Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Un ennemi du peuple » : les autres et moi…
Quand le discret docteur Thomas Stockmann découvre que les eaux thermales de son village insulaire sont contaminées, il juge bon d’en avertir qui de droit : à commencer par son frère Peter, maire populiste soutenu par le clientélisme et le pouvoir de la finance. Créé en 1882 par le dramaturge norvégien Enrik Ibsen (1828-1906), ce drame social n’a rien perdu de sa force : contre la tyrannie de la majorité, le mensonge politique et la manipulation de l’opinion, un homme seul peut-il convaincre de la réalité des menaces écologiques ? Pour la collection Aire libre, Javi Rey transforme l’œuvre en une fable dramatique, dont la puissance résonne longtemps face à l’actualité…
Drame ou comédie ? Ayant écrit sa pièce en cinq actes, Ibsen (dont nous avons déjà parlé sur BDzoom.com !) fit lui-même part de cette hésitation auprès de son éditeur danois (Gyldendalske Boghandel) ; tous deux finirent par choisir le qualificatif de drame, consacrant sa parution fin novembre 1882. Voyons cependant que certaines scènes ou éléments de discours (la comparaison entre le peuple et divers animaux), ainsi que la naïveté du bon docteur (qui ne comprend pas la portée ou la conséquence de ses actes) relèvent à la fois des registres comiques et dramatiques. Sur les différentes couvertures concoctées pour ce one shot de 152 pages, ces deux tendances se télescopent. Sous le premier plat de l’édition classique, un homme habillé à la manière de la première moitié du XXe siècle semble conserver un air sévère ou résolu face à une situation qui lui échappe. Semblant visuellement noyé par un environnement devenu hostile, notre Ennemi du peuple côtoie divers objets à la dérive qu’il conviendra de lister. Plusieurs figurines en bois d’homme ou de femme (reflétant les positions sociales : pêcheur, villageoise ou édile), une maisonnette, un bus touristique (objets assimilés ici à des jouets), un écusson publicitaire pour la station thermale La Baleine heureuse (sic), le journal La Voix du peuple et une valise. Tous semblent être en perdition, emportés par un flux charriant ces déchets polluants comme autant d’éléments à la fois reliés (par exemple, les touristes, la valise et la station thermale) et contradictoires (la population locale étant différente des touristes et curistes occasionnels). Au final, l’observateur pourra tirer quelques lignes symboliques et enseignements moraux de cet ensemble a priori disparate : la volonté individuelle face à la Voix du peuple et le fait – très visuel ici – de garder la tête hors de l’eau. Autrement dit, pour le protagoniste central (le docteur Stockmann, donc), vouloir affronter les difficultés notamment financières, dans une situation devenue potentiellement hors de contrôle.
Les deux versions de la couverture alternative, réalisée pour l’édition luxe (limitée à 777 exemplaires, avec jaquette et frontispice inédit imprimé sur papier d’art, numéroté et signé), conservent bien sûr la même orientation. Une plongée en perspective éloignée suggère l’isolement d’un homme, faisant face à une foule aussi distante que compacte. La version finalement retenue adopte encore un autre point de vue, tout en conservant le solitaire docteur Stockmann comme élément de blocage narratif, empêchant par sa position toute avancée vers la droite, selon l’optique du sens de lecture occidental. Cependant, proche de la nature (il est assimilé au grand arbre qui le surplombe), tourné et donc ouvert à la question des origines ou des causes, l’homme semblera cette fois-ci conserver (chromatiquement) la tête froide dans un environnement incendiaire, rougeâtre, conséquence des passions ou des folies exacerbées. Le déni démocratique, présent en filigrane, est au cÅ“ur de l’œuvre d’Ibsen.
Dans le drame d’Ibsen, médecin, maire, maitresse d’école, tanneur, capitaine de vaisseau et journaliste portent chacun un combat intérieur, homme libre ou partisan de la majorité compacte donnant finalement sa voix – voire son âme – à la vérité ou au mensonge. Cette pièce théâtrale résolument anticonformiste (Ibsen se moquant alors de la morale puritaine) et anti-commerciale sera adaptée au cinéma en 1976 (film de George Schaefer), avec un étonnant Steve McQueen dans le rôle principal : pour l’anecdote, suite aux tournages éreintants de « Papillon » (1973) et « La Tour infernale » (1974), l’acteur – préférant se faire plaisir tout en étant encore contractuellement lié à la Warner – avait opté pour ce petit rôle, refusant des propositions hollywoodiennes alléchantes comme « Un pont trop loin » ou « Apocalypse now » ! En 1989, Satyajit Ray (oscarisé en 1992) en livre une deuxième version cinématographique, transposant l’intrigue et les décors en Inde.
Dans le présent album, certains détails ou rôles sont également modifiés : l’histoire se déroule désormais sur une île, l’accent touristique est plus accentué, la relation duelle entretenue entre le maire et le journal local suit une autre chronologie, le discours final de Stockmann est réécrit. Le Catalan Javi Rey, auteur des remarqués « Un maillot pour l’Algérie » (scénario de Kris, Dupuis 2016) et « Violette Morris, à abattre par tous les moyens » (scénario de Kris et Bertrand Galic ; chez Futuropolis depuis 2018), change une nouvelle fois de style pour adopter un traitement graphique coloré et faussement naïf. Sa ligne claire, volontiers allégorique, plonge ainsi dans les arcanes de la fable politique : le récit engagé livre de fait un questionnement fondamental sur les enjeux du débat d’opinion dans une démocratie en crise. L’homme est l’ennemi de ce qu’il ignore.
Ayant découvert le texte d’Ibsen dès 2008, Rey ne reviendra vers « Un ennemi du peuple » qu’en 2018, dans une actualité secouée par la montée des populismes (Trump, Bolsanaro), les manifestations indépendantistes (Brexit anglais et manifestations en Catalogne), la pandémie, les soucis écologiques, les fake news et les lanceurs d’alertes. Comme l’explique au final l’auteur de l’album : « Le texte d’Ibsen est écrit à la fin du XIXe siècle, et certains critiques y ont vu un plaidoyer qui préfigure les totalitarismes du XXe siècle. Le personnage du docteur est particulièrement ambigu. C’est un héros avec un idéal de pureté. Sa foi inébranlable en la vérité scientifique le conduit aussi au rejet de la démocratie. Pour moi qui suis né avec la chute du Mur, la faillite des idéologies et la fin des utopies, la démocratie n’est pas en débat. […] Ce ne sera jamais un système parfait mais c’est le seul envisageable […] ».
Philippe TOMBLAINE
« Un ennemi du peuple » par Javi Rey
Éditions Dupuis (24,00 €) – EAN : 979-1034737963
Édition spéciale (35,00 €) – EAN : 979-1034762613
Parution 4 février 2022