Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...Gibrat au temps de l’Occupation : « Le Vol du corbeau », une analyse de planche…
De « Goudard », lancée en 1978 avec Jackie Berroyer dans Charlie mensuel, jusqu’à son actuelle série « Mattéo » (initiée en 2008 chez Futuropolis), Jean-Pierre Gibrat a atteint les sommets du 9e art. Consacré pour son graphisme et ses couleurs, salué pour ses scénarios et ses dialogues, l’auteur (né en 1954 à Paris) accumule les honneurs et les distinctions ; une popularité qui passe également par la mise en vente d’originaux à des prix de plus en plus vertigineux. Un seul exemple : 130 000 € pour la couverture originale du premier tome du « Sursis », proposée aux enchères chez Daniel Maghen le 12 juin dernier ! Retour aujourd’hui sur un autre classique de la bande dessinée historique, « Le Vol du corbeau » (2002), dont nous analyserons ici la toute première planche…
Dans les deux tomes du « Sursis » (éditions Dupuis, collection Aire libre, 1997-1999), les lecteurs firent la connaissance de Julien Sarlat : un déserteur réchappé du STO, venu se réfugier dans le vieux pigeonnier d’un petit village aveyronnais. Considéré comme mort, cet observateur des vicissitudes de l’époque (et de la belle Cécile…) permettait à l’auteur de parler avec une grande finesse de l’héroïsme des gens ordinaires face à l’Occupation et la vie dans les campagnes françaises. Mieux encore, le canevas scénaristique imposait d’emblée une image aussi forte que marquante : celle d’un homme immobilisé malgré lui, regardant le monde entre espoirs et dangers, à la manière de James Stewart dans « Fenêtre sur cour » (Hitchcock, 1954). Naturellement immortalisée en couverture, cette même image conjuguait sa trame romanesque à une beauté plastique évidente, encres acryliques et aquarelles étant ici rehaussées par les jeux d’ombres et de lumière diffusés entre les lamelles en claire-voie. Invitation au voyage immobile, réflexions sur le monde et sur la guerre, philosophie amoureuse, expression de la nostalgie rurale abordant autant la thématique du temps suspendu que celle de la fuite, de la mémoire ou de la mort, le diptyque fut une réussite totale, consacrée comme telle par plusieurs prix du meilleur album (Charleroi, Sierre, Solliès-Ville), ainsi que par le Prix des libraires, obtenu à Angoulême en 1998.
Avec « Le Vol du corbeau » (2 tomes parus en 2002 et 2005), le scénario reprend presque à l’identique de nombreux éléments-clés : le contexte (l’Occupation), le duo amoureux (ici, la résistante Jeanne et le cynique cambrioleur François, le huis-clos initial (tous deux étant arrêtés et envoyés en prison). Nous y rajouterons une narration à taille humaine, préférant raconter les aléas de la vie clandestine plutôt que les grands faits d’armes de la Seconde Guerre mondiale. En couverture du T1, les parallèles avec « Le Sursis » interrogent d’emblée les lecteurs : hier, un homme recroquevillé et caché dans un réduit, ici une femme surplombant les toits de Paris, mais paraissant toute aussi traquée, dans une posture guère plus heureuse, les perspectives vertigineuses et la légère plongée venant encore accentuer l’impression de malaise. Pour reprendre Hitchcock et les ingrédients précités, point exactement de « Sueurs froides » ou de « Main au collet », mais toujours le sentiment que quelque chose de dramatique se noue, sans que les personnages ne maîtrisent ni les éléments, ni leurs propres destins. Le titre de ce nouveau diptyque (que nous pourrons là encore mettre en parallèle des noirs « Oiseaux » hitchcockiens de 1963), guère rassurant, conjugue en réalité plusieurs axes symboliques : les mystères de la vie, la chance, la duperie, la conscience des apparences trompeuses. La dénonciation également, comme le dévoile « Le Corbeau » de Clouzot : film tourné en 1943 et faisant plus que référence aux lettres anonymes et diffamatoires du moment. Cerise sur le gâteau, mais l’on pouvait s’en douter : « Le Vol du corbeau » constitue en quelque sorte une suite – ou un parallèle – au « Sursis », cette seconde histoire (qui débute en juin 1944) suivant chronologiquement la première et en reprenant même certains personnages. Et puis, la présence de Jeanne, jeune femme qui finira tout simplement par être présentée (dans le second tome du « Vol du corbeau ») comme la sœur de Cécile !
Devenues à leurs tours emblématiques du style Gibrat (en résumé, un sens inné de la mise en couleurs, un réalisme historique n’excluant jamais les émotions, un climat souvent oppressant), ces deux très belles héroïnes deviendront souvent – et jusqu’à nos jours – le sujet central de grandes compositions inédites, dessinées par l’auteur au profit d’ex-libris, d’affiches, voire d’exceptionnelles illustrations proposées en exclusivité dans différents catalogues de ventes aux enchères Maghen (voir également l’article consacré à l’artbook « L’Hiver en été » en 2019). Avouant des influences très diverses (Juillard, Goossens, Cabanes, Pratt, Tardi ou Franquin), Jean-Pierre Gibrat a le don savoir donner une ambiance toute particulière à ses récits. À ce titre, la planche introductrice du « Vol du corbeau » est un chef-d’œuvre de mise en scène…
Case 1 : un plan d’ensemble dévoile une artère parisienne, dans le contexte occupé des années 1940. Le soldat allemand (à vélo, de dos, à l’avant-plan) et le véhicule équipé d’un gazogène campent efficacement ce contexte plombé, sous un ciel chargé à mettre en parallèle de la voix off, hors-champ (« Ma petite Jeanne, tu es mal partie ! »). Partant de ce ton dépité, le regard du lecteur comprend que rien ne va plus : le commissariat de police installé à l’angle de la rue, elle-même enserrée entre les immeubles adjacents, ne laisse que peu de place aux possibilités de fuite. Et de fait, l’on retrouve l’infortunée Jeanne en cellule aux trois cases suivantes : plans moyens et gros plan central (case 3) nous permettent de comprendre la scène, toujours commentée intérieurement. Arrêtée par la police française, explicitement confrontée (physiquement, face aux lecteurs) à sa situation compliquée Jeanne garde un faible espoir, alors que le dernier plan vient interrompre abruptement le sens naturel de lecture. Le corps tourné vers la gauche, le double sur-cadrage des barreaux et les ombres portées rectilignes viennent délimiter un espace de plus en plus resserré, oppressant, contraint… Tout l’inverse en somme du « Vol du corbeau » annoncé, liberté pour ainsi dire mise en « Sursis » par le nazisme ! Le rouge et le vert portés par Jeanne demeurent fort heureusement, marqueurs visuels des idéaux défendus et incarnés au fil des planches suivantes : révolution, honneur, liberté et espoir, outre les parts d’inconnus liées au danger et au hasard. À pied, en vélo ou en péniche, par-dessus les toits comme au-delà de toutes les lignes de démarcation, n’oublions pas en définitive – entre amour, solidarité et amitié – que les corbeaux volent en groupe, là où l’aigle vole seul…
Philippe TOMBLAINE
« Le Vol du corbeau » : édition intégrale définitive par Jean-Pierre Gibrat
Éditions Dupuis (19,99 €) – EAN : 978-2-8001-6567-7
Couleurs,dessins, scénario humour en plus
Tout est passionnant dans Le vol du corbeau
cette intégrale est exceptionnelle à plus d’un titre : couleurs , scénario , dialogues dignes d’un michel
Audiard , à recommander sans hésitation