Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Cauchemars ex machina » : complices au pays des traquenards…
Dans la France occupée de 1940, le roman-mystère demeure l’une des rares distractions. S’inspirant de ses cauchemars, l’auteur Corneille Richelin écrit des récits à suspenses qui font l’admiration de son protecteur, proche des hautes sphères de l’Allemagne nazie. Et si les services secrets britanniques utilisaient la situation à leur avantage ? Aux confins du réel et de la fiction, Thierry Smolderen (interviewé en fin d’article) et Jorge González signent un polar exigeant, cumulant comme il se doit tous les ingrédients du genre : énigmes insolubles, disparitions inquiétantes, signes prémonitoires et crime mystérieux seraient-ils des conséquences de la machine de guerre nazie. Mais au fait, où donc est passé le détective ?
Passé successivement par les cases du cinéma, du théâtre, de la musique et de la bande dessinée, l’essayiste (« Naissances de la Bande dessinée » aux Impressions nouvelles en 2009) et scénariste Thierry Smolderen en connait aussi un rayon du côté des littératures populaires. En témoignent par exemple ses multiples incursions dans la science-fiction (« Gipsy » avec Enrico Marini en 1993), l’anticipation (« Retour à Zéro » avec Laurent Bourlaud en 2015, « Ghost Money » avec Dominique Bertail en 2008 ou « Souvenirs de l’empire de l’atome » avec Alexandre Clérisse en 2013), l’espionnage (« L’Été Diabolik » avec Clérisse en 2015, album récipiendaire du Fauve polar SNCF et du prix de la BD Fnac en 2017) ou le jeu de rôle (« Une année sans Cthulhu », toujours avec Clérisse en 2019). Pour ce présent one shot de 128 pages, l’auteur convoque le gratin du roman à énigme… en allant un pas plus loin. Oubliez donc Arthur Conan Doyle, Agatha Christie, Gaston Leroux ou Stanislas- André Steeman ; préférez William Irish, Cameron McCabe et Margery Allingham. Le premier (de son vrai nom Cornell Woolrich, 1903-1968) sera notoirement adapté par Hitchcock (« Fenêtre sur cour » en 1954) et Truffaut (« La Mariée était en noir » en 1968 et « La Sirène du Mississipi » en 1969). Le deuxième (1915-1995) camoufla lui aussi son véritable patronyme (Ernst Bornemann) après l’arrivée aux pouvoirs des nazis, afin d’émigrer en Angleterre où il se fit connaître en tant que spécialiste du jazz et auteur de roman policier (l’expérimental « Le Visage sur le sol de la salle de montage » de 1937 sera publié en France sous le titre « Coupez ! »). Figure importante du whodunit britannique, Margery Allingham (1904-1966) gagne ici ses galons de narratrice et de fausse ingénu : cette autrice d’une vingtaine de romans, dont ceux mettant en scène, dès 1929, le suave détective Albert Campion, s’empare du récit pour narrer comment, en 1991, elle a… « tué Corneille Richelin » !
S’ouvrant donc sur un meurtre contemporain, le récit se construit en flashback pour raconter les coulisses de la Seconde Guerre mondiale. Où comment, en bref, quelques « romanciers du mystère », réunis dès 1938 par un admirateur allemand, le baron Von Richtenback, se retrouvent impliqués dans un plan improbable. S’interrogeant sur les intentions d’un Reich cherchant – coûte que coûte – à prouver les origines supérieures de la race aryenne, de l’Atlantide à l’ordre de Thulé, les Alliés en profitent pour miner le terrain. Écrivain (fictif) raté, cachant son homosexualité et inconscient du rôle ironiquement prophétique qu’il peut jouer malgré lui dans cette affaire, Richelin devient l’homme-clé d’un stratagème visant à enrayer la course à l’arme atomique… Voici au final ses confrères chargés de manipuler finement le scénario de ses rêves au profit des services secrets britanniques, un certain Ian Fleming rôdant dans les parages.
Dans ce mécanisme du suspense intellectuel, la créativité peut faire défaut : comme Richelin l’avoue lui-même en songeant à la mise en scène d’un crime dans la neige, « j’ai toute l’histoire en tête, sauf l’explication ! ». Penchons-nous en conséquence sur les indices délivrés en couverture. Tout d’abord un titre, « Cauchemars ex machina », dont la typographie souligne le changement directionnel : si la référence antique au Deus ex machina (« Dieu sorti de la machine ») est explicite, la théâtralité du procédé semble ici laisser une grand part à sa principale connotation. Autrement dit, comment une intervention extérieure peut permettre de dénouer une situation désespérée, quitte à écarter la logique propre au récit. Tandis qu’un homme sommeille profondément au premier plan, une femme vêtue de blanc a fait irruption à pas feutré dans sa chambre. Dans l’interstice de la porte, seul se distingue un lustre art déco. Dans cette sombre atmosphère de polar (genre vers lequel nous renvoient les couleurs noir, gris blanc, bleu et jaune), l’intruse semblera manigancer quelque chose contre son probable amant. Ombres et lumières, Bien contre le Mal, rêves et cauchemars ? Nous n’en saurons guère plus, même si les règles du jeu sont exposées : individus saisis au seuil entre l’imaginaire et le réel, dualité des psychologies et des destins, basculement entre vérité et mensonge, Histoire recréée entre éléments plausibles, vraisemblables et mythologie falsifiée. Si dans le cauchemar domine l’angoisse, alors l’univers décrit en couverture est en lui-même un système aliénant. De ce piège, certains ne sortirons tôt ou tard pas vivant, comme l’indique par conséquent le crime inaugural… Découpé en chapitres tel un roman, l’album adopte un graphisme particulier, conjuguant dessins, aplats colorés, esquisses, pastels et effets de crayons pointe sèche. Pouvant parfois évoquer des effets de collage, renouant avec les teintes bistres et charbonneuses, les planches de l’Argentin Jorge González (« Retour au Kosovo », « Chère Patagonie », « Mécaniques du fouet » et « La Flamme ») sont à rapprocher de celles de Nicolas de Crécy, de Blutch et d’Emmanuel Guibert.
Thierry Smolderen (T. S.), bonjour : pouvez-vous nous raconter en détails la genèse de ce nouvel album ?
T. S. : « J’y répondrai d’autant plus volontiers que la genèse des intrigues me passionne, aussi bien chez les autres que dans mon propre jardin. C’est d’ailleurs le vrai sujet de « Cauchemars ex machina », puisque l’album raconte, étape par étape, la construction d’un scénario de film policier sous l’Occupation. L’auteur est un écrivain français qui ne se doute pas que deux collègues travaillant pour les services britanniques, lui soufflent des idées pendant son sommeil, pour mieux piéger le nazi qui dirige le programme atomique d’Hitler. En ce qui me concerne, la construction d’une intrigue est toujours une sorte de bricolage enchanté. Il y entre beaucoup de technique bien sûr, mais au départ ça ressemble plutôt à un spectacle que l’on essaierait de monter avec des costumes et des accessoires trouvés dans un grenier. Ils y sont rassemblés presque par hasard, mais il y a un air de famille, et on se dit qu’avec un peu de patience, en y allant à tâtons, il doit y avoir moyen de raconter une histoire… Ici, il y a plusieurs sources d’inspiration qui s’entrecroisent autour du roman et du cinéma policier des années 1930 et 1940. »
Certaines œuvres vous ont-elles en ce sens plus influencé que d’autres ?
T. S. : « Des Å“uvres classiques du genre m’ont effectivement marqué, très jeune, parce que j’étais fasciné par le thème du « crime impossible » ; et par les intrigues paranoïaques de certains auteurs particulièrement tourmentés, comme William Irish (aka Cornell Woodrich). Certains films français tournés sous l’Occupation, comme « L’Assassinat du Père Noël », m’ont beaucoup inspiré aussi, à cause de tout ce qui s’y joue d’un peu suspect autour de l’imaginaire et des légendes pan-européennes. Plus récemment, je me suis intéressé à certaines personnalités très originales, et bien plus modernes (sinon post-modernes), de la littérature policière anglo-saxonne, comme Margery Allingham ou l’incroyable Cameron McCabe, qui interviennent tous les deux au premier plan dans l’histoire. Enfin, je raccroche à ce domaine une autre thématique qui me passionne depuis longtemps – celle des auteurs qui conçoivent leurs sujets « en rêve », comme R.-L. Stevenson ou A. E. Van Vogt, deux écrivains qui ont bien décrit leurs expériences sur ce terrain. Ici, c’est toute la notion du « Cauchemar ex machina » qui se joue : c’est la question de savoir qui construit l’intrigue du cauchemar pour le rêveur ? »
Quelle est votre propre réponse à cette question ? Réponse qui pose aussi la question sous-jacente de la vraisemblance.
T. S. : « Dans cet album, j’élabore une réponse parfaitement rationnelle à cette interrogation fantastique. La fonction principale du roman policier classique étant d’annuler par une explication rationnelle la part fantastique des « meurtres impossibles » dont raffole le genre, il me semblait amusant de faire la même chose avec le mystère de leur invention. À cela, il faut encore ajouter des idées orphelines que je traîne depuis des décennies, comme celle d’un piège tendu aux nazis, qui ferait appel à leur goût pour l’occulte, et au mythe d’une civilisation atlante… Voilà le bric-à -brac de départ. Tout le reste est une question de tâtonnements, d’élimination d’idées parasites, de déconstructions et de reconstructions patientes de la structure du récit et de l’enchaînement des scènes. C’est à ce niveau là , et dans la réécriture parfois assez conséquente des dialogues de la version finale (quand les dessins sont faits), qu’intervient la part strictement technique du processus. »
Dernière question rituelle pour cette chronique : comment a été pensée et élaborée la couverture ?
T. S. : « Définir l’effet général de la couverture, choisir la bonne image, préciser ce que l’on attend de la typo, c’est le travail d’un brainstorming avec l’équipe Dargaud. Un travail des plus agréables, car il s’agit de mettre des mots sur le genre d’attraction qu’on voudrait inspirer au lecteur, au moment de passer le relais à de grands professionnels qui parlent la même langue que nous – celle de l’image -, et de l’album de BD comme objet de désir. Pour ce talbum, le briefing s’est déroulé en compagnie de Thomas Ragon, Élise Borel et Philippe Ravon. Le choix de l’image de couverture n’a pas été difficile. Jorge nous avait en effet fourni deux illustrations : l’une, lumineuse, magnifique sur le plan plastique, n’inspirait pas la sensation de mystère visée (nous avons décidé de la placer en 4e de couverture : le résultat est magique !). L’autre était totalement adaptée au titre et à l’esprit de l’album. Restait à définir l’esprit de la typographie. J’avais réalisé un petit montage de couvertures issues de romans policiers des années 1930-1940 pour spécifier le ton. Dans le genre policier, les typos de l’époque sont toujours incroyablement imagées et excessives. Au final, Élise et Philippe ont relevé le défi avec une classe folle : l’effet cinématique et graphique de notre typo qui a l’air de tourner sous les projecteurs dans une nuit de cauchemar est aussi spectaculaire qu’original. »
D’autres projets en cours ?
T. S. : « Oui : j’arrive au bout d’un livre concernant Rodolphe Töpffer ; une analyse en profondeur de son Å“uvre, qui m’a occupé énormément ces cinq dernières années… J’ai aussi différents projets de scénario en cours d’élaboration, dont un avec Alexandre Clérisse ; mais rien de très proche, en tout cas rien d’annoncé officiellement chez un éditeur. »
Merci Thierry, pour l’ensemble de vos explications.
Philippe TOMBLAINE
« Cauchemars ex machina » par Jorge González et Thierry Smolderen
Éditions Dargaud (25,00 €) – EAN : 978-2205082449
Parution 14 janvier 2022