffre à 200 000 personnes. Vers 1939, établie au nombre de 300 000 (plus 110 000 Juifs d’Algérie), la communauté est minoritaire : réduits à leur statut d’immigrés ashkénazes, les Juifs forment pour la plupart un prolétariat installé dans les quartiers de l’est parisien, comme le Marais ou la Bastille. Un fossé se creuse également entre ces immigrés et les élites, Juifs de France qui pratiquent le judaïsme consistorial, éloigné des traditions religieuses d’Europe centrale. Certains membres influents occupent également une place privilégiée dans la culture, les arts, l’industrie et la politique : citons pour mémoire Marcel Proust, Max Jacob, Henri Bergson, Tristan Bernard, André Citroën, Simone Weil ou Léon Blum, nommé Président du Conseil en 1936. Notons que le nom Rubinstein, connoté et choisi à juste titre pour cette série, pourra rappeler celui du pianiste – d’origine polonaise et naturalisé américain – Arthur Rubinstein (1887-1982).
Au sein des quatre premiers tomes, un même nombre de questions reviennent en boucle : comment les deux frères vont-ils survivre ? Vont-ils se quitter ou se rejoindre ? Salomon sauvera-t-il Moïse ? Leurs rêves aboutiront-ils ? Dans le tome 3 (« Le Mariage Bensoussan », paru en juin 2021), l’introverti Moïse a la possibilité de sauver l’un des passagers du convoi de Juifs qui vient d’arriver à Sobibór : mais qui choisir comme aide-coiffeur, et selon quelles compétences ou quels critères ? Le problème, crucial, humaniste et moral, peut aussi entraîner sa propre mort en cas de mauvais choix… Au sein de telles séquences, le lecteur admirera l’art de la narration dont font preuve les auteurs, rompus à l’exercice sur des expériences distinctes (« Holmes », « Le Pouvoir des innocents » ou « Luminary » pour Brunschwig ; « 14-18 » pour Étienne Le Roux et Loïc Chevallier) ou communes (« La Mémoire dans les poches » : trois tomes réalisés par Brunschwig et Le Roux de 2006 à 2017 chez Futuropolis). Plans alternés, inserts, raccords (regards, sons, objets, etc.) et transitions cinématographiques feront le bonheur des esthètes de la narratologie
Brunschwig connait son affaire, convoquant aux détours des bulles la langue yiddish pour confronter ses Israélites rêvant d’émancipation aux douloureuses réalités de l’époque. Concernant la genèse des « Frères Rubinstein », l’auteur explique : « Ce n’est pas vraiment ce que l’on pourrait appeler un projet récent (chez moi, ce ne sont jamais des projets récents, mais des trucs qui mûrissent depuis des décennies). Celui-ci a germé quand Laurent Hirn, le dessinateur du « Pouvoir des innocents » et du « Sourire du clown, » m’a présenté un de ses copains de promo aux Arts déco de Strasbourg, Fred Ruillier, qui à l’époque était graphiste dans une agence de pub (très bien payé) mais qui secrètement rêvait de revenir à ses premières amours : la BD… Nous sommes en 1994. On discute. Le garçon est tellement charmant qu’il est difficile de ne pas avoir envie de cheminer un bout de temps avec lui. De nos discussions, il est clair qu’on a un point commun : nous avons chacun un frère, dont nous sommes très proches et qui sont tous deux nos meilleurs amis. Nait ainsi l’idée d’une saga familiale entre deux frères, qui s’aiment follement, mais qui n’ont pas forcément la même vision de la vie et de la façon de l’aborder. Le soir même, passe à la télévision « L’Arnaque » de George Roy Hill, avec Paul Newman et Robert Redford, une intrigue qui se passe dans les années 1930… L’époque est géniale, les costumes, les architectures, les USA, tout est génial. J’en parle avec Fred qui adore et je commence à monter une intrigue d’aventure avec deux frères juifs (me basant sur ma propre relation avec mon frère Yves, qui est le total inverse de moi). L’idée, c’est que ces deux frères deviennent rapidement orphelin de père et de mère ; et que l’aîné (Salomon) se retrouve à s’occuper de son brillant petit frère, qu’il enferme dans le rêve de ses parents de réussir des études, sans jamais se demander ce que Moïse veut vraiment faire de sa vie… L’histoire s’ouvre sur une ville minière des USA, pour se poursuivre à New-York, où les deux frères vivent d’expédients, Salomon le débrouillard fou de cinéma faisant tout pour permettre à Moïse de poursuivre sa route… »
« J’en suis là, quand Fred m’apprend qu’il ne pourra pas faire de BD pour une triste histoire d’impôt (il gagne si bien sa vie, il paye tant d’impôt sur le revenu qu’il ne peut pas se permettre de perdre les ¾ de son revenu en devenant auteur de BD !). Du coup, je mets le projet dans ma besace, sans me douter une seconde qu’il va falloir plus de 20 ans pour faire aboutir ce projet… Entre temps, j’ai grandi, j’ai accepté que ma judaïté ne soit pas juste un folklore mais bien l’essence même de mon ancrage culturel et de l’histoire de ma famille… Je décide d’installer mon histoire en France, de parler de l’antisémitisme qui y règne alors que le nazisme et le fascisme grondent aux frontières. La petite ville minière des USA devient une petite ville minière du nord de la France… et mes frères, les fils d’immigrés polonais venus chercher en France un bonheur qu’ils croient avoir atteint. J’ai toujours voulu présenter ce projet comme un feuilleton (plus qu’une série). Je proclame à qui veut l’entendre que c’est mon grand projet en 1 000 pages (au final, il en fera un peu moins de 700)… Et ça effraie plus que ça rassure. Il faut attendre la collaboration avec Étienne Le Roux sur « La Mémoire dans les poches » et son idée de monter un studio à deux dessinateurs pour réaliser la série « 14-18 » (dix tomes en cinq ans) pour que l’idée de réaliser une longue saga dans des délais acceptable par un éditeur et nos lecteurs voit le jour… Enfin !!! »
Aussi crédible que romanesque, l’intrigue place donc Salomon dans de bien sales draps : débrouillard et décomplexé, il se retrouve faussement accusé d’avoir agressé Louis Lambertin, le fils d’un notable local. Une péripétie qui le mènera loin, bien que l’on sache (via le jeu des flashbacks) qu’il s’en sortira immanquablement : dans un avenir proche, nous le voyons percer dans le milieu du cinéma aux États-Unis, en y racontant avec son frère leurs exploits communs. Dans le tome 4 (« Les Fils de Sion »), en 1936, les deux frères assistent à la première du film que vient d’écrire Salomon. Moïse découvre en parallèle le combat des Sionistes. Un combat qui semble perdu d’avance puisque, sept ans plus tard, les nazis sont sur le point d’achever leur mission exterminatrice. En 1945, un quart des Juifs présents en France aura disparu, des milliers d’enfants n’ayant plus aucune famille…
Achevons cette chronique en portant notre regard sur les couvertures. Dans chaque cas, une scène symbolique, saisissant les protagonistes en pied, le plus souvent comme si ces derniers s’étaient préparés pour une prise de vue photographique. Nous retrouvons sur ces différents visuels les deux frères, aux attitudes très différentes : prudence et anxiété pour l’un, assurance ou insouciance pour l’autre, s’y conjuguent sur des fonds successifs (les corons miniers, les quartiers juifs populaires, les fastueux décors de fiançailles et les coulisses d’un spectacle de music-hall) venant suggérer subtilement l’évolution sociale des Rubinstein. Si chacune de ces couvertures colporte – thématiquement ou chromatiquement – sa propre ambiance, notons les présences de seconds rôles (parents, amis, femmes…) qui marquent également le positionnement social et l’âge de deux frères intrinsèquement liés dès le logo-titre. Des frères associés pour une entreprise commune (un thème inhérent à l’industrie cinématographique, des frères Warner jusqu’aux frères Coen) soit une Société des frères, typiquement juive et qui sera historiquement à l’origine au XIXe siècle de la naissance de l’Internationale ouvrière. Souhaitons par conséquent que Salomon et Moïse, tradition monothéiste et origines bibliques obligent, puissent réellement devenir prophètes en leurs pays… « L’Chaim » !
Philippe TOMBLAINE
« Les Frères Rubinstein T4 : Les Fils de Sion » par Étienne Le Roux, Loïc Chevallier et Luc Brunschwig
Éditions Delcourt (15,95 €) – EAN : 978-2413043768
Parution 1er juin 2022
« Les Frères Rubinstein T1 : Shabbat Shalom »
Éditions Delcourt (15,95 € ; août 2020) – EAN : 978-2413023920
« Les Frères Rubinstein T2 : Le Coiffeur de Sobibór »
Éditions Delcourt (15,95 € ; octobre 2020) – EAN : 978-2413023906
« Les Frères Rubinstein T3 : Le Mariage Bensoussan »
Éditions Delcourt (15,95 € ; juin 2021) – EAN : 978-2413023913
C’est certainement une série très intéressante. Mais je suis un peu gêné par les libertés prises avec la vraisemblance historique: un pogrom dans le nord de la France, vers 1920 ? Cela semble peu vraisemblable …
Dans votre texte vous évoquez la judéité française de l’époque, a priori bien installée, par opposition aux immigrés d’Europe de l’Est. C »est exact. Mais est-ce pinailler que de trouver exagéré de classer Proust comme juif ?
On peut citer sa phrase bien connue : « Si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre, ma mère est juive”. En effet la famille Proust est catholique, seule la mère de Marcel Proust était juive. Marcel fut baptisé. Certes, dans sa vie, il fut éloigné de la religion, mais c’est un peu exagéré de le classer comme juif (même si dans la religion juive, c’est la mère qui transmet la religion._ à condition d’accepter ce présupposé…